• Les tabliers de fer

    De mon ami Molenbeek, toujours, cette heroic fantasy.


    GRANDEUR ET SERVITUDE MILITAIRES

     

    Elles apparurent tout à coup, silhouettées sur la crête d’une colline, immobiles sous la pluie. Les gouttes d’eau roulaient, rebondissaient sur les lamelles métalliques de leurs tabliers, scintillantes comme un ruissellement de diamants.

     

    Les Tabliers de Fer – les vierges guerrières de Draam Shâ.

     

    Ceux de l’Alliance les regardaient, frappés de stupeur autant que d’indignation. Comment osaient-elles ? Certes on les attendait. Mais par le Nord, où se trouvait leur nation. Les Draam-Shâ – signifiant Les Femmes sans hommes – vivent dans une lointaine contrée appelée Yggdar. C’est l’endroit le plus septentrional, une étendue, apparemment illimitée, de steppes perpétuellement noyées dans des brouillards givrants, balayées par des blizzards soufflant en torsades aspirantes ainsi que des cyclones. Leur arrivée par l’Est signifiait qu’elles avaient fait un long et pénible détour, traversant d’abord les marais de Górumv, puis franchissant la Montagne Rouge. Or c’était bien sur la colline de l’Est qu’elles déployaient leur formation délibérément provocatrice, droites et arrogantes sur les grandes oies aux plumes teintes qu’elles montaient sans selle, sanglées dans leurs luisants tabliers, leurs lances dessinant une forêt de traits parfaitement parallèles sur le ciel couleur de plomb.

     

    Provocation doublée d’une insulte. L’anneau d’airain déposé sous l’Arbre Sacré, entouré par les épées disposées en étoile des chefs de tribus, garantissait la trêve – une trêve inviolable qui dureraient jusqu’au retrait de toutes les épées, scellant l’alliance et marquant une levée générale des boucliers contre l’envahisseur. Ou bien jusqu’à ce que l’un des chefs, en désaccord avec les autres, eut retiré son arme pour signifier qu’il refusait l’alliance et allait quitter le camp avec ses troupes. Personne n’osait envisager cette funeste éventualité. Enfin presque personne.

     

    Le message qu’adressaient les Tabliers de Fer aux chefs des tribus était clair : « Les hommes sont fourbes, leur langue est fourchue. Nous les Draam Shâ n’avons aucune confiance en vos traités. Nous pensons que, en dépit de vos belles paroles, vous êtes tout à fait capables de violer la trêve si votre intérêt est en jeu. Nous avons pris le chemin le plus difficile, arrivant là où vous ne nous attendiez pas, par crainte d’une traîtrise de la part de ceux qui se parent du titre de Seigneurs, alors qu’ils ne sont que de misérables chacals sans couilles ni honneur. Vous nous avez demandé de venir. Nous voici. Avec tout le mépris que nous vous témoignons.»

     

    La pluie n’avait cessé de tomber depuis le matin. Les guerriers s’ébrouaient comme des sangliers mouillés en jurant les noms de leurs multiples dieux. L’eau du ciel se déversait sur leurs longues tignasses emmêlées, leurs barbes, s’infiltrait sous leurs armures pour chatouiller les vastes poitrails, excitant la vermine qui y grouillait.

     

    Un début de révolte agita les mercenaires de Décarénie. Ils voulaient s’élancer à l’assaut de la colline et administrer aux arrogants Tabliers la raclée qu’elles méritaient. Les ordres hurlés par leurs chefs de section, appuyés par quelques vigoureux coups de fouet, les firent vite rentrer dans le rang.

     

    Des chiens se battaient devant la tente en étoffes précieuses, drapée de soieries moirées, de fourrures rares, où devaient se réunir les chefs, les anciens, les sorciers pour prendre une décision et voter. Toutefois l’unanimité était loin d’être acquise …

     

    Nalar observa le combat des molosses qui se mordaient furieusement en grondant, rugissant, bavant. Un mauvais présage ? C’était, en tout cas, une tragique illustration de cette « Alliance » boiteuse et impopulaire que tentaient d’imposer les sages et les anciens. Si les huit tribus d’Amtor ne parviennent pas à s’unir ne serait-ce que momentanément, dans l’urgence, et à accepter un commandement unique pour déployer une stratégie intelligente et raisonnée face aux hordes ouarkhônnes, désorganisées, anarchiques, mais trois fois supérieures en nombre, le peuple amtorien sera vaincu, enchaîné, réduit en esclavage.

     

    Nalar n’avait jamais cru en l’Alliance. Sept tribus pouvaient à la rigueur – à la suite d’interminables palabres ponctuées de disputes, de pugilats, voire de combats à l’épée ou à la masse d’armes – s’intégrer dans une armée unique, forte, bien entraînée, disciplinée. Vu l’orgueil des Seigneurs de guerre, chacun persuadé d’être le meilleur, le plus fort, le plus rusé, le mieux membré pour satisfaire la lascivité des femmes conquises, ce ne serait certes pas une chose facile à réaliser. Cependant ces hommes, tout brutaux et primaires soient-ils, ne sont pas idiots. La menace imminente des Ouarkhôns, qui ont déjà des avant-postes sur les marches d’Amtor, aurait pu avoir raison de leur obstination. Mais la huitième tribu refusera toujours d’abdiquer ses prérogatives, de se soumettre à une autorité autre que la sienne.

     

    Surtout une autorité masculine ! !

     

    Cette huitième tribu est celle des Draam Shâ d’Yggdar, connues sous le nom des Tabliers de Fer à cause de l’armure particulière adoptée par leurs amazones. Entraînées à l’art de la guerre dès leur plus jeune âge, endoctrinées à haïr le sexe opposé, cruelles, fanatisées, elles utilisent la tactique de petits groupes composés de douze guerrières et demi, la « demi portion » étant une gamine de quatorze ou quinze ans qui s’est fait remarquer à l’entraînement par son ardeur ou son courage, et qui accomplit les rites d’initiation pour accéder au rang d’amazone. Une de ces apprenties est toujours présente au sein d’un groupe de combat. Ces unités extrêmement mobiles, rapides, sont montées sur des oies grandes comme des autruches, aux plumes teintes de couleurs vives. Les Draam Shâ ne se laissent jamais entraîner dans une bataille rangée. Souvent on ne les voit pas arriver. Elles fondent sur l’adversaire, massacrent, emportent le butin qui les intéresse, coupent les parties génitales des hommes qu’elles attachent au bout de leurs lance comme trophées et s’enfuient aussi vite qu’elles sont venues.

     

    On ignore qui a inventé leurs tabliers de protection. On les a toujours vu en porter au cours de leurs raids éclair sur les villages, parfois même sur des villes fortifiées. Au temps de la légendaire reine Zéthès, dont on disait qu’elle avait été créée du mélange de la glace et de l’aurore boréale, n’avaient-elles pas mis à sac et pillé la riche ville marchande de Tamrad, leurs commandos tournoyant autour des remparts tels des essaims de frelons et forçant en quelques minutes les douze portes de la cité, En tout et pour tout, le raid avait duré une heure. Ces tabliers, fabriqués par des esclaves capturés parmi la caste des travailleurs du métal, sont faits d’une multitude de fines lamelles de fer durci au feu, imbriquées les unes dans les autres, les rendant aussi souples qu’une cote de mailles tout en étant beaucoup plus légers et faciles à porter. S’étant aussi débarrassées de l’encombrant bouclier, elles gardent leurs deux mains libres, une tenant la lance, l’autre le glaive ou une chaîne à assommer.

     

    Nalar ne connaissait que trop les Tabliers de Fer. Non … Oh non ! ! … Elles ne se laisseront jamais commander par un homme.

     

    Il guida son ubulu pour le rapprocher du monstre aux rênes incrustées de pierres précieuses que montait le vieux général Pyló, pressenti pour prendre le commandement en chef des troupes de l’Alliance. Nalar interrogea son supérieur du regard.

     

    Le général rit :

    – Tu viens me demander ce qu’on doit faire, n’est-ce pas ?

    – Exactement ! Allons-nous laisser ces femelles en mal de baise bafouer impunément les hommes de Sha-Hn ?

     

    Le vieux chef massa sa nuque ruisselante. Il hocha la tête en signe d’assentiment.

    – Oui … Du moins pour l’instant.

     

    L’averse redoublait de violence. Nalar entendait les gouttes tambouriner sur son casque.

     

    Labourant de ses éperons le flanc de sa monture, un formidable dragon aux écailles vert émeraude, le général la força à s’approcher du ubulu jusqu’à le toucher. Il se pencha vers son subordonné, le prit par le bras.

    – Au stade où nous sommes, la violence ne ferait qu’envenimer une situation déjà suffisamment empoisonnée. Tu veux combattre les Tabliers ?

    – C’est mon vœu le plus cher ! ! !

    – Par la ruse, pas par les armes.

    – Dans ce cas je ne suis pas l’homme qu’il vous faut. Choisissez quelqu’un d’autre.

    – Si je te charge de cette mission, Nalar, c’est que j’ai de bonnes raisons.

     

    Le jeune capitaine fronça les sourcils. Il espérait avoir mal interprété la pensée de son supérieur.

     

    Un chien noir vaincu, couvert de sang, de boue, de brins de paille, le cul enduit de merde, passa devant eux en hurlant.

     

    – Parce que j’ai été leur prisonnier pendant deux ans ? grommela Nalar sans regarder le général. Ses yeux bleus semblèrent soudain noirs.

    – Bien sûr, approuva le vieux chef. Tu connais parfaitement les Tabliers. Leurs mœurs, leurs goûts, leur façon de penser. Tu sauras les amadouer, leur plaire, conquérir leurs bonnes grâces. Tu es très exactement l’homme qu’il me faut.

     

    Nalar ne put réprimer un mouvement d’humeur.

    – Vous savez pourtant comment elles m’ont traité pendant ma captivité ! !

    – Je le sais très bien. Et c’est justement pour t’offrir une revanche que je te propose cette mission délicate.

    – Je ne comprends pas.

    – On m’a toujours parlé de toi comme d’un officier intelligent, plein de ressources.

    – Je ne comprends toujours pas.

    – Nalar, tu vas faire acte de soumission à la reine des Draam Shâ. Tu te prosterneras à ses pieds. Tu la supplieras de te charger de chaînes comme autrefois.

    – Non ! ! !

    – Comme autrefois, Nalar.

     

    Le vieux général rit silencieusement dans sa barbe. Gorgés d’eau, ses épais sourcils grisonnants, raides et touffus comme des poils de blaireau, coulaient goutte à goutte dans ses yeux pétillants de malice. « Je connais des esclaves qui ont pris goût à la domination féminine. Tu diras à la reine que c’est ton cas … Que tu as toujours gardé la nostalgie des tortures sexuelles qu’elles t’ont infligé quand tu étais leur captif … Des humiliations, des fessées à la courbache en cuir d’hippopotame, des sodomisations en public au godemiché … Ce godemiché en ivoire de mammouth, fixé par des rivets d’or au harnais de cuir que Son Altesse Royale se sangle autour des reins pour enculer ses jeunes esclaves mâles… Car Kaddah est experte dans l’art d’humilier les hommes, tu en sais quelque chose, hein, Nalar ?… La grande reine Kaddah ! !… Tu te jetteras à plat ventre à ses pieds…Tu lui demanderas humblement un tablier de servante pour avoir l’honneur de la servir à table … Aussi un tablier de cuisine pour faire la vaisselle… Également un petit tablier de dentelle pour te faire enculer, comme une soubrette, quand elle en aura le caprice. »

     

    Les deux militaires s’affrontèrent du regard. Celui du capitaine brûlant de haine. Celui de Pyló amusé, mais en même temps affectueux. « Ôte ton casque, Nalar. »

     

    Le capitaine obéit. La pluie ruisselant sur son crâne mit en relief, en les faisant briller, les hideuses cicatrices qui entouraient ce qui lui restait de cheveux. La peau blafarde était striée de nerfs calcifiés qui se chevauchaient, s’entrecroisaient pour former une croûte malsaine qu’on ne pouvait regarder sans effroi. Au milieu de ces cicatrices, une mince bande de cheveux bruns, large d’à peine deux centimètres, dessinait la lettre F. Le reste du crâne avait été atrocement rongé par un acide. Pyló hocha la tête : « Eh oui, Nalar … F pour FEMME … Comme tous les hommes qu’elles ont capturé, elles t’ont marqué à vie. La chaux vive fait que tes cheveux ne repousseront jamais, hormis la marque infâmante… F… Quoi que tu fasses, où que tu ailles, on saura toujours que tu as été l’esclave sexuel des Draam Shâ. C’est d’ailleurs pour ça qu’elle le font, pour que l’homme qui a été leur prisonnier ne puisse jamais l’oublier.»

     

    L’évocation de ces souvenirs, hélas bien réels, donna à Nalar envie de vomir. Il avait seize ans. C’était sa seconde expédition guerrière. Ils avaient affronté les amazones sur la rive nord de la rivière Frann. Les hommes de Sha-Hn avaient été défaits à l’issue d’un bref combat, soit tués et aussitôt émasculés, soit emmenés en esclavage dans les steppes d’Yggdar où elles ont leurs villages de yourtes, au-delà des sables mouvants où elles jettent leurs mortes. Après deux ans passés dans l’esclavage le plus sévère, le plus abject, il avait réussi à s’évader en étranglant une gardienne. Son retour au pays, à travers les grands marécages de Górumv, avait pris deux mois, se nourrissant de racines, de tubercules d’iris d’eau, d’écrevisses mangées crues – une fois une tortue qu’il avait rattrapée à la nage – se défendant avec une lame taillée dans un éclat de silex contre les sangsues géantes, les luriis au dard empoisonné, les phacochères et autres bêtes du marais. Et puis après les marécages il y avait eu un désert de sel, ses pieds nus écrasant les cristaux luisants, enfonçant jusqu’aux mollets dans une poudre corrosive qui brûlait la peau.

     

    Le capitaine porta discrètement la main à son glaive, en caressa le pommeau. Non, pensa-t-il, j’ai mieux à faire que de tuer ce vieux fou. Je serais mis à mort sans bénéfice pour personne, alors que je peux encore servir mon pays.

     

    Il contrôla sa colère et dit d’une voix qu’il espérait garder neutre :

    – Je vous présente ma démission, général.

    – Je la refuse.

    – Vous avez le droit de me faire enduire de miel et crucifier au dessus d’une fourmilière. Mais vous n’avez pas le droit d’insulter un officier de l’armée de Sha-Hn.

    – En quoi t’ai-je insulté, Nalar ?

    – En me traitant d’enculé… En me rappelant cet affreux godemiché que se bouclait Kaddah autour des reins pour me sodomiser devant sa garde prétorienne… Me sodomiser habillé en soubrette, sous les rires et les moqueries des amazones.

    – Tu m’as raconté toi-même ce qu’elles t’avaient fait subir, non ?

    – C’est vrai. Mais vous n’avez pas à me le rappeler constamment. Et surtout pas en y prenant un plaisir sadique.

    – Sadique ?

    – Je le maintiens. Votre ton, votre regard … Vous cherchez délibérément à m’humilier.

     

    Le dragon vert grogne. Il tend son long cou pour secouer ses oreilles que les rafales de vent et de pluie chatouillent. Inquiet de se trouver directement contre le flanc du monstre, le ubulu que monte le jeune officier commence à frétiller, à frapper le sol de ses sabots. Le vieux Pyló regarde longuement son subordonné. Ses paupières brûlées par les soleils et les sables de nombreuses campagnes dans le désert se plissent malicieusement.

    – Un bon plat de llagghi, Nalar ?

     

    Le capitaine rougit. Il serre les poings, aspire une profonde goulée d’air et se tait. Il fixe obstinément son casque qu’il tient toujours entre ses mains. Il ne l’a pas remis malgré l’eau qui lui coule dans le cou. Calme… Calme !!

    – Puisque tu connais très bien le llagghi, dis-nous donc ce que c’est, Nalar ?

     

    Calme ! !… Calme ! ! !

     

    Le casque entre ses doigts crispés. L’eau de pluie jusque dans ses braies. Tête froide. Bouche cousue. Jouer avec la respiration. Apaiser l’effervescence de ses émotions par une respiration contrôlée, lente, paisible.

     

    – Tu ne veux pas nous dire ce qu’est un llagghi, Nalar ? C’est pourtant un plat traditionnel des peuplades du Nord… Nord… Tu sais, ces steppes tout là-haut, au-delà des marais de Górumv… Le pays d’Yggdar … C’est pourtant une contrée que tu connais. Voyons ! Tu es un grand voyageur, Nalar. Tu as une bonne mémoire. Tu es observateur. Tu as une foule de choses à nous apprendre sur les mœurs étonnantes de ces femmes. Des choses positivement étonnantes, j’en suis convaincu. Et encore je mesure mes mots. Leurs banquets… Leurs festins pour célébrer le retour triomphal d’une expédition guerrière… Les hommes qu’elles ont capturé, attachés nus aux ailes de leurs oies géantes, titubant sur les herbes coupantes de la toundra, leurs jambes écorchées par les épines, les touffes de chardons, les orties blanches et bleues, poussant des cris de détresse quand le fouet tressé des gardiennes s’abat en sifflant sur leurs épaules. Au retour ont alors lieu des fêtes somptueuses. Des fêtes qui défient l’imagination. Un triomphe digne de Wotan. Les tables longues de trente, voire quarante pastans, croulent sous les mets récoltés au cours de leurs pillages. Les vins sucrés d’Aldarena, la bière d’Érin, les eaux de vie de genièvre, d’orge torréfiée, de baies sauvages, de gentiane, d’absinthe, coulent par pleins hanaps. Les Draam Shâ n’imagineraient pas une fête sans llagghi. C’est une tradition remontant, dit-on, aux reines-magiciennes du continent englouti d’Algammon. Légende ? Réalité ? Peu importe, n’est-ce pas ? Tu es bien de mon avis, Nalar ? Ce qui est important, c’est la réalité. La réalité que nous connaissons. La réalité que tu as connue lorsque tu étais serveur …ou devrais-je dire serveuse… pendant leurs banquets. Ah ! Les voilà enfin ! ! Les llagghi, apportés sur des plats de vermeil volés dans un château Lyconte, servis par les hommes esclaves, nus sous des tabliers blancs. Dois-je te décrire ces tabliers, Nalar ? Sûrement, puisque tu ne me réponds pas. Pourquoi refuses-tu de t’exprimer ? Excuse-moi de prendre la parole à ta place. Ton silence me navre… Littéralement me navre, Nalar.

     

    Silence.

     

    Tête basse, mâchoire crochetée, son regard fixe, le capitaine ne voit, ne veut voir que son casque qu’il serre entre ses mains crispées. Son sang bout si fort qu’il se demande si son corps ne va pas exploser. Non, il n’explosera pas. Il subira jusqu’au bout les avanies dont l’abreuve celui qu’il croyait son ami. Il sait se maîtriser quand il le faut. La pluie coule dans son cou. Calme.

     

    Incliné sur l’encolure de son dragon, Pyló se penche encore plus près de lui, se penche jusqu’à toucher son épaule. Curieusement – mais le jeune officier est trop bouleversé pour le remarquer – sa voix abandonne brusquement ses accents sarcastiques. Ce n’est plus la même voix. Pyló parle maintenant sur un ton incisif, sec, râpeux.

     

    – Lliagghi. Un estomac de phacochère farci avec un mélange de sang, d’abats hachés, de tripes, d’herbes, d’épices, de ces gros haricots blancs farineux qu’on appelle biddies, de grains d’orge gonflés dans l’eau de vie, le tout cuit 12 heures à l’étouffée. Parfait – et même pas mauvais du tout – quand c’est frais. Car c’est évidemment frais, sortant de la marmite, d’une couleur allant du doré au brun roux, servi sur un lit de purée de topinambours des marais et entouré d’oignons rissolés, que les amazones s’en régalent, s’en mettent plein la lampe, se lavent le gosier à grandes lampées de cervoise. Seulement ce n’est pas le même lliagghi qu’on donne aux esclaves, n’est-ce pas, Nalar ? Eh non bien sûr, pas du tout le même plat. Tout en étant en principe le même. Le lliagghi des esclaves n’est plus frais. Il est fait avec de la viande faisandée. On a laissé fermenter pendant quatre à cinq jours les haricots et les grains d’orge macérés. Aux herbes et épices, on a ajouté de la graine de séné. Pourquoi ? Tu ne réponds toujours pas, Nalar ?

     

    Silence.

     

    À quoi bon répondre ? Et d’ailleurs quoi répondre ? C’est de la méchanceté pure. Gratuite. N’est-il pas préférable de traiter ce délire par le silence et le mépris ?

     

    Pyló s’est tellement penché de côté sur sa selle qu’il parle presque à l’oreille du capitaine.

     

    – Pourquoi de la viande faisandée ? Pourquoi les haricots et les grains d’orge fermentés ? Pourquoi l’ajout de plantes laxatives ? Est-ce à toi que je vais l’apprendre, Nalar ?

     

    Silence.

     

    – Pour que les esclaves mâles pètent… Pour que, en servant leurs Maîtresses à table, ils pètent… Pour qu’ils pètent bruyamment… Derrière leurs tabliers… Derrière leurs ridicules et humiliants tabliers à volants de dentelle… Prout! … Prout! !… Sous le gros nœud du tablier… Un nœud large et épanoui comme les pétales d’une grosse fleur obscène… Et nous y allons de péter… Rouges de confusion, les esclaves mâles baissent la tête, montrant la lettre F sur leur crâne brûlé à la chaux vive. Ils pètent, pètent… Les Dramm Sha se tordent de rire, elles sont pliées en deux… Prout! … Prout! !… Les serveurs esclaves présentent respectueusement le bon lliagghi frais à leurs Maîtresses et Dominatrices… Les hommes, nus sous leurs coquets tabliers blancs, gavés du lliagghi fermenté, se penchent pour servir chaque convive… En se penchant ils font saillir leur cul honteusement nu… Prout!… Prout! !… C’est le délire à table. Les amazones se claquent les cuisses de rire… Des claques qui résonnent comme ces explosions dans la forêt l’hiver, quant la sève gelée fait éclater les troncs des bouleaux… Grandes gifles sur les cuisses, sous les tuniques retroussées… Pif ! … Paf !!… Les guerrières rient aux larmes. Leurs bijoux d’or sonnent comme des gongs… Prout!… Prout! ! Lampées de bière…Tripes de phacochère déchiquetées à grands coups de dents pointues… Gougnotages entre couples… Bière. Vin. Eau de vie… Les guerrières guettent anxieusement le moment où l’un des hommes purgés ne va plus pouvoir se retenir. Un jeune esclave récemment capturé, encore mal dressé, fond en larmes. Il sanglote en poussant des vagissements de bébé. On le bâillonne et on lui enferme le bas du visage dans une muselière… Prout!… Prout! !… Cela ne saurait tarder maintenant. Les boyaux ramonés par le ragoût faisandé, qu’ils ont été obligés de manger les mains liées derrière le dos, le visage plongé dans une grande bassine étamée, lapant leur pâtée en grognant et se bousculant, les hommes en tablier ne vont pas pouvoir se retenir bien longtemps. Ouiiiiiiiii… Ça y est… Regardez ! Un suintement marron coule lentement dans la raie fessière d’un serveur-esclave. Une mégère coiffée d’un casque à cimier hurle « Il va chier ! ! ! » Bière. Vin. Jus de viande barbouillant les visages. Eau de vie. Rires suraigus. Le premier esclave à avoir chié le long de ses cuisses est empoigné par une athlétique amazone aux bras comme des essieux de chariot. Elle le couche en travers de ses énormes cuisses, le torche, le fesse longuement, à toute volée en le grondant et lui faisant honte. Puis elle stoppe la malodorante débâcle en lui enfonçant dans le cul un bouchon rectal en gomme semi dure, maintenu en position par deux sangles croisées sur les fesses et ramenées par devant pour être attachés à la bite par de fins lacets de cuir. Ainsi, le moindre mouvement que ferait le puni pour tenter d’expulser le bouchon stoppeur provoquerait des douleurs intolérables dans ses parties génitales.

     

    Devant ce déversement d’ignominies, Nalar n’est même plus affecté. Sa colère est tombée. Cet homme est un fou. Un malade. Le jeune officier se sent étrangement détaché. Une profonde tristesse l’envahit. Le sort d’Amtor a été placé entre les mains d’un dément.

     

    Il lève son visage vers le général. Il le regarde droit dans les yeux. Et très calme, froid, sans hausser le ton, il lâche ce seul mot :

    – Salaud.

     

    Pyló se redresse dans sa selle. Il rit.

    – Bravo !

    – Salaud.

    – Je ne me suis pas trompé en te choisissant parmi les six officiers qu’on me présentait.

    – Me choisir pour me rabaisser plus bas que terre ?

     – C’est tout le contraire, Ami …

     

    Il appuie sur ami. « Tu as tout à fait raison en parlant du plaisir sadique que j’éprouve… Oui je suis sadique !… Oh oui ! !… Plus sadique encore que tu ne l’imagines. Seulement dans la situation présente mon sadisme n’est pas dirigé contre toi. Bien au contraire. Car c’est ta revanche que je t’offre. Ta vengeance. Ensemble, nous allons faire souffrir mille morts à cette vermine du pays d’Yggdar. » 

     

    Nalar mord furieusement sa lèvre inférieure.

    – Que voulez-vous dire ?

    – Simplement ceci : c’est en amadouant ces lesbiennes hystériques, en faisant semblant d’approuver leurs dépravations, en leur laissant croire que nous admirons leur prétendue supériorité que peut-être – peut être – nous les amènerons à entrer dans l’Alliance. Alors je flatterai leur orgueil guerrier en faisant des Tabliers mes troupes de choc, le fer de lance de notre système défensif. Et je les ferai tomber dans un piège dont pas une ne sortira vivante. Le pays sera débarrassé à jamais de cette maudite engeance.

    – Elles refuseront de se joindre à notre coalition. Je les connais mieux que vous, général.

    – Nous devons tout essayer. Si Kaddah refuse d’ajouter son épée à l’anneau, Amtor est perdu. Les hordes ouarkhônnes vont profiter de nos discordes pour attaquer sur tous les fronts. Parmi les chefs de tribus, j’en connais au moins un qui trahira à la première occasion et mettra sa cohorte au service des vainqueurs. Nous serons envahis irrémédiablement et nous deviendrons les esclaves des Ouarkhôns aux longues oreilles.

     

    Le visage buriné et tanné du vieux Pyló prend une expression de gravité qui impressionne le capitaine. Sa voix se fait persuasive. « Voilà pourquoi je t’ai choisi, Nalar… Si quelqu’un peut encore sauver Amtor, c’est toi. »

     

    Nalar porte son regard sur la colline de l’est. En colonne bien formée, on pourrait dire en ordre de parade, leurs lances dressées à la verticale, leurs tabliers métalliques luisant sous la pluie, chaque amazone montée à poil sur son oie teinte, les vierges-guerrières de Draam Shâ commencent à descendre fièrement vers le camp des négociations.

     

    Le capitaine n’y croit pas. Cependant son chef a raison : c’est vrai, il faut effectivement tout tenter.

     

    Voilà une mission dont je me passerais volontiers, grommelle-t-il pour lui-même. Mais si, par un de ces coups de chance que nous accordent parfois les dieux, je devais réussir… Eh bien oui, écraser comme des punaises ces diaboliques femelles, ça vaut de se prosterner en tablier de soubrette pour nettoyer avec ma langue, nettoyer lentement, respectueusement, révérencieusement les pieds de Sa Très Dominatrice et Très Cruelle Majesté, Kaddah, reine des Draam Shâ. Et même, par Thor, de lui présenter mon cul en écartant la raie des deux mains ! ! !

     

    Note de l’éditeur :

    Ici se termine cette narration Pendant que Pyló et Nalar parlaient ainsi, écroutés par tous les guerriers, les Draam Shâ, discrètes et hardies, s’étaient approchées, et leurs qualités militaires, que je n’ai pas à rappeler, mirent fin à la conversation.

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