• Merci à Molenbeek pour ce texte splendide.


    Les tabliers … « LE » Tablier ! !


    Un mot dont les résonances font sourdre des émotions chez plus d’un visiteur de ce site. Oui, d’accord, mais … ?? 


    Tablier de cuisine. Tablier de ménage. Tablier fantaisie. Tablier d’ornement. Tablier professionnel. Tablier de caoutchouc. Tablier long. Tablier court. Tablier à bavette. Tablier taille. Tabliers français, allemands, anglais, suédois, américains, russes, japonais. Comment aborder un sujet à la fois aussi universel et aussi étroitement spécialisé ? Quels tabliers devons-nous retenir ?  Lesquels devons-nous éliminer ? Par quel bout commencer ?


    Je vais sans doute vous surprendre en commençant par la guerre, celle de 39 – 45. Vous savez, la « dernière » …


    Quand je parle avec des jeunes, y compris ceux de ma famille, je suis toujours frappé de voir à quel point le monde dans lequel j’ai grandi  –  celui « d’avant guerre »  –  leur est étranger, lointain, incompréhensible. C’est vrai, vous n’alliez pas au ski !  Pas de machine à laver, ni de frigidaire ; ni de congélateur ! !  Ta maman sortait faire son marché en tablier, alors là tu pousses papi, c’est pas possible ! ! !


    La guerre, suivie par quatre années d’occupation, a été, au propre comme au figuré, une Ligne de Démarcation séparant deux univers profondément et foncièrement différents, structurellement étrangers. AVANT, les ménagères allaient au marché plusieurs fois par semaine parce qu’un réfrigérateur coûtait très cher ; seuls les « bourgeois » en avaient un  –  et encore pas tous.


    AVANT, les femmes et les artisans mettaient des tabliers pour protéger leurs vêtements, parce qu’un vêtement était fait pour durer de longues années et qu’on faisait la lessive à la main, sur une planche cannelée posée au dessus d’un baquet en zinc. Les mères de famille nombreuse allaient au Lavoir Municipal où elles trouvaient davantage de facilités. Seulement il fallait faire l’aller et retour avec une montagne de linge dans un vieux landau ou une remorque à vélo. Elles y passaient la journée.


    AVANT, rares étaient les familles où il n’y avait pas un martinet, parce que tout le monde était convaincu qu’une solide et cuisante correction, administrée à bon escient, est le commencement de la sagesse. Quand une fille avait eu un comportement répréhensible, on la « mariait avec Monsieur Martinet » ! Ces noces-là étaient particulièrement bruyantes, je m’en souviens.


    AVANT, par les chaudes soirées d’été les femmes sortaient une chaise sur le trottoir et bavardaient entre voisines, leur tricot sur les genoux. Toujours en tablier. La plupart du temps en pantoufles et le chignon défait.


    AVANT, les idées féministes n’étaient professées que par un tout petit noyau d’intellectuelles, qualifiées

    péjorativement de « bas bleus ». L’immense majorité des Françaises quittaient leur emploi en se mariant, pour devenir femme au foyer et mère de famille à plein temps. Elles préféraient ce rôle qui correspondait mieux à l’idée qu’elles se faisaient de la femme. Elles aimaient avoir un intérieur joli, confortable, équipé du mobilier familier et rassurant qui leur avait été légué par la génération précédente, orné de napperons qu’elles avaient brodés, de poupées qu’elles avaient confectionnées, de bouquets qu’elles avaient arrangés. Elles ciraient les parquets ; faisaient reluire au chiffon de laine les meubles ancestraux ; lavaient leur cuisine à la serpillière, à la brosse en chiendent et au savon noir ; repassaient le linge avec des fers en vrai fer qu’elles mettaient à chauffer sur le réchaud à gaz et qu’elles rapprochaient de leur joue pour en tester la chaleur ; parfumaient leurs armoires avec des sachets de lavande envoyés par les cousins d’Aveyron ; découpaient des recettes dans Marie-Claire et les essayaient, toutes angoissées et fébriles à l’idée de rater la sauce, convaincues que le meilleur moyen pour retenir un mari à la maison, eh bien oui quoi, c’était ce que leurs mères avaient fait avant elles, c'est-à-dire de lui offrir un foyer accueillant, de lui repasser et amidonner ses chemises, de lui repriser ses chaussettes, de lui mitonner de bons petits plats. Et se montrer amoureuse au lit, quitte à lui faire du cinoche les soirs où Madame n’avait pas particulièrement envie de sexe. En fin de compte ça ne marchait pas si mal que ça. Osons le dire.


    AVANT …


    Les accents d’une radio sortent de quelque fenêtre à l’étage : Lucienne Boyer chante « Serait-ce un rêve ». Les petits métiers de la rue poussent chacun son cri distinctif. Les passants se retournent sur une rutilante autant qu’aérodynamique Talbot Lago qui descend l’avenue du Belvédère à vive allure: Encore un qui s’en est mis plein les poches en jouant le franc à la baisse ! 


    Assis autour de la table de la salle à manger, mon père et trois ou quatre de ses copains  syndicalistes, en maillot débardeur mais le chapeau sur la tête, commentent la démission de Léon Blum et la chute du gouvernement. Ils s’attendent à l’imminence d’un putsch cagoulard. Maman surveille du coin de l’œil la bouteille de Pernod.
    Paris-Soir titre en grosses manchettes : NO PASARÁN ! Victoire républicaine à  Guadalajara. Madrid sauvé.   


    Le gamin en culotte courte que j’étais alors observait, lisait, décortiquait photos et dessins, songeait, réfléchissait, ressentait des impressions agréables ou pas, s’imprégnait jusqu’à l’ivresse d’images, d’odeurs, de sons.


    Et de tabliers.


    Mon père demandait : « Qu’est-ce qu’on mange ce soir ? »
    –    Du boudin.
    –    Encore ! !


    Les Années ’30 …


    J’ai grandi en haut de Belleville, sur la colline du Télégraphe  –  plus précisément sur la « butte du Chapeau Rouge ».


    Tout a changé dans cette partie haute du 19ème. Les magasins, les immeubles, les ruelles, les cours, les passages, les escaliers. La population n’est plus la même. Partout les antennes paraboliques captent des chaînes exotiques. Fini le traditionnel « ciné du samedi ». Les petits cinémas de quartier plutôt crasseux, aux fauteuils branlants recouverts de velours élimé, aux écrans tachés et parfois rapiécés, s’appelaient le Kursaal, le Magic, l’Alhambra, le Tivoli, le Majestic. On s’y rendait en famille après souper. Beaucoup de femmes gardaient le tablier qu’elles n’enlevaient d’ailleurs jamais. Leurs filles aussi, les petites en tablier d’écolière boutonné dans le dos, les plus grandes contentes de ressembler à leur mère et d’afficher fièrement leur statut de jeunes ménagères, bientôt bonnes à marier. On criait « Chapeau ! » quand un homme n’enlevait pas son canotier. On hurlait « Fais gaffe ! ! » pour avertir l’héroïne de la présence du traître, caché derrière une tenture. Des pépères bedonnants qui avaient un peu forcé sur l’apéro ronflaient, le menton sur la poitrine. La salle devenait peu à peu  une tabagie, en fin de séance on avait du mal à suivre le film tellement le rideau de fumée était épais. On voyait les volutes jaunâtres glisser, s’étirer et se tordre en lentes spirales, d’abord nettes, puis de plus en plus floues dans le faisceau lumineux du projecteur. Le Magic est devenu un Franprix. L’Alhambra un dépôt de fringues discount. Les cours qui, dans mon enfance, retentissaient des bruits des étameurs, ferblantiers, cordonniers, mécaniciens, brocanteurs, réparateurs en tous genres et rafistoleurs de bouts de ficelle sont maintenant désertes. Du moins celles qui existent encore. Des rues entières ont été rasées, les pavillons remplacés par des tours de ciment. On habite aujourd’hui l’escalier C dans le bâtiment F. Lequel est l’exacte réplique de l’escalier E dans le bâtiment B. Il y a des dealers, mais moins qu’en banlieue. La maghrébine qui secoue ses draps à sa fenêtre ne porte pas de tablier.


    Je n’ai pas grandi « dans les jupons » des femmes, mais littéralement et concrètement dans leurs tabliers. C’est à plat ventre sur le tablier de ma mère que j’étais fessé quand j’avais fait une sottise.


    Pour dire qu’une femme était enceinte, on disait : « Son tablier est en train de lever ».


    Un détail me paraît assez bien traduire l’esprit de cette époque, ô combien révolue. Il y avait une blanchisserie près de chez nous. Théoriquement, ce travail est tout le contraire de salissant. Le linge à repasser vient juste d’être lavé. La boutique sent bon le « propre ». On pourrait manger par terre. Pourtant toutes les blanchisseuses, les jeunes comme les moins jeunes, portaient de grands tabliers bleus, les pans croisés derrière la taille et s’écartant  plus ou moins largement pour épouser le galbe de fessiers rebondis et parfois éléphantesques, les longs cordons ramenés sur le ventre où les nœuds pendaient par dessus la poche en demi-lune. Elles n’avaient pas réellement besoin de cette protection. Mais quand on faisait un travail, quel qu’il soit, on mettait obligatoirement un tablier. C’était comme ça. J’ai connu quelques jolis émois sexuels en regardant ces blanchisseuses. Je pense qu’elles devaient se douter de quelque chose, à me voir m’attarder ainsi devant leur boutique, une main dans ma poche pour comprimer mon caleçon gonflé, le regard étrangement fixe et le visage empourpré.

     

    Ma tante Simone portait généralement deux tabliers, l’un par-dessus l’autre. D’abord celui de fond  –  « basique », disait-elle  –  qu’elle mettait en s’habillant le matin et ne quittait que le soir pour se mettre au lit. L’un était en cretonne à fleurs, sa jupe arrondie et festonnée d’un volant, sa bavette en forme de soutien-gorge comme sur les maillots de bain, je le revois comme si c’était hier … L’autre était plus classique: jaune à carreaux gris, avec des bretelles croisées dans le dos. Et puis par dessus cette base immuable, elle avait sa panoplie de tabliers « spécialisés » dont elle se ceignait à tour de rôle pour s’atteler à des besognes spécifiques: un pour faire la cuisine et la vaisselle ; un pour faire la lessive ; un pour laver par terre ; un pour monter le charbon, vider les cendres et garnir les poêles. Si quelqu’un sonnait à la porte, vite elle ôtait le tablier « sale » pour aller ouvrir en tablier « propre ». C’était une fausse blonde, pas vraiment jolie mais qui avait du chien et plaisait aux hommes. Autrefois elle avait tenu un bistro avec son mari. Il avait été condamné pour avoir continué à vendre de l’absinthe après son interdiction. Ils avaient été obligés de vendre leur fonds pour payer l’amende. Elle buvait plusieurs litres de café par jour et versait dans chaque tasse une larme de gnôle. Elle y trempait un sucre et m’autorisait un « canard ». Comme les larmes grossissaient à mesure que la journée avançait, ça finissait par pleurer assez fort aux abords du crépuscule. Elle parlait alors de ses anciens amants, dont l’un était boxeur. Elle me montrait ses photos en tenue de ring, les jambes fléchies, l’épaule en garde, les gants en avant: A ma Momone Chérie, ton champion qui t’aime.


    Les Grands Moulins de Pantin n'étaient pas loin, entre le canal de l'Ourcq et les chemins de fer de l'Est. Beaucoup de femmes y travaillaient. Chaque fois que je le pouvais, j'allais rôder par là. C'était pendant la pose de midi que le spectacle était le plus intéressant, mais là il fallait que je ruse pour pouvoir m'échapper de la maison. Dès les premiers beaux jours, les femmes déjeunaient sur l'herbe au bord du canal. Le casse-croûte terminé, elles s'allongeaient pour prendre le soleil, ou bien s'asseyaient par petits groupes pour bavarder, ou bien se promenaient sur la berge en jetant du pain aux canards. Blouses et tabliers. Tabliers et blouses. La plupart des filles portaient les deux. Soit un grand tablier par dessus une blouse courte. Soit la blouse longue protégée par un petit tablier fantaisie. Quelques ouvrières plus âgées ne s’embarrassaient pas de coquetterie; elles mettaient un sac devant leur blouse, maintenu autour de la taille par des ficelles. Avec le foulard qui leur couvrait les cheveux, elles ressemblaient aux kolkhoziennes dans les films soviétiques que mon père m’emmenait voir. J’allais et venais entre les grues et les péniches, sifflotant, mains dans les poches. Puis je passais sous le pont roulant et je revenais sur mes pas pour m'en mettre encore plein la vue. Les femmes me connaissaient et me disaient bonjour. Si elles avaient pu lire dans mes pensées, elles m'auraient probablement flanqué des claques. Ou bien elles m'auraient branlé en se tordant de rire, je ne sais pas. « Il y en a là dedans qui ne valent pas cher », disait mon père d’un air entendu. C’est vrai que des mariniers avaient repêché un fœtus qui flottait au pied des silos.

    La Mère Chapon vendait sa marchandise dans une cour qui donnait dans la rue des Lilas. Vite fait, à la sauvette. Tout n'était pas bon chez elle, loin de là, mais parfois on pouvait y faire des affaires. « A condition de s'y connaître », précisait maman. Je l'accompagnais sous prétexte de l'aider à porter le panier. En réalité il n’était jamais bien lourd, j’y allais pour le spectacle. La Mère Chapon aurait pu être actrice. Son surnom lui était venu parce qu'elle essayait de faire passer pour des chapons des poulets bourrés de mauvaise graisse, bouffis, d’un blanc malsain, la peau tavelée et dégageant une odeur plus que douteuse …

    –  Dis donc, la mère … Tu les engraisses comment tes chapons ? Tu leur mets une paille dans le croupion et tu souffles de l’air dedans ?

    La marchande s’approchait de très près, tout près, pratiquement à vous toucher. Elle vous soufflait du vin rouge dans les narines : « Je va t’dire, moi. »

    Elle me paraissait géante dans son tablier répugnant, maculé de sang, de graisse rance, de poils collés, de fiente de poule, de coulées visqueuses qui me faisaient penser à du sperme. Son œil gauche était voilé par une taie, ce qui achevait de m’épouvanter. « Je va t’dire, moi. »

    Les ménagères se mettaient à rigoler. Elles connaissaient par cœur la tirade :

    –  Je va t’dire. Si tu veux faire c’que j’fais, j’te retiens pô. Vas y. Vas y donc, ma belle. Allez-y donc, Mesda-â-â-â-âmes. J’irai vous réveiller, Mesda-â-â-â-âmes. J’irai vous tirer du lit, mes belles Da-â-â-â-âmes. Lever à trois plombes. Vingt bornes aller et r’tour. Allez, allez, ALLEZ … allez les chercher vous-mêmes vos volailles. Seul’ment je va t’dire …

    Je savais que ça allait revenir, obligatoirement. J’essayais de calculer et de prévoir les moments de son discours où elle allait nous ressortir son sempiternel leitmotiv …

    –  Je va t’dire … Si t’es cliente chez moi d’puis maint’nant trois balais, la Germaine, c’est ben que t’y trouves ton compte, non ? T’es ben contente de payer ta bidoche moitié prix, non ?  Ça arrange drôlement ton porte-monnaie d’acheter chez la Mère Chapon, non ? Ça serait-y par-r’ahsard que les mites elles auraient bouffé ce qui y’a d’dans ton porte-monnaie, dis moi donc, la Germaine ? Dis moi ? Un plein essaim de mites, peut-être ben ? Ça dévore c’est pô croyable, ces saletés. Un beau matin tu l’ouvres ton porte-monnaie. Putain d’merde ! ! ! Pû rien qu’un nid d’mites. Alors comment qu’on va faire ? Faut ben bouffer. Ben je va t’dire, moi. Y reste pû à Mada-â-â-â-â-âme qu’à aller faire son marché chez la Mère Chapon. Voilà.

    Elle écartait les bras pour répéter avec un rire d’ogresse:

    –  Voilà ! ! !

    Ça lui clouait le bec, à la grosse Germaine. Son regard fuyait. Elle baissait le nez, lissait nerveusement son tablier sur les jambons qu’étaient ses cuisses. On aurait dit une môme grondée qui attend la fessée. Alors la Mère Chapon se dressait, grandiose, tragique, enflée, terrifiante, Lady Macbeth drapée dans un tablier sanglant :

    –  Je va t’dire, moi …

    Elle gagnait sa vie en allant aux halles chaque matin, à l’aube, par tous les temps, tirant derrière elle une charrette à bras qui tenait par je ne sais quel miracle sur ses roues voilées  –  12km aller et retour à partir de la porte des Lilas (et non pas vingt, j’avais calculé son itinéraire). Elle attendait la fin de la criée pour acheter les invendus au pavillon des volailles et de la triperie. Parfois ces invendus étaient frais, excellents, simplement en surplus parce que, ce jour là, l’offre avait été supérieure à la demande et il fallait déstocker. Mais le plus souvent la Mère Chapon raflait à des prix dérisoires, parfois pour rien, de la triperie qu’on allait jeter, parce qu’aux limites du consommable. Je garde le souvenir d’une tête de veau couverte de mouches qui dégageait des effluves à s’en boucher le nez. Pour avoir quelque chose de bon  –  quand il y en avait  –  il fallait être là à huit heures pile. Tout ce qui était intéressant partait très rapidement. Vers huit heures et demie, neuf heures mois le quart au plus tard, la Mère Chapon emballait son étalage, lançait pelle mêle au fond de sa charrette, sur une toile cirée, son tas d’abats sanguinolents, buvait au goulot un coup de rouge, empoignait les brancards et poursuivait sa route en direction du nord, bringuebalant cahin-caha vers les boulevards des Maréchaux et le Pré Saint-Gervais. Elle allait fourguer ses viandes de rebut, ses cochonneries verdâtres, aux zonards des fortifs.

    Après inspection minutieuse par maman, nous revenions avec un poulet ou une pintade. Quand elle en avait des belles, nous lui achetions une langue de bœuf pour faire à l’écarlate. Papa adorait. Je mettais un tablier et j’aidais maman à préparer la saumure.

    –  Si on mettait davantage de salpêtre, est-ce que ça rendrait la langue encore plus rouge ?

    –  Non. Ça emporterait la bouche, ça serait immangeable. Et puis le salpêtre, c’est pas bon pour la santé.

    –  Alors pourquoi on en met ?

    –  Parce que c’est la tradition.

    –  Si la tradition c’est mauvais pour la santé, pourquoi on l’observe ?

    –  Les morveux qui ont la langue trop bien pendue, moi je vais la leur frotter au poivre, tu vas voir.

    La langue de bœuf devait mijoter une semaine au saloir, avec un poids posé dessus pour la maintenir au fond du bain. Tous les matins, avant de partir à l’école, j’allais soulever un coin du torchon pour la voir se colorer de jour en jour. Elle était prête quand elle était devenue d’un beau rouge brique. Mon père s’en mettait jusque là. Il s’en léchait les babines, reprenait de la mayonnaise, encore des cornichons, débouchait une deuxième bouteille de beaujolais et félicitait maman qui prenait un air modeste en me désignant du doigt :

    –  Je n’ai fait que superviser. Il a préparé la saumure pratiquement tout seul.

    J’avais droit à une claque amicale dans le dos.

    –  Tu feras un bon charcutier, mon garçon.

    –  J’aimerais bien voir les halles. Tu m’y amèneras un jour, papa ?

    –  Les halles … Ah ! les halles … Le ventre de Paris ! !

    Il haussait les épaules, de la colère passait dans son regard. Il s’essuyait la bouche, posait sa serviette, me regardait comme s’il essayait de deviner mon avenir.

    –  Mandataires, commissionnaires, intermédiaires, millionnaires, faussaires … Ça magouille, ça trafique, ça agiote, ça empoche des dessous de table, ça falsifie les factures … Tout ce beau monde se sucre sur le dos du peuple, c’est Filou et Compagnie … C’est la faute à ces crapules si la vie est si chère aujourd’hui. Les halles ! … Y a pas UN honnête homme aux halles … Pas UN, tu m’entends ! … Toi aussi, Marthe, écoute, je veux que vous m’entendiez tous les deux … Système pourri … Tous des voleurs.

    Nous échangions un regard rapide, maman et moi. C’était parti. Nous allions avoir droit à un cours d’économie marxiste.

    Quand maman s’inquiétait des bruits de bottes à l’Est, papa la rassurait :

    –  On a eu chaud, je dis pas, mais le danger est écarté maintenant. Staline a coupé les couilles d’Hitler avec le pacte Germano-Soviétique. Des malins ces Russes …

    Dans ces années-là j’ai entendu mes parents, sinon se disputer, du moins discuter sur un ton animé quand mon père essayait de convaincre ma mère en lui brossant un tableau idyllique de ce que serait notre vie si nous émigrions au Paradis des Soviets. Avec son statut de tourneur-fraiseur hautement qualifié, il serait un ouvrier stakhanoviste. Les roubles rouleraient en se bousculant et s’entrechoquant avec des tintements joyeux sur notre allée de garage. Je serais inscrit aux Pionniers. Maman  s’habillerait au magasin de la coopérative, renommé pour être au top de la mode.

    –  Tu te feras comprendre comment là bas ? J’suis pas certaine qu’on parle l’argot de Paname aux usines Moskowa.

    Je sais que mon père est allé se renseigner à l’ambassade. C’était quelque part derrière les Invalides, autant dire de l’autre côté du Sahara. Quand il est revenu de son expédition il avait le dos rond, les épaules affaissées et il s’est beurré. Maman m’a discrètement guidé vers la porte et m’a dit d’aller jouer dehors. J’en suis resté à fantasmer sur les formidables ouvrières russes en formidables tabliers russes. Toujours est-il que nous n’avons pas bougé un orteil hors de Belleville. Même pas au moment de l’exode.
           
    Juin 1940 …


    Le 11, Paris est déclaré ville ouverte.
    Dans l’après-midi du 13, deux avions à croix noire survolent la capitale en lâchant des tracts : « Nous arriverons demain. Parisiens, nous ne sommes pas vos ennemis. La population civile n’a rien à craindre de l’armée allemande. »
    Le vendredi 14 juin, à 5h30 du matin, un détachement avancé de la Wehrmacht entre par la Porte de la Villette et descend la rue de Flandre.


    Juillet 1940 …


    Premier mois de l’occupation. Il fait un temps splendide à Paris. Les terrasses des cafés sont combles. Sur les Grands Boulevards, l'un des premiers cinémas à avoir rouvert est le REX : à l’affiche un film musical de Carl Froelich produit par la UFA « Pages Immortelles » (Es war eine rauschende ballnacht). Le général von Stunitz, gouverneur militaire du Gross Paris, a installé son Q.G. à l’hôtel Crillon, place de la Concorde. En un mois le kilo de pommes de terre est passé de 3 à 15 francs. Gare de l'Est, des auxiliaires féminines de l'armée conquérante tiennent des cuisines roulantes. Elles accueillent les soldats à leur descente du train et leur distribuent des repas chauds, des bols de chicorée, des sourires du pays et une brochure sur ce qu'il faut faire et ne pas faire à Paris. Les feldgraü les remercient en claquant des talons et font un impeccable salut militaire, le buste incliné. Les Souris Grises sont sanglées dans de grands tabliers à bretelles qui leur tombent sur les chevilles.


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