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Valses viennoises
Un très long et très beau texte qui m'a été donné par mon ami Molenbeek. Il y a mis ses fantasmes et ses souvenirs, je l'en remercie vivement.
1 - Les amants du Carnaval
A peine était parvenu à mes oreilles, dans la cacophonie générale et le brouhaha de la foule, le rituel « AÏE!!... HOP » des sonneurs, que je reçus en travers de mes fesses, moulées dans le coton blanc à passepoil jonquille de l’uniforme des spahis, un féroce coup de Pritsche.
– AÏE!!
On a beau s’y attendre, on sursaute quand même (HOP!).
Ces fessées administrées à tout va et à tout le monde, en principe sans critères de nationalité, de sexe ou de rang social, faisant partie des traditions ancestrales du carnaval autrichien, je ne pouvais ni m'y opposer, ni m'en formaliser. Néanmoins j’étais sûr, tout comme l’étaient aussi mes camarades des troupes d’occupation interalliées, que les Autrichiens, et tout particulièrement les Autrichiennes, profitaient des libertés, pour ne pas dire de la licence, que leur autorisait la parenthèse du carnaval, pour claquer le plus fort possible les postérieurs des militaires français, anglais, américains, canadiens, vécus comme les « Vainqueurs » qui leur imposaient une humiliante occupation, alors que – de leur point de vue à eux – ils se vivaient comme des victimes de l’Anschluss.
Je ne suis pas prêt d’oublier une séance où, officier de liaison du fait de ma bonne connaissance de la langue allemande, chargé d’aplanir dans la mesure du possible les frictions entre le Quartier Général Français et l’embryon de municipalité civile autrichienne qui se mettait lentement en place après la guerre, je m’étais trouvé face à un auditoire hostile. Ils étaient tous furieux que nous les considérions comme ennemis.
J’avais alors fait appel au sergent Loumens, notre chef-opérateur du service cinématographique des armées. Je lui avais demandé de trouver les bandes d’actualités montrant, noir sur blanc (c’est le cas de le dire, ces documents historiques ayant été tournés en noir et blanc) l’entrée des troupes allemandes dans Vienne, suivant l’Anschluss décrété par Hitler. Tout le long de l’Opernring (un grand et beau boulevard ombragé qui contourne le centre ville par le sud) la population de Vienne était massée sur chaque trottoir, saluant du bras levé, à l’hitlérienne, le défilé des troupes allemandes. Les visages en disaient long sur les sentiments de la population: les hommes acclamaient, hilares; les femmes, en costume bavarois, lissaient nerveusement leurs tabliers de satin brillant et transpiraient abondamment, au bord de l’hystérie collective, pour vociférer des Heil Hitler!!, agiter des drapeaux à croix gammée et lancer des bouquets rouges et noirs pendant que paradaient lentement, sur un rythme pesant de drame à l’antique, les camions bourrés de soldats casqués, les canons, les chars, une représentation de la Luftwaffe habillée de gris, la SS en noir, pour finir un détachement de chemises brunes, le brassard à croix gammée au bras.
Une vingtaine d’hommes et de femmes s’étaient levés pour clamer en triomphe :
– Votre film est un montage bidon. La S.A. a été éliminée par Hitler pendant la Nuit des Longs Couteaux.
Patience. Quel plaisir j’aurais alors éprouvé à empoigner quelques unes de ces Autrichiennes contestataires qui niaient la réalité, les courber sous mon bras gauche, les trousser en jupons et tabliers et, la dextre levée bien haut à la verticale…
Ils (elles) avaient en partie raison. C’est tout à fait vrai que, pour éliminer définitivement de potentiels rivaux, Hitler avait fait assassiner ses amis d’autrefois, ceux là même qui l’avaient porté au pouvoir, dans le massacre du 30 juin 1934, resté dans l’histoire sous le nom de « Nuit des Longs Couteaux ». Ce que nos braves autrichiens passaient pudiquement sous silence, c’était la renaissance des Sections d’Assaut, appelées Casques d’Acier (Stahlhelm), à Vienne et dans la plupart des grandes villes, portant, comme autrefois, chemises brunes et brassards, leurs femmes en dirndl bavarois, différent du dirndl autrichien, pour justement montrer leur attachement au Führer, afficher leur amour pour l’Allemagne et préparer l’Anschluss.
– AÏE!!… HOP.
Et hardi petit… Schlack… sur le fond de mon pantalon blanc.
Pour l’instant c’était moi qui me prenais la fessée carnavalesque. Mon agresseur était une grande brune, plus Hongroise qu’Autrichienne, vêtue d’un dirndl à long tablier brodé bleu ciel et blanc, qui me tirait la langue et me menaçait en riant de sa Pritsche.
Pour ceux d’entre vous qui ne sont jamais allés dans un carnaval autrichien, et par conséquent ne savent pas ce qu’est une Pritsche, je leur laisse imaginer quatre ou cinq épaisseurs de fort carton d’emballage, pliées en accordéon de manière à former une latte – un battoir – d’environ un mètre de long, sur sept ou huit centimètres de large et trois d’épaisseur. Voilà ce qu’on appelle une Pritsche. Ça remplace avantageusement les confetti et ça fait beaucoup plus de bruit. Quand, stationné dans le secteur français de Vienne, détaché des spahis pour être affecté au 217ème bataillon de services, lui-même rattaché au Supreme Headquarters of Allied Powers in Europe, je m’étais rendu, par curiosité, au carnaval de Graz, l’un des plus célèbres et des plus spectaculaires du pays, une Pritsche coûtait 40 groschen, soit environ deux francs de l’époque (lors de l’abolition du reichmark, en 1945, les autorités d’occupation avaient fixé le taux de change à 34 schillings autrichiens pour 1 dollar US). On trouvait des pritsches de toutes les couleurs. La mienne était jaune d’œuf, avec Fröhlicher Fasching (Joyeux Carnaval) écrit dessus en caractères gothiques noirs.
Dans mon travail de bureaucrate, à Vienne, je porte, comme tous mes collègues, l’uniforme kaki. Mais pour venir parader au carnaval, je m’étais dit que c’était le moment ou jamais de ressortir de la naphtaline mes somptueux et spectaculaires habits de spahi – que j’avais toujours le droit de porter, puisque je n’étais que détaché des spahis pour servir au Quartier Général des Forces Françaises en Autriche.
Les femmes germanophones étant toutes plus ou moins sensibles au prestige de l’uniforme, j’avais l’intention de profiter pleinement des journées de licence carnavalesques pour conquérir – haut la main – haut les cœurs – haut la queue – quelques unes de ces jolies autrichiennes, vendeuses, employées, coiffeuses, voire ménagères et mères de famille, qui se croient absolument irrésistibles lorsqu’elles minaudent et rougissent en tortillant l’ourlet de leur tablier de satin brillant. Et même quand elles épluchent leurs chères kartoffen en vulgaire tablier de cuisine…
Sur le large boulevard en liesse, les sonneurs du carnaval avancent maintenant à pas lents, de la démarche lourde des paysans de Styrie, tenant à deux mains, derrière leur dos, leurs cloches de bronze – ces grosses cloches que portent les vaches tyroliennes lors de la transhumance. Puis tout à coup ils adoptent un pas cadencé, à la fois martial et sautillant, pour que leurs cloches sonnent toutes en même temps.
– AÏE!!…HOP.
Les cloches se déchaînent. Le chef des sonneurs, en lederkniehose (culotte courte en cuir) et chapeau orné d’une plume du tétras des Carpates, vocifère à s’en faire claquer les cordes vocales :
– AÏE!!…HOP.
La foule en délire reprend en chœur :
AÏE!!…HOP.
C’est le signal pour une nouvelle séquence de fessées à la Pritsche.
Mon Austro-Hongroise ayant disparu, noyée parmi la cohue bigarrée, je claque deux ou trois derrières en dirndl … Trémoussements callipyges, éclats de rires nerveux, regards appuyés quand les femmes fessées se retournent … Mes yeux se portent alors sur une imposante croupe aussi rebondie que ferme, moulée en drap kaki réglementaire. A la différence près que les fesses des militaires sont la plupart du temps dans un pantalon, alors que celles qui viennent de s’offrir à mes yeux sont gainées par une jupe étroite et moulante.
C’est une femme officier – lieutenant – des Women Auxiliairy Army Corps, (WAAC) les auxiliaires féminines de l’armée britannique.
Le carnaval donnant tous les droits, je me positionne derrière l’Anglaise, je prends mon élan, lance ma Pritsche…
SCHLACK!!!
Elle sursaute en posant une main sur ses fesses durement « pritschées ». Se retourne. Notre cri résonne à l’unisson :
– Leni!!
– Victor!!!
Nos yeux s’agrandissent en même temps. Les siens bleus. Les miens marron.
– Ben ça alors!!… Qu’est-ce que tu fous ici?
– Et toi?
Nous nous tenons à bout de bras, comme pour entamer une danse paysanne. Les gens rient en nous regardant. La foule nous entraîne, nous suivons le mouvement. Des cris de terreur partent du boulevard. Une agression? Une tentative de viol? Pas du tout. Les tambours se déchaînent. Les Schürzefrauen (femmes en tabliers) galopent au milieu de la chaussée, glapissant, gloussant, poussant des cris effarouchés, essayant désespérément de ne pas renverser le contenu de la casserole ou de la poêle à frire qu’elles tiennent d’une main, mimant l’affolement, poursuivies par les Wildemenschen (hommes sauvages) déguisés en monstres, chats, hyènes, sangliers, loups, aussi en démons et sorciers, vêtus de peaux de bêtes, chaussés d’énormes bottes à revers imitant les « bottes de sept lieues » des contes de fées. Les crécelles crissent. La fanfare tonitruante des cors de chasse recouvre les tambours. Par immenses enjambées, bondissant plus que courant, sautant, cabriolant, la redoutable meute des Wildemenschen pourchasse les Schürzefrauen en les menaçant de leurs Pritschen, levées bien haut au dessus de leurs têtes et décrivant des mouvements effrayants qui ne peuvent que précipiter la fuite éperdue des pauvrettes.
Celles là ne portent pas le costume styrien. Censées symboliser la parfaite femme d’intérieur, ménagère modèle et cordon bleu, les Schürzefrauen du carnaval portent une blouse simple, sans fioritures, un tablier soit uni, soit à carreaux ou à rayures, c'est-à-dire le tablier que portent tous les jours les femmes dans leur maison, et qu’elles gardent la plupart du temps pour descendre à l’épicerie du coin. En plus, les Schürzefrauen doivent courir en tenant, les unes une casserole remplie de soupe, d’autres une poêle contenant des œufs, ou des frikadelles (sortes de pâtés frits), ou des faschingkrapfen (beignets sucrés faits uniquement pendant le carnaval) bien évidemment sans rien renverser.
Inévitablement des accidents jalonnent cette course-poursuite – accidents aussitôt signalés à l’attention du public par une sonnerie générale de tous les cors de chasse, suivie du roulement dramatique de tous les tambours.
Cela venait de se produire quand, jouant des coudes pour nous rapprocher, nous sommes enfin arrivés au bord du trottoir. Deux perdantes faisaient semblant de fondre en larmes et de cacher leurs visages rouges de honte. Celle qui avait renversé sa soupe était une grande blonde d’une quarantaine d’années, la poitrine généreuse, la croupe ample et saillante. Elle portait une longue blouse de coton bleu, sur laquelle était noué un grand tablier à bretelles croisées dans le dos, rayé gris et blanc, long et enveloppant. Courbée sous le bras robuste d’un homme au masque de sanglier, elle expiait sa faute en se faisant fesser à coups redoublés de pritsche. L’autre perdante ne devait guère avoir plus de vingt ans. En courte blouse mauve et petit tablier fantaisie, un volant autour de la jupe, la bavette tendue par deux petits seins en obus, elle avait renversé ses œufs sur le plat. En punition de quoi elle se faisait « pritscher » en fanfare par un sorcier aux yeux laser, jouant à la perfection son rôle de jeune hausfrau inexpérimentée, toute honteuse de recevoir la fessée, tout en sachant l’avoir joliment méritée.
– Tu aimes toujours autant ça? demandai-je à Leni.
– Oh oui!! Pas toi?
Je lui fis tâter de ma pritsche : huit ou dix coups légers par-dessus sa jupe, pas assez pour l’exciter, juste de quoi l’énerver.
– Tu as un homme dans ta vie?
– Pas en ce moment, non.
– Allons quelque part où nous serons tranquilles?
Elle me rit au nez.
– Si tu trouves un endroit tranquille à Graz pendant la semaine du carnaval, je te paye le caviar au club des officiers russes.
– Tu es stationnée à Vienne?
– Oui. Je suis interprète-traductrice au Quartier Général Britannique.
Le gros de la foule était naturellement massé sur le parcours du défilé. Les premiers chars décorés apparaissaient au loin, certains plus hauts que les platanes. Ça allait durer toute la nuit. Nous avons regardé le char des Trunkenbolde (ivrognes), celui des Ungar (Hongrois), des Räubers (voleurs), des Schelme (coquines). Après le défilé, des bals costumés et des pantomimes, des fêtes et des beuveries vont se prolonger durant les quatre jours précédant le mercredi des cendres, qui marque le retour à l’ordre et la fin de la Fastnachtposse (littéralement la « Comédie Carnavalesque »). Monsieur Carnaval sera enterré à minuit, avec la solennelle mise à feu, parmi les claquements des pétards et les fanfares, d’un gigantesque mannequin bourré de paille symbolisant les dérèglements et la licence de Närrisches Grundgesetz (la Loi du Carnaval, décrétant que tout est permis, puisque les fous sont les rois).
Alors commencera le Carême…
Je prends Leni par la main.
– Allez, viens…
Nous descendons la Albrechtgasse en direction de la rivière. Les cors de chasse nous accompagnent longtemps. Tous les carrefours sont hérissés de chevaux de frise. Des tentes militaires y sont dressées. Nos troupes d’occupation craindraient-elles des troubles? Pas du tout. Des pancartes nous apprennent que ces « camps » abritent temporairement les nombreuses sociétés carnavalesques, venues parfois de loin : logent dans ces tentes la Société du Tokay (sous le signe du vignoble hongrois), celle des Cent-Kilos (uniquement composée d’hommes et de femmes dépassant ce poids), celle des Alpages (des montagnards qui soufflent à tout rompre dans des cornes de bergers longues de six mètres). La Société des Aristos Blancs (vêtus, maquillés et perruqués comme des marquis et marquises du temps de Sissi, employant un langage précieux et maniéré) s’oppose à la Société des Aristos Rouges (portant l’uniforme de la garde d’honneur impériale, redoutables moustaches et jurons de chambrée, roulant les mécaniques et jouant aux matamores). L’entrée du campement des Schürzefrauen est signalé par un tablier déployé – un grand tablier de cuisine en toile écrue – sur lequel on peut lire la célèbre devise, dite des Trois K: Kinder; Küche; Kirche (Enfants; Cuisine; Église).
Une foule de badauds flâne sur les quais de la Mur. Des autochtones, des touristes. Beaucoup d’uniformes alliés, certains au bras – ou tenant par la taille – des coquettes en dirdnl. Ce n’est qu’une longue succession de boîtes de bouquinistes, de bistros branchés, de restaurants « typiquement hongrois » où, derrière la vitrine, un faux Tzigane moustachu, ceint d’un tablier graisseux, fait tourner ses brochettes. Les prix ont pratiquement doublé pendant le carnaval. Les galeries « d’art » exposent d’affreux tableaux barbouillés par des peintres du dimanche. Elles alternent avec des magasins de souvenirs proposant, outre la panoplie complète du folklore alpin, toutes sortes de dirdnl, jupes de couleurs vives, tabliers brodés ou lisses, bottes de cuir souple, couteaux de chasse au manche fait d’une patte de chevreuil ou de marcassin, culottes de peau à bretelles, chapeaux verts ornés d’une touffe de poils, bas montants serrés sous le genou par des rubans roses bonbon ou bleu pervenche… Aussi des boules de verre représentant le château de Schönbrunn, un lac de montagne ou l’inévitable edelweiss, sur lesquels on fait pleuvoir des flocons de neige en secouant la boule… Aussi des marmottes en peluche, des services de table aux armes des Habsbourg, des poupées Sissi, des chopes de bière à couvercle d’étain, des shakos de lanciers en carton, des parapluies dont le pommeau représente une tête caricaturée d’Hitler, des cartes postales anciennes et modernes, des lithographies où figurent d’accortes paysannes et bergères en situation galante… parfois même scabreuse.
Leni me tire vers la devanture d’une de ces boutiques. Des tabliers « Souvenir du Carnaval de Graz » sont suspendus à une patère. Elle en étale un devant elle, jaune… Un deuxième, rouge… Choisit finalement un tablier de cuisine vert pomme, la bavette décorée d’un masque grotesque entouré de l’inscription: Graz Fasching, Österreich.
– Je vous fais un paquet cadeau, Madame?
– Non, je le garde sur moi.
Elle se le passe autour du cou, noue les cordons derrière sa taille. Quand nous sortons, tout le monde se retourne en riant sur cette femme officier de l’armée anglaise, portant un tablier « Fasching » par-dessus son strict uniforme kaki. N’est-ce pas carnaval? Les fous tiennent le haut du pavé. Tous les déguisements sont permis…
Nous longeons la Mur jusqu’aux limites de la ville. Le quai devient un chemin herbeux, ombragé par une voûte de très vieux marronniers aux troncs goitreux, aux frondaisons remplies d’oiseaux tapageurs. Pontons pour pêcheurs à la ligne. Reflets des arbres dans la rivière. Une mère cane et ses canetons se jettent à l’eau à notre approche. Nous ne croisons que quelques couples, comme nous à la recherche de solitude. Quelques uns sont déguisés. Un caporal américain, portant sur son blouson l’écusson de la Constabulary – The Circle C – est coiffé d’une tiare de plumes multicolores, évoquant quelque prêtre ou roi aztèque. Collée à lui, plus exactement lovée contre lui et l’enlaçant de ses deux bras, marche une gamine ayant tout au plus dix-sept ans, habillée en marin soviétique. Ce n’était pas la première fille que je voyais dans un tel accoutrement. Les canons du Cuirassé Potemkine avaient manifestement eu des résonances jusqu’à l’ancien empire des Habsbourg.
Un baiser passionné au bord de l’eau… Des mains baladeuses… Une croupe frémissante pétrie à pleines pognes…
Des flons-flons nous attirent vers un chalet tout décoré de guirlandes, fanions et lanternes colorées. Des tables sous les tonnelles font penser aux guinguettes des bords du Danube, dans la banlieue est de Vienne, entre Kühwörther et Haslau an der Donau. Un orchestre hongrois joue tantôt des valses langoureuses, tantôt des mazurkas endiablées. Notre entrée fait sensation. Même en plein carnaval on n’a pas encore vu, sans doute, à Graz, une lieutenante britannique en tablier de cuisine « Fasching », se promener au bras d’un capitaine des spahis marocains, sa braguette grande ouverte montrant clairement la trajectoire qu’avait suivie, quelques instants plus tôt, la main enfiévrée de la belle Lady…
Un faux tzigane – encore un – nous accueille avec force courbettes.
– Ces messieurs-dames ont réservé?
Un billet de dix dollars (nous sommes en 1946) tient lieu de réservation, pendant que les courbettes, précédemment à hauteur du nombril, descendent maintenant en dessous des genoux.
– Si ces messieurs-dames veulent bien me suivre…
Il trotte devant nous, roulant ses petites fesses, moulées dans un pantalon orange et vermillon de toréador. On les dirait montées sur roulement à billes.
Nous contournons le chalet pour embarquer, sous un saule pleureur, dans une barque plate, sorte de petit bac contenant douze à quinze personnes, permettant de transporter les vacanciers et les touristes sur l’autre rive. Nous sommes les seuls passagers.
Notre guide pose un doigt sur ses lèvres. Il murmure:
– Tahiti!!
Nous nous regardons, Leni et moi. Va pour Tahiti… C’est carnaval!!
Le moteur hors bord pétarade. Grenouilles sautent. Couleuvres glissent. Hérons s’envolent. Des formes noires ou vertes apparaissent au ras de l’eau. Des branches basses nous frôlent la tête. Notre bac, guidé par l’étonnant torero tzigane, serpente à travers un dédale d’étangs, de marigots parfois tout juste assez larges pour laisser passer la barque… Puis voici un lac.
Une île…
Torero tzigane nous montre un village de huttes.
– Tahiti… Chouïa La Besse… Bono Bézef Barka… Bwana Blanc y fouti plein l’cul les moukères… Guerre du Rif. Sidi Bel Abbès. Casquette du père Bugeaud…
Mon habit de spahi avait du le brancher sur ces romans de gare traduits en allemand approximatif, où le fortin de la Légion résistait jusqu’au dernier homme face à l’assaut de bédouins barbus, équipés de fusils anglais achetés à Tanger chez un marchand d’armes grec.
Lâchant le gouvernail, voilà notre avorton d’aubergiste qui se dresse tout debout à l’arrière du bac pour lisser ses moustaches en croc et chanter à pleins poumons:
L’as-tu vue?
L’as-tu vue?
La casquette, la casquette…
L’as-tu vue?
L’as-tu vue?
La casquette du père Bugeaud!!
Avec les roulés germaniques qui essayent, plutôt mal que bien, de se teinter d’accent tzigane.
Leni me murmure à l’oreille:
– Quand tu lui auras payé son Tahiti, c’est DEUX soupers au caviar et à la vodka que je te devrai, au club russe de Vienne.
J’esquisse un geste que n’auraient pas désavoué les grands ducs de l’époque héroïque.
– T’occupe pas. C’est CARNAVAL!!!
Un flash…
S’impose devant mes yeux Arnaud de Nan. Le commandant, puis colonel Arnaud de Nan. L’un des officiers les plus prometteurs de notre embryon d’armée d’Afrique, fin 1942. Fils de textiles du Nord. Grosse fortune. Dès l’affrontement en Syrie, il s’était rangé dans le camp des gaullistes pour combattre les forces de Vichy. Quelle foire c’était!!! Nous étions déjà très « Carnaval », tous autant que nous étions en ce temps là. Un matin Arnaud de Nan nous sort, penché sur le lavabo en se brossant les dents: « J’ai tout perdu au Cercle; il ne me reste plus un sou. » Ce même jour, en début de soirée, sur la terrasse de l’Hôtel de France, face à la rade d’« Alger la Blanche », il sortait son pistolet d’ordonnance et se brûlait la cervelle.
Au lit. Un Crémant de la Wachau dans le seau à glace (ma foi excellent).
– Dis moi… Comment t’es-tu retrouvée dans l’armée anglaise?
– Parce que tu m’as laissée tomber, méchant.
– MOI!! Je t’ai laissée tomber?
– Comme une vieille chaussette...
– Tu rigoles ou quoi?
– Je n’ai pas la moindre envie de rigoler. Tu m’as plaquée. Ai-je besoin de te rappeler l’adresse: 120 boulevard de la Cluze.
– Plaquée!!
– Oui parfaitement… Plaquée.
– Tu es de la plus parfaite mauvaise foi, Leni. Dois-je te rappeler la date de notre séparation: Septembre 39. Le consulat de France m’avait envoyé mon ordre de mobilisation, j’étais bien obligé d’y répondre, non? C’est pour ça que j’ai quitté Genève, tu le sais très bien. Pas du tout parce que j’en avais envie!!
– Genève…
Elle regardait le plafond, mains croisées sous sa nuque.
– Nous vivions en Suisse. Pays neutre. Je commençais à bien vendre mes dessins. Nous avions un gentil appartement à Plainpalais. Nous étions heureux ensemble. Nous ne demandions rien à personne. Quel besoin avais-tu d’aller faire le guignol dans une armée française qui était cuite de toutes façons?
Nous avons fait l’amour à « Tahiti ». Plusieurs fois de suite et dans des positions différentes. C’était en partie pour ça, sans doute, que tout un passé refaisait surface et la saignait à vif.
Je murmure, autant pour moi que pour elle:
– Imstersee.
– Quoi, Imstersee?
– Nous vivions en Autriche. Nous nous aimions. Quel besoin avais-je d’aller faire le guignol sur le Vorarlberg, à me demander comment je pourrais te faire passer la frontière , alors que, après l’Anschluss, ton pays était cuit de toutes façons?
Elle a gémi: « Imstersee ».
Elle s’est retournée sur le ventre.
Elle a glissé les deux oreillers sous son sexe pour faire bomber son cul.
– J’ai été méchante. Punis moi, mon chéri. Fesse très fort, très sévèrement ta vilaine Leni!!!2 L’Anschluss
Printemps 1937
On en sentait les odeurs depuis la rue – ces inimitables odeurs où se mélangeaient, en des remugles à la fois suaves et rances, piquants et un peu écœurants, le sucre et le sel, l'aneth et le paprika, les poissons et les viandes, cinq sortes de choucroutes, dix sortes de fromages caillés, vingt variétés d'olives vertes et noires. Et ces superbes alevins d’anguilles de la Baltique, confits dans du vinaigre de sureau.
A cette époque, lourde de menaces mais encore en précaire paix, l'épicerie-restaurant « Bei Yitzchok » ne payait guère de mine vue de l’extérieur ; pourtant c’était l’endroit, au cœur du quartier juif de Vienne, où l’on mangeait la meilleure et la plus authentique cuisine Ashkénaze. On entrait par la partie épicerie – un long boyau tout en longueur – pour arriver, au fond, jusqu’à la petite salle à manger, dix tables, retenues plusieurs semaines à l’avance, recouvertes de toile cirée, chaises bancales, service enjoué mais désespérément lent. Seulement la cuisine, faite par la patronne, faisait largement pardonner ces menus inconvénients. Nous y allions, Leni et moi, pour nous régaler de Shmalls herring (hareng gras mariné), de Pierogi (chaussons remplis de diverses farces, allant du douçâtre au piment enragé). Le jeudi était le jour des Kishke (intestins farcis). Et leur vodka … ! ! ! Plus tard, j’eus l’occasion de boire, en compagnie d’officiers russes, certaines vodkas renommées. Eh bien je peux vous le dire : aucune, jamais, n’est parvenue à me faire oublier l’extraordinaire Vodka zitnia (vodka de seigle) que l’on servait « Chez Yitzchok » dans des cruchons de grès plongés dans la glace pilée… Immergés jusqu’au goulot dans un seau de cuisine en tôle galvanisée qu’on posait sans façons au milieu de la table. Oui, ces seaux dans lesquels les servantes trempaient leurs serpillières pour laver le carrelage. Les patrons ne l’auraient jamais avoué, puisque c’était interdit. Néanmoins j’ai toujours été convaincu que leur Vodka zitnia ne venait pas des productions commerciales classiques, mais se distillait, motus et bouche cousue, par quatre ou cinq lévites en tablier, au fond de quelque ghetto où nul touriste n’avait jamais mis – et ne mettrait jamais – le pied.
Nous en sortions légèrement gris. Ce quartier autour de la Judenplatz n’avait pas grand chose d’autrichien, encore moins de hongrois. On était transporté en Gallicie, en Pologne, en Lituanie… Hommes et femmes portaient les costumes de toutes les communautés juives d’Europe Centrale. Beaucoup de lévites. Chapeaux plats et bas blancs des Loubavitch. Toques d’astrakan des juifs russes. Tabliers à profusion. Tabliers bleus ou blancs portés par les artisans. Tabliers en toile cirée des garçons de bains. Grands tabliers de cuisine enveloppant les formes, souvent généreuses, des ménagères. Tabliers d’écolières boutonnés dans le dos pour les petites filles. Même les femmes qui portaient des blouses nouaient presque toujours des tabliers par-dessus. Notons au passage que, sur cette question des tabliers, et si l’on excepte les tabliers brodés de couleurs vives des Polonaises, il n’y avait guère de différence entre les rues juives de la vieille ville et les quartiers populaires excentrés, comme Mariahilf ou Donaustadt. Là aussi, comme dans toutes les grandes villes durant ces années d’avant guerre – comme à Paris – comme à Berlin, Londres ou Budapest – il y avait les « quartiers chics » peuplés d’élégantes, de beaux messieurs en Borsalino et costumes taillés sur mesure, sillonnés par de puissantes automobiles rutilantes de chromes, leurs larges avenues coupant des parcs ornés d’imposants monuments, bordées de théâtres, de palaces, de restaurants à la mode. Et puis les quartiers ouvriers de la périphérie, traversés par les rails d’un unique tramway, Belleville, Molenbeek-Saint-Jean, Whitechapel, Sankt-Pauli, Alexanderplatz, Wupperhalt… les « Barrios » de Barcelone… music-halls crasseux, comiques troupiers, cinés de quartiers aux fauteuils déglingués, dancings à 50 centimes l’entrée, caves à gin, à schnaps, à bière, à gros rouge, à absinthe… Les cheminées d’usines et leurs sirènes du matin… Les nuées de vélos qui couvraient alors les pavés mouillés par l’arroseuse municipale… Les cris dans les cages d’escalier… Les baisers, les recommandations, les taloches.
La petite blonde du troisième, onzième porte links (gauche) au bout de l’interminable corridor, encore une gamine romanesque et pétrie d’illusions, se colle à son homme, un malabar velu comme un chimpanzé, soudeur à l’usine de pièces automobiles Jansteck – ancien des corps francs, huit décorations et trois blessures, mauvais quand il a bu – qui la corrige au ceinturon pour la moindre incartade ; elle se frotte contre lui faut voir comme, la môme, ne voulait pas le lâcher, se cramponne, les bras noués serrés en un étau autour de son cou, frotte, frotte fébrilement son tablier en lui imprimant un mouvement de rotation par-dessus son sexe gorgé de sève, son sexe qui mouille sous le tablier, sous le peignoir douteux sentant la cyprine et la vaisselle, son sexe de fille sensuelle voulant capturer, voulant happer la grosse bite en érection, la recevoir dans son vase en gloussant de plaisir, en se cabrant sous l’assaut du mâle, tablier levé bien haut sur le ventre, tablier relevé au dessus du triangle de fourrure, cuisses palpitantes, lèvres ouvertes, alors que la sirène l’appelle lui à l’usine… Chuitzzzzz; Chuitzzzzzzz; Chuitzzzzzzzz…. lui, au boulot, qu’il faut même qu’il la quitte tout de suite, sans perdre une seconde, pour une longue et déprimante journée entre ménage et lessive, son seul et ultime témoignage d’amour étant, avant de dévaler l’escalier quatre à quatre, une claque sur le cul frétillant de celle qu’il appelle « Mein Chatz »… « Ma Chérie »… Alors que, à la pause de midi, notre gaillard, hautement recherché pour son physique impressionnant et ses prouesses sexuelles hors du commun, va se farcir la chef magasinière – troussée en blouse et tablier sur une pile de vieux chiffons graisseux, au fond du hangar n°3, entre des blocs moteurs pour les Borgward Isabella et des essieux de locomotive pour la Lohnerwerke Waggonfabric.
Là bas…
Mariahilf; Schwechat; Hütteldorf; Donaustadt.
Là bas – où les bourgeois ne vont pas – c’est le monde du tablier.
Ce monde que, sans doute parce que j’en suis issu, je me suis donné pour tâche de défendre.
La logeuse de Leni n’autorisait pas qu’elle fasse monter des « hommes » dans sa chambre. La Vienne de cette époque était un curieux mélange de pudibonderie et de licence, sans que l’on puisse savoir au juste de quel côté de la barrière l’on se situait. À l’Hôtel Koenig, il n’y avait rien à faire: un barrage, allant du réceptionniste au directeur, excluait toute visite féminine dans les chambres occupées par des messieurs seuls. À l’Hôtel Sacher, situé juste en face, un billet de 50 schillings glissé dans la main du concierge arrangeait tout. Simplement, dans la demi-heure suivante, la police était informée de l’identité de la visiteuse…
Pour recevoir Leni, sinon en style du moins correctement, surtout la protégeant contre tout risque de dénonciation, j’avais loué un petit deux pièces chez Frau Leimmer, 43 Honningerstrasse, derrière le théâtre japonais. Sortant de « Chez Yitzchok », où nous avions peut-être un peu trop forcé sur la vodka au seigle (pour faire passer les Shmalls herring), le tram 17 nous avait laissé à l’arrêt « Mozartstrasse ». Trois ouvriers cassaient la croûte devant un chantier. Huit ou dix fillettes en tablier jouaient à la marelle sur le trottoir. Devant la maison de Frau Leimmer, un joueur d’orgue de barbarie, aveugle, tournait avec entrain la manivelle de son limonaire.
Vingt-cinq minutes plus tard (pour les nazis).
Le lendemain matin (pour moi). C’est Fabien Joncourt, de Gaumont Actualités, qui, sans y avoir participé personnellement (et pour cause ! !), a pu m’informer, dans les grandes lignes, de la réunion des nazis autrichiens qui s’est tenue au domicile du docteur Klatsch. Un de nos informateurs infiltrés avait pu envoyer un message d’alerte, téléphoné à partir d’une cabine publique et aussitôt capté par l’Intelligence Service, à l’ambassade britannique.
Pendant que, devant les appartements loués par Frau Leimmer, l’orgue de barbarie continuait à moudre ses mélodies à la mode, l’aveugle ne cessant de tourner la manivelle de son instrument, extérieurement décoré de scènes bucoliques représentant des flirts sur les bords du Danube entre des marquises en robes à panier et des officiers plus chamarrés que des boîtes à bonbons.
Tourne… tourne… tourne…
Joue… joue… joue.
Filme.
Au domicile du Dr. Klatsch, le joueur de limonaire n’est plus du tout aveugle. Le film qu’il a tourné, sa caméra cachée dans l’orgue de barbarie, est projeté devant un auditoire essentiellement masculin. Seules trois femmes assistent à cette réunion. L’une d’elles est l’épouse de Josef Bürckel, nommé Reichsstatthalter (gouverneur) de l’ Autriche rebaptisée Ostmark (Marche de l’Est). L’autre une propagandiste allemande appartenant aux services du Dr. Goebbels, spécialement envoyée de Berlin pour « réchauffer » le germanisme des viennois qui auraient encore osé hésiter entre l’indépendance et l’unification. La troisième est une secrétaire embauchée par le parti.
Un portrait d’Hitler en pied, grandeur nature, décore un pan de mur.
L’écran nous montre, Leni et moi, entrant enlacés au 43 Honningerstrasse. Plan moyen: nous montons les marches du perron. Gros plan: Leni se retourne pour regarder jouer les fillettes sur le trottoir. Plan d’ensemble: la façade de l’immeuble, son entrée, nous deux de dos. Gros plan: j’embrasse Leni sur la bouche; elle semble très amoureuse.
– L’homme? demande le chef de la police.
– Victor Blandt. Français d’origine belge. Écrivain et journaliste free lance. Expulsé d’Allemagne le 27 mai 1936.
– Motif?
– Il essayait d’obtenir des renseignements sur l’engagement du Reich dans le coup d’État des généraux insurgés, au Maroc Espagnol.
Le chef de la police se tourne vers un homme au visage aplati de boxeur, portant l’uniforme et les insignes d’un capitaine des Casques d’Acier (Stahlhelm).
– Wagner, qu’as-tu appris sur le Français?
– Il est l’un de nos pires ennemis, chef. Inscrit au Parti Communiste Français le 22 mars 1932, carte N° 249 014. Depuis il a pris ses distances vis-à-vis de Moscou, a démissionné du parti, n’en restant pas moins très engagé à gauche. Il a écrit plusieurs articles dans des journaux français, dénonçant la renaissance – qu’il prétend « illégale » – de notre glorieuse Luftwaffe. Il a même donné la cadence de fabrication des bombardiers He 111 aux usines Heinkel de Rostock.
– Ach!!… Comment ce chien de Frantzoze a-t-il pu obtenir ces informations ultra secrètes?
– Par un ouvrier de chez Heinkel. La Gestapo a découvert trop tard qu’il était juif.
– J’espère que ce salopard de youtre a été jugé et condamné?
– Et même pendu.
– Ce Victor Blandt … est-il juif?
– Sa mère est juive.
– Son père?
– Militant communiste. Chef syndicaliste. Actif dans les grèves du Front Populaire à Paris.
– Agent des services secrets français?
– Pas à notre connaissance. Je pense que le gouvernement français se méfie de lui à cause de son engagement en faveur des républicains espagnols.
– Vices?
– Il est connu pour aimer les femmes en tablier.
– Bon à savoir, grommelle le chef de la police.
Il se tourne vers la secrétaire rougeaude, aux cheveux jaune pisseux pendant en mèches raides sur les bourrelets de graisse de son décolleté, aux grosses cuisses comprimés par une jupe de drap bleu marine, si étroite et serrée qu’elle fait plutôt penser à une gaine élastique.
– Notez cela, fraulein Schmitz: cet espion français, Victor Blandt (il prononce Fiktor), est sexuellement attiré par les femmes en tablier.
Elle scribouille à toute vitesse en sténo, les yeux baissés sur son calepin, ses grosses lèvres retroussées en une lippe gourmande. Sans doute pense-t-elle aux chaudes séances où son amant, un athlétique livreur de bière, nazi de la première heure, la trousse par derrière sur sa table de cuisine et la prend en levrette pendant qu’elle prépare le krumpli (sorte de goulash bavarois) , haletante, les seins écrasés dans les oignons, les carottes et les lardons, les pans de ses DEUX TABLIERS bien écartés pour recevoir en style la belle trique, roide, rouge et luisante qui la fait crier de plaisir comme la pouffiasse qu’elle est. Fraulein Schmitz est en réalité un agent de la Gestapo, placée à ce poste de secrétariat pour surveiller le chef de la police.
Son vice à lui, le chef, c’est de faire enculer les ennemis du régime par des bergers allemands. Et quand je dis des bergers, ce ne sont pas les hommes qui gardent les troupeaux.
– Elle? aboie brusquement un civil en tenue de chasse, veste en loden, bas montants, monocle enchâssé dans l’orbite droite.
– Leni Marie Carola Erfürth, née le 28 mai 1914 à Vienne. Se dit artiste. Vend ses dessins à des journaux. A aussi illustré plusieurs livres pour le compte d’éditeurs.
– Quels journaux? Quels éditeurs?
Le Stahlhelm Wagner lit une liste. Tous sont des publications de tendance libérale et antinazi.
– Ses revenus?
– Pour l’année 1935, Leni Erfürth a déclaré 4 millions et 470 000 schillings. 3 millions 849 000 provenant de ses dessins et illustrations. Le reste venant de la location d’une propriété rurale, située sur la commune de Alte Durckstein, province de Carinthie.
– D’où tient-elle cette propriété?
– Héritage de son père, Wolfgang Pelter Erfürth. Né le 19 avril 1893 à Klagenfurt, province de Carinthie. Ébéniste, puis luthier. Décoré de la croix de fer de deuxième classe le 27 septembre 1917, à Saint-Mihel en France, département de la Meuse. A sa démobilisation a repris son ancien métier de luthier. A épousé Annamarie Lisbeth Michaela Rothmann le 13 juin 1909 à Vienne. Trois enfants, dont deux décédés en bas âge. Leni est la seule survivante connue.
– Antécédents juifs?
– Non.
– Sa femme, cette Annamarie Rothmann?
– Son père est un curieux personnage. Il a beaucoup voyagé. A commandé un régiment de tirailleurs indigènes au Cameroun. Après la guerre, il a été croupier à Macao. Ses activités sont mal connues durant cette période. On retrouve sa trace à Paris, en 1924, où il a d’abord tenu une attraction dans un endroit que les Français appellent la « Fête à Neu-Neu ». Puis il a fait de la figuration aux studios de Joinville. Rien n’indique qu’il ait eu du sang juif.
– C’est quoi au juste, cette Fête à Neu-Neu?
– Il semble que ce soit une grande foire, très populaire auprès des parisiens. Des manèges, des attractions… stands de tir, auto tamponneuses, vin mousseux, barbe-à-papa… Un peu comme l’Oktoberfest à Munich, la bière étant remplacée par du vin.
– Et la vulgarité française remplaçant la haute culture allemande.
– J’allais le dire, herr Kommissar.
– Quel genre d’attraction y tenait ce Rothmann?
Wagner tourne plusieurs pages de son calepin avant de se repérer dans ses notes.
– Un geisterbahn (train fantôme).
– Dans quels films a-t-il été figurant?
Nouvel examen du calepin.
– En 1930: Tarakanova, de Raymond Bernard; Le mystère de la chambre jaune, de Marcel L’Herbier; Gagne ta vie, d’André Berthomieu; Mon cœur et ses millions, d’André Berthomieu.
Wagner passe à la page suivante :
– En 1931: Faubourg Montmartre, de Raymond Bernard; La fin du monde, d’Abel Gance; Un soir de rafle, de Carmine Gallone.
– Où est Rothmann maintenant?
– Mort à Paris, le 12 décembre 1931. Au domicile de Denise Claudette Andrée Levasseur, demeurant 61 rue Gay Lussac, dans le 5ème arrondissement.
– Juive ?
– Nous n’avons aucun renseignement sur cette femme Levasseur, chef.
Le docteur Klatsch s’est levé.
– Merci, messieurs.
Se tournant vers le faux aveugle:
– Passe à la banque demain, Schaeffer. Nous savons récompenser ceux qui nous servent avec fidélité.
Été1938
La Judenplatz est déserte. Toutes les boutiques du quartier sont fermées. Plus de kaftans, plus de lévites. Ni de papillotes sortant des chapeaux plats Loubavitch. Ni ne tabliers polonais multicolores. Des planches sont clouées en travers de la vitrine brisée du restaurant-épicerie « Bei Yitzchok ». Des militaires en tenue feldgrau prennent des photos avec leurs Leicas ou Rolleiflex. Ils rient.
Un voile de brouillard enveloppait l’aéroport de Vienne-Schwechat quand je descendis de l’avion. L’aérogare, où se déroulaient le contrôle de police et le passage en douane, était toujours telle que j’avais connue autrefois, petite et sans prétentions. Un nouvel aéroport était toutefois en construction au bout des pistes : un long bâtiment moderne à trois étages, tout en béton et poutrelles métalliques, avec terrasses, baies vitrées, halls spacieux, typique de l’architecture « grandiose » qui fleurissait un peu partout dans l’Allemagne hitlérienne. Un centre commercial comprendra boutiques, cafés, restaurants, cinémas. A l’étage supérieur seront installés les bureaux, les services logistiques, des chambres destinées aux passagers en attendant que l’hôtel projeté soit bâti. Ouverture prévue pour le premier trimestre 1939. Un vaste hangar était aussi en construction, initialement destiné à accueillir les Zeppelins; mais les vols de ces dirigeables géants venaient d’être arrêtés à la suite de la catastrophe du LZ 129 « Hindenburg », qui prit feu au moment de son atterrissage dans le New Jersey, tuant 22 membres d’équipage et 13 passagers.
Un quadrimoteur Udet U-11 – le plus gros avion de ligne à ce jour – attendait le départ sur sa piste d’envol; la passerelle était dressée; une dizaine de passagers sortaient des bâtiments en file disciplinée et traversaient le tarmac. De la terrasse où j’étais monté, voulant voir l’extension en cours et l’ampleur du chantier, on aurait dit une procession de fourmis. La vérité m’oblige malheureusement à dire que dans le domaine de l’aviation, tant commerciale que militaire, l’Allemagne a acquis une nette avance sur le reste de l’Europe. Et j’avoue que si j’ai admiré, j’ai par contre ressenti une impression de tristesse, de découragement. Car si nous ne réagissons pas – et vite – nous serons irrémédiablement dépassés dans un avenir très proche.
Le taxi qui me conduisit à mon hôtel avait un petit drapeau à croix gammée au dessus de son compteur. Dans les rues, deux femmes sur trois portaient le dirndl allemand, court. Beaucoup d’affiches avec le portrait d’Arthur Seyss-Inquart, le chef du parti national-socialiste autrichien: Gleiches blut gehört in ein gemeinsames Reich! (Un même sang dans une nation unique!). Et partout, omniprésent sur les façades, les balcons, les monuments, les kiosques: 12 MARZ 1938 – EIN VOLK, EIN REICH, EIN FÜHRER.
Au milieu du grand carrefour de Knoten-Prater, un schupo, perché sur un piédestal peint de larges rayures jaunes et noires, arrêta la circulation pour donner la priorité à un convoi de la wehrmacht. Je comptai trente deux camions, chacun tirant un canon en remorque. Cinq automitrailleuses ADGZ Steyr Daimler fermaient le convoi. À l’hôtel je me douchai, changeai de vêtements…
… pour me rendre au plus vite – vous l’avez deviné – derrière le théâtre japonais: au 43 Honningerstrasse.
Je me gardai bien de prendre un taxi. Mon cœur faisait des bonds dans ma poitrine lorsque, assis près de vitre, je suivis le parcours bien connu du tram 17 – ce parcours que nous avions fait si souvent ensemble…
La voie passait par moments à travers bois, puis traversait des quartiers aérés où l’on aurait presque pu se croire à la campagne. A chaque tintement de la cloche annonçant le prochain arrêt, je connaissais d’avance la station: Heitzingstrasse … Blumenhoff … Langersmatzstrasse …
Je descendis à NOTRE station: « Mozartgasse ».
Le théâtre japonais n’avait pas changé. Je levai les yeux vers la maison. Son toit se détachait sur le ciel rougi par une enseigne au néon toute neuv : TELEFUNKEN BESTE RADIO. Les réverbères à arc projetaient leurs faisceaux froids sur une demeure apparemment inhabitée. Tous les volets étaient fermés. Une tristesse inexplicable semblait émaner de cette habitation silencieuse. Je secouai l’inertie qui me paralysait, montai les marches du perron et sonnai à la porte. Aucun son ne se fit entendre. J’attendis, sonnai encore, et encore … finissant par laisser mon doigt en permanence sur le bouton enfoncé.
Rien.
Aucune sonnerie à l’intérieur.
Aucun bruit de pas s’approchan … ou s’éloignant doucement sur la pointe des pieds.
Aucun bruit de porte, s’ouvrant ou se fermant.
Absolument rien.
Étouffant un juron, je tournai le bouton de la porte d’entrée et reculai, interdit: la porte sembla s’ouvrir d’elle-même, comme si elle m’invitait à entrer. J’hésitai un instant, saisi par une sorte de méfiance bien compréhensible en pareil cas. Enfin je pris sur moi de franchir le seuil. Je m’arrêtai pour regarder autour de moi, ne vis rien. Le vestibule était vide. Je me souvenais de l’emplacement du portemanteau, de la table sur laquelle traînaient toujours quelques vieux numéros du Wiener Zeitung, Volksblatt, Sportwoche…
Là, en face de la porte d’entrée, la glace, si elle avait encore été à sa place, aurait reflété la lumière blafarde de la rue. Cette glace avait disparu. Il n’y avait plus que quatre trous blancs dans le mur: l’emplacement des pitons qui l’avaient soutenue. De la poussière de plâtre avait coulé par terre. Je me dirigeai à pas feutrés vers le salon où j’ouvris les volets. Plus un seul meuble. Des murs nus. Le vide.
Je montai l’escalier pour courir à la porte de la chambre où je venais retrouver Leni autrefois… Avant… AVANT que tout change!!
La porte n’était pas fermée à clé. Je la poussai avec une telle violence qu’elle s’en alla claquer contre le mur. Un long écho vibra dans la pièce et finit par s’arrêter, comme subitement effrayé d’avoir osé troubler ce lourd et oppressant silence. J’ouvris les volets. Les vitres sales laissèrent voir, un instant, le visage d’un homme – moi – un homme qui, angoissé par ce qu’il découvrait, s’était lourdement appuyé au rebord de la fenêtre et ne bougeait plus. Murs dénudés. Parquet nu. Le papier peint montrait des places où les tableaux suspendus lui avaient conservé des couleurs plus vives. Au plafond, les fils électriques étaient coupés. Une large tache sur le parquet était peut-être du sang? J’entendais ma respiration. Je ne saurais dire combien de temps je suis resté dans cette maison morte. Je me souviens que l’électricité s’était allumée à une fenêtre en face. Une femme s’était penchée pour fermer ses volets. Elle dut être surprise en m’apercevant car elle s’est arrêtée, un bras sur le volet à demi fermé, pour m’observer avec curiosité. Elle avait sa tête couverte d’une forêt de bigoudis et portait un tablier à bavette rose bonbon par-dessus son peignoir. Dans la lumière crue du réverbère, le tablier paraissait fluorescent. La femme a sans doute appelé quelqu’un, car une silhouette masculine est venue se profiler derrière elle. Je me suis vite éloigné de la fenêtre. Je ne sais trop quand ni comment j’ai fini par me retrouver dans la rue, hébété. Je marchais droit devant moi. La pluie menaçait. De courtes rafales d’un vent humide me décoiffaient. Je relevai le col de mon veston, enfonçai mes mains dans mes poches et marchai, le dos voûté, le long de rues désertes éclairées par la lumière blanche des lampes à arc.
A en juger par ma fatigue, je marchais dans la nuit depuis un siècle – une fatigue essentiellement mentale qui me broyait les muscles, me taraudait les os aussi sûrement que si j’avais escaladé la face nord de la Jüngfrau.
Je ne reconnaissais pas le quartier où mes pas m’entraînaient. J’errai le long de rues pauvres et étroites. Le vent renversa une poubelle qui roula bruyamment sur les pavés inégaux. Une forte odeur d’ammoniaque prenait à la gorge et me fit tousser. J’atteignis une palissade couverte d’affiches où des lambeaux de papier de couleurs vives s’agitaient, soulevés par la tempête. Un morceau, vermillon et jaune criard, déchiré d’une affiche de cinéma, tournoya, tomba à terre pour être à nouveau enlevé par un tourbillon et projeté dans l’eau. Un canal barrait tout à coup la rue. Je ne vis de pont nulle part. C’était cette eau qui empestait. Une usine chimique devait se trouver dans les parages et y déverser ses déchets. La lune se refléta pendant quelques instants dans ce canal, faisant luire de teintes irisées, bleues et vertes, argent et or, le film de mazout et de pétrole qui recouvrait sa surface. Puis les nuages chargés d’orage masquèrent à nouveau la lune et l’eau redevint d’encre. Une rengaine de caf’conc’ retentit, lancée par un gramophone éraillé. Une obscénité hurlée entre chaque couplet excitait la grosse hilarité d’hommes bien éméchés.
C’était exactement ce qu’il me fallait. La crapule. Le bouge.3 Le voisin d’en face
Je poussai la porte, tirai d’un coup sec le rideau écarlate de la taverne et restai à me dandiner sur le seuil, les jambes écartées, la respiration oppressée, offrant un singulier spectacle en complet de flanelle grise à fines rayures, mon col de chemise déboutonné, mon nœud de cravate au milieu de la poitrine, les cheveux emmêlés, un indicible chagrin mêlé de rage empreint sur mon visage ravagé.
Dans un angle à côté du comptoir, le gramophone à cornet roulait maintenant du tambour et entonnait un chant guerrier dans lequel Deutschland ist der weltweit führende (L’Allemagne est le phare du monde) et seine strahlung erstreckt sich vom Rhein auf das Schwarze Meer (son rayonnement s’étend depuis le Rhin jusqu’à la mer Noire) revenaient en leitmotiv. Entouré d’un grillage, le comptoir avait l’air d’une cage à poulets. Derrière ces grilles trônait la patronne, une plantureuse matrone en tablier à bretelles d’un gris jaunâtre et d’une propreté douteuse, les cheveux blanchis à l’eau oxygénée, les sourcils épilés et redessinés d’un trait de crayon gras. Contre le mur du fond de la petite salle, une longue table était occupée par un groupe de Casques d’Acier, portant chemises brunes et brassards hitlériens. Leurs yeux larmoyants, leurs visages congestionnés, ou au contraire pâles et défaits, montraient qu’ils avaient déjà éclusé pas mal de chopes de bière – de la Ottakinger, si j’en jugeais par les deux plaques émaillées apposées au dessus de la cage-comptoir.
L’une de ces plaques représentait un couple réjoui, elle en drindl, lui en lederhose, trempant leurs lèvres dans la montagne de mousse qui couronnait leurs énormes chopes en grès: Ottakinger Heller Bock. Sur l’autre plaque, un chevalier teutonique, lance en main, la visière de son casque relevée, s’apprêtait à participer à un tournoi et se donnait du courage en lampant de la bière brune d’une superbe couleur caramel-orangé: Ottakinger Dunkel.
Je me suis frayé un chemin à travers la fumée dense et les buveurs jusqu’à une table libre. Au milieu du plateau, un cafard buvait dans les gouttes laissées par le verre du précédent consommateur, ce qui ne sembla nullement troubler la patronne. Elle me lança un regard mauvais et se pencha pour grogner:
– Il a l’droit d’vivre lui aussi, HEIN? Toutes les créatures du bon dieu elles ont l’droit d’vivre, HEIN? Vous aussi, meinherr, vous avez l’droit d’vivre, HEIN?
Elle se redressa pour reprendre son souffle et beugler un quatrième « HEIN » à mi chemin entre les reniflements féroces d’un taureau de combat et une sirène de pompiers. Une tache au milieu de son épais tablier formait comme une coulée brillante, argentée. Une pensée saugrenue me vint spontanément à l’esprit: « Grands dieux!! Elle aura branlé un de ces nazis et il lui a éjaculé plein son tablier! » En fait, c’était vraisemblablement du blanc d’œuf coagulé.
Je venais de commander un demi de cette Ottakinger lorsqu’un homme s’approcha, une chope d’un litre à la main.
– Cette chaise est-elle libre, monsieur?
– Oui.
– Vous permettez?
– Je vous en prie.
Je lui donnais entre soixante et soixante cinq ans. Son costume, en velours à grosses côtes, me fit penser à un charpentier. Il but une gorgée de sa bière, rota avec une évidente satisfaction, et me sourit.
– Vous devez trouver le quartier bien changé, j’imagine?
La patronne vint me servir. Je n’arrivais pas à quitter des yeux la tache au milieu de son tablier, comme si elle m’hypnotisait. Je me suis même surpris à bander devant ma chope. J’attendis que la bistrotière se fût éloignée de notre table, traversant la salle en houlant d’une croupe aussi plantureuse que musclée. Je regardai alors le nouvel arrivant et acquiesçai d’un signe de tête.
– Oui. Mais pas seulement ce quartier…
Je baissai la voix en regardant le parquet saupoudré de sciure.
– Vienne a énormément changé en l’espace de quelques mois.
– C’est tout à fait exact, monsieur. Notre ville a, comme vous dites, É-NOR-MÉ-MENT changé.
Il désigna le cafard.
– Nous en avions beaucoup moins avant.
Il m’adressa un sourire ironique en se bouchant les narines.
– C’est assez rare en Autriche de voir quelqu’un fumer du « caporal gris ».
Il leva sa lourde chope.
– À la vôtre, monsieur.
– Vous habitez près d’ici ?
– Plus loin, vers Mozartgasse. Vous savez où est le théâtre japonais?
Je suis resté un moment sans répondre. La mousse de ma bière descendait à mesure que les bulles crevaient les unes après les autres. Abritée derrière sa cage grillagée, la grosse patronne regardait son reflet dans un verre qu’elle venait de rincer. Elle pressait son nez entre ses deux index pour extraire des points noirs, puis essuyait ses doigts sur son tablier. Sans réfléchir, sans d’ailleurs ressentir la moindre hostilité envers l’homme en velours côtelé, j’attaquai le premier.
Je lui souris d’une oreille à l’autre.
– Vous allez certainement me dire que vous habitez Honningerstrasse… Attendez, laissez-moi deviner… Oui, bien sûr! Vous habitez au numéro 43 de la Honningerstrasse!!
– Non, monsieur. J’habite au 40, juste en face. Ma femme fermait les volets quand elle vous a vu dans la chambre qu’occupait mademoiselle Erfürth. Elle m’a appelé. Je vous ai tout de suite reconnu. Je connaissais bien Frau Leimmer, la propriétaire. Elle m’appelait quand elle avait des réparations à faire dans ses logements. Je suis plombier chauffagiste. Commencé comme apprenti à quatorze ans. J’avais ma petite entreprise quand j’ai été obligé d’arrêter l’année dernière. Maladie de Dupuytren. Regardez mes mains. Je ne peux même plus serrer un boulon. Je me souviens très bien de vous et de mademoiselle Erfurth. Une bien jolie fraulein, si je puis me permettre. Vraiment très jolie! Et du talent en plus. Certains de ses dessins sont absolument remarquables. Malheureusement ils ont déplu à nos nouveaux maîtres. Comme d’ailleurs les journaux pour lesquels mademoiselle Erfürth travaillait. Interdits, balayés…
Il regarda du coin de l’œil la table des nazis. Ils étaient tous éméchés, parlaient de plus en plus fort et ne risquaient pas d’entendre notre conversation.
– … balayés par la grande vague brune qui a déferlé sur mon pauvre pays. L’épuration ne fait que commencer, monsieur. Ce que vous avez vu au 43 Honningerstrasse n’est qu’un tout début. D’autres « Pensions de Famille » sont visées par les autorités.
– Voulez-vous dire que Frau Leimmer a eu des ennuis avec la police?
– De gros, de très gros ennuis. C’est hélas la vérité, Monsieur.
– Elle est en prison?
– Heu … pas véritablement en prison, enfin … pas au sens que l’on donnait autrefois au mot prison. Maintenant, voyez-vous, ils préfèrent parler de « camps »… Oui, des camps où l’on enferme les gens qui ne sont pas dans la ligne du pouvoir. Ils prétendent ainsi les rééduquer. Personnellement, je ne vois pas très bien comment on va gagner à sa cause des personnes à qui l’on ne donne à manger qu’une soupe par jour, que l’on fait travailler comme des forçats en les rouant de coups lorsqu’elles sont faibles ou malades. Mais bien sûr l’opinion du vieil idiot que je suis ne compte pas. Si notre vénéré führer affirme que c’est bon pour le peuple, alors il faut bien évidemment croire le führer.
– Savez-vous si Leni Erfürth a été arrêtée elle aussi?
– Ça je l’ignore.
Il me glissa un regard en dessous.
– Mademoiselle Erfürth ne venait au 43 Honningerstrasse que pour vous y retrouver. La plupart des femmes qui louaient une chambre chez Frau Leimmer habitaient en fait ailleurs.
– Voulez-vous dire que Frau Liemmer tenait une maison de rendez-vous?
– Tout dépend le sens que vous donnez à ce terme. Si c’est une maison de passe, la réponse est non. Catégoriquement non. Frau Leimmer louait des chambres à des femmes, mariées pour la plupart, qui, pour des raisons évidentes, ne pouvaient pas recevoir leur amant chez elles. Ça se faisait beaucoup à Vienne, c’était même une tradition chez nous. Mais maintenant l’Ordre Nouveau est très pointilleux sur la morale. Où plus exactement sur la conception national-socialiste de la morale. On va, paraît-il, rendre les Autrichiennes vertueuses en leur donnant la fessée.
Mes doigts se figèrent sur l’anse de ma petite chope. La buée froide mouilla ma main. Pourquoi amenait-il ce sujet dans la conversation? Avec les tabliers, c’était justement notre principal intérêt, à Leni et à moi. Rares étaient nos ébats sexuels où ne figuraient pas une forme ou une autre de châtiments corporels, administrés selon des scénarii conçus pour enflammer notre passion mutuelle: Gamine insupportable – papa sévère… Maîtresse flirteuse – amant outragé… Collégienne indisciplinée – professeur inflexible… Chambrière effrontée – maîtresse répressive… Épouse négligente – mari autoritaire. Nous nous amusions parfois à changer de lieu ou d’époque: comment punissait-on les odalisques dans les sérails de l’Orient? Les marchandes qui avaient truqué leur balance sur les marchés du moyen-âge? Les jolies marquises trop bavardes qui avaient commis des indiscrétions sur la famille impériale, au milieu des flon-flons et des valses de la Cour des Habsbourg? Le fouet en Chine, dans la Cité Interdite. Chez les pionniers américains, dans les Montagnes Rocheuses ou dans le bureau du shériff des villes champignon? Dans les prisons de femmes en Australie où, selon plusieurs informations parues dans les faits divers d’avril 1929, les deux principales meneuses d’une mutinerie avaient été condamnées à recevoir soixante coups du chat-à-neuf-queues, administrés en deux fois. Ces tableaux, brossés au gré de notre fantaisie du moment, avaient procuré à Leni quelques fabuleux orgasmes. Que savait au juste cet homme sur nous? S’agissait-il seulement d’une étrange coïncidence, où était-il au courant de nos goûts érotiques?
– La fessée? repris-je sur un ton que j’espérais rendre le plus neutre possible.
– Absolument, monsieur. LA FESSÉE. Et c’est précisément une femme qui recommande ce mode de correction! Ilse Söderbaum. Une journaliste nazie qui a fait un reportage sensationnel sur les mœurs viennoises et compare les Autrichiennes aux Allemandes, l’avantage revenant naturellement à ces dernières. Dans ses articles fielleux, vindicatifs à l’égard de notre pays, elle qualifie nos femmes de « parisiennes des Alpes », les juge frivoles, coquettes, dépensières, portées sur le sexe, négligeant leur foyer pour courir les magasins et séduire les hommes. Pour mettre les Autrichiennes au pas, une seule méthode: l’application régulière et systématique de la schlague, administrée sur les fesses nues par la main sévère et justicière du mari pour les épouses, du pater familias pour les jeunes demoiselles indisciplinées, du magister pour les écolières.
Je bus une gorgée de bière. Lentement. Mâchant la mousse avant de l’avaler.
Le cafard, rassasié ou soûl, quitta la table en titubant sur ses courtes pattes.
Je haussai les épaules d’un air faussement détaché.
– Vous ne m’étonnez pas. La mère Söderbaum est très populaire en Allemagne. Elle y anime une émission à la radio où elle fait venir des jeunes filles pour les interroger sur la manière dont elles sont disciplinées par leurs parents. Elle ne se sent plus quand elle parle des châtiments corporels. Son ton monte, sa voix se met à chevroter, je suis sûr qu’elle mouille dans sa culotte… J’ai aussi lu plusieurs articles d’elle dans des revues féminines, où elle préconise, effectivement, la fessée pour punir les femmes volages ou paresseuses.
– On devrait lui appliquer son propre remède, ne trouvez-vous pas?
– Bah, ça la ferait probablement jouir! J’ai remarqué que beaucoup d’Allemandes aiment se faire dominer par un homme viril et fort… un homme qui n’hésite pas à les déculotter et à les fesser d’importance, à la cuisine, en tablier devant leur fourneau, pour les remettre à leur place et leur montrer qui commande à la maison. Si l’homme porte un uniforme c’est encore mieux. J’en ai connues deux avec qui ça marchait très fort. L’une à Berlin, l’autre à Nuremberg. Après la fessée elles étaient bien soumises, câlines, toutes minaudantes, merveilleusement prêtes à baiser.
– Vous avez vécu longtemps en Allemagne?
– Six mois en 1933, quand Hitler a été élu chancelier… Puis j’y suis retourné pour couvrir le congrès du parti nazi à Nuremberg. Là j’ai compris que nous allions tout droit à la guerre. Rien n’arrêtera Hitler dans son rêve fou de conquêtes.
– Excusez-moi d’être indiscret, monsieur… Comment avez-vous connu mademoiselle Erfürth?
– Mes reportages ont déplu aux nazis. Pour arranger les choses, j’ai voulu faire une enquête sur le soutien qu’apportaient les dirigeants allemands au général Franco. La police m’a trouvé nettement trop curieux. Un matin deux hommes de la Gestapo sont venus frapper à la porte de ma chambre d’hôtel pour me remettre un arrêté d’expulsion: j’avais douze heures pour quitter le territoire du Reich. J’ai pris un avion pour Tanger où j’ai continué mon reportage sur le soulèvement militaire au Maroc Espagnol. Puis je suis venu à Vienne pour tâter le pouls de l’Autriche, sans me douter que les hitlériens allaient s’en emparer si vite. J’ai pris contact avec les journalistes de Volksblatt, alors le principal journal de gauche. Toute l’équipe était composée de farouches anti-nazis. Leni Erfürth y vendait souvent ses dessins, que j’admirais sincèrement. Non seulement elle a un joli coup de crayon, mais ses caricatures politiques ne manquaient pas d’humour. Quand j’ai eu l’occasion de la rencontrer dans le bureau du rédacteur en chef, je l’ai complimentée sur son talent. Je l’ai invitée à dîner. Je l’ai trouvée charmante. De son côté, je pense avoir eu l’honneur de lui plaire. Et voilà!
– Voilà, murmura mon interlocuteur en me regardant d’un air bizarre.
Il tira de sa poche une feuille de papier blanc, pliée an quatre. Il la déplia pour la poser à plat sur la table, face à moi. Je ne connaissais pas ce dessin, mais la facture, le coup de crayon ne laissait aucun doute. Cette façon de laisser les détails dans une pénombre hachurée afin de mettre en valeur le personnage principal, les yeux immenses et la bouche grande ouverte de la femme corrigée, j’aurais reconnu cette illustration entre mille: c’était le style de Leni tout craché !
Et même si je n’avais pas reconnu du premier coup d’œil la technique graphique, un infime détail aurait dissipé mes doutes: une petite fée ailée, minuscule, haute de même pas un centimètre, servait de signature, en bas et à droite du dessin – la Trade Mark de Leni… Son « logo » qui figurait sur toutes ses illustrations.
Le dessin représentait Frau Leimmer étalée cul nu en travers des genoux de l’homme assis en face de moi. La seule différence étant qu’il était en manche de chemise – une chemise d’ouvrier sans col – et portait un gilet noir. La logeuse se tortillait dans un tablier rayé, à bretelles, dont les pans bien écartés semblaient servir d’écrin à sa croupe cramoisie. C’était une reproduction fidèle de la réalité, car j’avais souvent vu Frau Leimmer porter ce tablier quand elle venait m’ouvrir la porte. Ronde et bien en chair, la blonde quadragénaire se faisait administrer une fessée qui, à en juger par son expression horrifiée, par le moulinet affolé de ses jambes, souligné par des cercles au crayon et quelques étoiles voltigeant au dessus de ses globes enflammés, devait effectivement être aussi cuisante que magistrale. La motif de la correction se trouvait par terre, juste sous son nez: plusieurs factures éparpillés à côté d’un carnet de chèques.
L’homme en velours côtelé posa un doigt épais au milieu du dessin et répéta:
– Voilà ! !
Cette fois c’était lui qui se fendait la pipe d’une oreille à l’autre.
Je fis signe à la patronne de m’apporter l’addition. D’un léger signe de tête, je montrai les chemises brunes à mon interlocuteur. Deux ronflaient sur la table, tandis que les autres devenaient de plus en plus bruyants et agressifs.
– Si nous allions continuer cette conversation ailleurs? proposai-je.
Il hocha la tête en signe d’approbation.
– J’allais justement vous le proposer.
Il consulta sa montre.
– Ce soir il est un peu tard. Venez donc déjeuner chez nous demain. Je vous présenterai Gertrud.
– Quelle heure?
– Entre midi et midi et demie. 40 Honningerstrasse, troisième étage, porte 32R-bis. La « bis » parce que ce qui était initialement un seul appartement a été coupé en deux logements. Coupé, monsieur… Coupé… En deux… Comme l’Autriche-Hongrie. Nos noms sont sur la sonnette: Gertrud et Bernhardt Pichler. Le concierge ressemble à un bouledogue mais il ne mord pas.
Je dormis mal cette nuit là.4 Quelques livres sulfureux
Le concierge à tête de bouledogue devait être occupé ailleurs car sa loge était vide. Dans l'escalier, pourtant propre, flottait une vague odeur de soupe aux choux et de pipi de chat. Comme dans tous les immeubles des quartiers populaires de Vienne, le palier était à l'allemande, c'est à dire un long couloir coudé bordé de dix à douze portes de chaque côté, les numéros commençant au rez-de-chaussée pour finir sous les combles. Complication: il y a souvent deux couloirs sur un même palier, un partant vers la droite, l'autre vers la gauche. Auquel cas les numéros sont suivis de la lettre R (recht) pour le couloir de droite, de la lettre L (links) pour celui de gauche. Trop d'organisation n'est pas toujours pratique. Alors qu'à Paris il suffit de donner son étage, porte droite ou gauche, à Vienne ou à Berlin c'est « porte n°89R ... n°102L ... » Ils trouvaient évidemment leur système très supérieur. Je trouvais le nôtre beaucoup plus simple. Affaire de goût. Je crois aussi de mentalités.
Devant le couloir du troisième étage, une fillette de huit ou neuf ans, assise sur les marches, me présenta fièrement sa poupée.
– Toi, dis bonjour à Marlène.
Je m’inclinai cérémonieusement.
– Enchanté de faire votre connaissance, Miss Marlène.
Quel mélange!! Quelles dramatiques confusions!!! La moitié des filles baptisées en Autriche se prénommaient Marlène – d’après Marlène Dietrich qui triomphait à Hollywood, dont le dernier film Le Jardin d’Allah avait fait salle comble pendant sept semaines à l’UFA Colisée, le plus grand cinéma d’exclusivité de Vienne.
L’autre moitié étant prénommée Eva – d’après Eva Braun, la maîtresse du sinistre Adolf…
Où allons-nous? À une guerre civile, comme en Espagne?
Je demandai à la petite fille:
– Et toi, comment t’appelles-tu?
– Annalise.
– Qu’est-ce que tu veux faire quand tu seras grande, Annalise?
– J’veux être aviatrice.
– Ah! ça c’est un beau métier!! Aviatrice… Dans l’aéropostale? Ou pour faire des meetings aériens?
– Non. Pour lancer des bombes et brûler plein de villes.
– Pourquoi veux-tu brûler toutes ces villes?
– Parce que Marlène m’a dit de le faire.
– Ta poupée?
– Mais non!! Tu comprends rien. Marlène Dietrich.
– Marlène Dietrich t’a dit qu’il fallait détruire les capitales d’Europe?
– C’est quoi, les capitales?
– Tu sais bien… Les grandes villes dans chaque pays, là où se tient le gouvernement, tu as appris ça à l’école… Vienne, où tu habites, est la capitale de l’Autriche… Berlin en Allemagne … Berne, Rome, Paris, Londres, Madrid, Moscou…
– Oui, Marlène me l’a dit. Je dois devenir aviatrice pour les détruire.
D’un mouvement balayant du bras, elle fit le geste de faire table rase.
– Les détruire toutes!!
– Tu vois souvent Marlène Dietrich?
– Tous les jours. Elle vient quand je rentre de l’école. Des fois plus tard, après souper. Quand elle a un empêchement elle me fait prévenir par Hitler. Marlène m’aide à faire mes devoirs. Nous buvons ensemble un gin fizz. C’est le dernier drink à la mode à New-York.
Au dessus de la sonnette du 32R-bis, un rectangle de bristol indiquait, en écriture manuelle: Gertrud und Bernhardt Pichler.
Elle m’ouvrit la porte. La cinquantaine, svelte, très bien conservée. A peine quelques légères rides aux coins des paupières. Je reconnus de suite la femme que j’avais vue à sa fenêtre, au moment où elle s’apprêtait à fermer ses volets. Frau Pichler portait un amusant tablier fantaisie, tout en buste et pratiquement sans jupe: la bavette envahissante débordait autour de la poitrine en une débauche de pattes d’épaules festonnées, de plastron arrondi tendu sur une paire de seins bien fermes; la jupe, droite et carrée, était au contraire réduite à son strict minimum, c'est-à-dire ne protégeant que le sexe et ne descendant même pas à mi-cuisses... J’avais vu de ces modèles de tabliers exposés dans la vitrine du grand magasin Hofbauer, sur Langsbergstrasse. C’était la mode avant l’Anschluss. Une mode « dégénérée », voire « parisienne », aux yeux du nouveau régime. Ne serait-ce que par ce détail vestimentaire, Gertrud me fut aussitôt sympathique.
Elle avait préparé en mon honneur une version autrichienne et bâtarde du bœuf en daube: mauvais certes pas; seulement surprenant par une débauche de parfums de l’est: aneth; grande absinthe; vinaigre de betteraves aigres; vodka; champignons aussi bizarres qu’inconnus chez nous…
– Monsieur…
Mon hôte parlait sans me regarder, le nez baissé sur son assiette.
– Comment avez-vous pu rentrer en Autriche après l’Anchluss?
Une intuition me donna confiance en eux. J’ai joué cartes sur table.
– Je suis journaliste. Il nous arrive souvent d’avoir à nous infiltrer dans des pays dont un régime totalitaire nous interdit l’accès. Mes relations à Genève m’ont procuré un passeport suisse.
Bernhardt Pringler ne portait plus ses velours côtelés d’ouvrier plombier. Ses mains, déformées par le Dupuytren, ressemblaient à des serres d’oiseau.
– Comme au Maroc?
J’ai posé mon couteau. Je tenais ma fourchette dressée à la verticale. Gertrud apporta une deuxième bouteille de grüner veltliner, pas tout à fait assez rafraîchi pour mon goût. Elle n’y était pour rien, n’ayant ni cave ni cellier.
– Au Maroc?
Un silence. Bernhard regarda sa femme. Qui tirait sur les bretelles de son tablier en s’asseyant en face de moi, son visage visiblement interrogateur.
Il remplit nos trois verres de sa main la plus valide. J’aime ce jaune tirant sur le vert amande du grüner veltliner.
– Vos reportages sont censurés depuis l’Anschluss. Mais nous connaissons votre remarquable enquête sur les aviateurs allemands et italiens au Maroc espagnol. On s’arrache vos articles au marché noir. C’est alors vrai que…??
– Que quoi?
– Qu’Hitler et Mussolini apportent une aide militaire à Franco?
Je repoussai ma chaise en arrière pour les regarder à tour de rôle, verre en main.
– Mes photos en sont la meilleure preuve, ne croyez-vous pas? Douze Junkers Ju-52 sur l’aérodrome de Tétouan. On voit monter des légionnaires dans les quatre avions de gauche. Ces hommes appartiennent aux 1ère et 2ème compagnies de la 7ème Bandera. Les pilotes allemands vont leur faire traverser le détroit de Gibraltar. De Tétouan je suis passé à Bab Taza, qui est une importante base de Regulares… Peut-être la plus importante base du Maroc espagnol. Ces Regulares, ce sont les troupes indigènes, essentiellement composées de rifains. A Bab Taza c’étaient les Italiens qui les embarquaient, à bord de Savoia-Marchetti « Pipistrello »… « Chauve-souris » en italien… Là aussi j’ai réussi à prendre plusieurs rouleaux de pellicule. Regardez. Il suffit de voir. Les équipages italiens posent en souriant devant plusieurs avions. Sur deux de mes photos, on voit le général Clavidjo, commandant les Regulares, discuter sur la piste d’envol avec les aviateurs en uniforme. Le pont aérien entre le Maroc espagnol et Séville a duré une semaine. Ce sont ces troupes coloniales qui ont permis aux Nationalistes de remporter leurs premières victoires en Andalousie.
– On a dit que vous avez été censuré en France.
Sur le coup, j’avais eu du mal à avaler la pilule. Puis avec le recul, j’arrivais à en rire… jaune.
– C’est malheureusement exact. Les journaux anglais, suisses, néerlandais, ont passé mon reportage à la une. En France, seul L’Humanité ne s’est pas dégonflé. Le tirage a été saisi par la police dans les kiosques.
– Pourtant la République Française?…
– Parlons-en!! Le gouvernement français n’a aucune sympathie pour les nazis, ça c’est sûr. Seulement Hitler leur fout une telle pétoche que le Parlement et Matignon se déculottent devant lui. J’ai été convoqué au Ministère de l’Intérieur. La guerre!! Avez-vous conscience de vos actes, monsieur Blandt? Votre reportage est une vraie bombe. L’ambassadeur d’Allemagne est furieux. Vous allez nous attirer la guerre avec l’Allemagne!! Quand je leur ai répondu qu’Hitler préparait déjà l’invasion de la France, ils se sont fâchés et m’ont menacé de prison. C’est pour ça que je suis allé m’installer à Genève. Avec tous les espions qui grouillent dans cette ville, la police suisse a autre chose à faire qu’à surveiller ma petite personne.
– Ça n’a pas du être facile d’entrer au Maroc espagnol, avec tous ces mouvements de troupes, ces atterrissages et décollages incessants d’avions…
– A qui le dites-vous!! Le pays était entièrement bouclé. Les postes frontières fermés. Aucun étranger ne pouvait ni entrer ni sortir.
– Alors même un faux passeport ne vous était d’aucune utilité…
– Vrai, faux, du pareil au même… Je suis entré déguisé en bédouin, fondu dans la foule des frontaliers qui vont travailler du côté espagnol. Il n’a pas de photo sur les laissez-passer. Et comme tout le monde s’appelle Mohamed ou Abdelatif, c’est impossible de savoir si c’est lui, son frère, son père, son cousin… Ils sont plusieurs centaines à faire la queue matin et soir au poste de contrôle. Les militaires espagnols regardent à peine leurs laissez-passer, ils les engueulent pour les faire avancer plus vite. C’est un simple formulaire à en-tête de l’Ejército Espaňol de África (Armée Espagnole d’Afrique), valable six mois, le tampon de la gendarmerie faisant foi. J’avais acheté le mien cinq dollars à Tanger. Je m’appelais Mohamed Yassine.
Gertrud me dévisageait comme si j’étais Tyrone Power ou Gary Cooper.
– Vous êtes entré au Maroc espagnol déguisé en bédouin!! Drapé dans un burnous? Des babouches aux pieds? Et sur la tête vous portiez quoi, une chéchia ou un turban?
– Un turban, ça cache mieux le visage. Et à la main je tenais un rotin flexible pour corriger les femmes trop curieuses.
Frau Pichler rougit jusqu’au pourtour de ses oreilles.
J’avais cassé la glace. Ce qui ne sembla pas déplaire à Bernhardt. Il fit tourner le vin blanc dans son verre et me regarda en souriant.
– Je sais que la correction maritale est une tradition solidement ancrée dans les pays du Maghreb. Mais il n’en ont pas le monopole… Absolument pas le monopole, herr Blandt. Tenez, en Autriche – ici même, à Vienne – la fessée dans les ménages est une pratique assez courante. N’est-ce pas, Gertrud?
Frau Pichler vira au rouge brique. Elle se tortilla dans son tablier, avala trois fois sa salive, gonfla la bavette avec ses seins brusquement durcis. Elle parvint à articuler d’une voix de fausset:
– C’est tout à fait vrai, mon chéri.
– Seuls les instruments sont différents. Évidemment… Le rotin, ça ne pousse guère sur les berges du Danube. Oui, au fait… Quel instrument utilise un mari viennois quand, sa femme ayant été de mauvaise humeur, acariâtre ou opposante, il devient évident qu’un solide et nécessaire châtiment corporel s’impose? As-tu une idée, Gertrud?
– Il prend la…
– Je t’écoute.
– La sch….
– Oui!!
– La schla…
– Tu y es presque.
– LA SCHLAGUE!!!
– Bravo, Gertrud. Un grand bravo pour ton courage, je suis fier de toi, ma chérie. Quand une épouse autrichienne s’est montrée, comme nous le disions, grincheuse, opposante, agressive, on lui donne évidemment la schlague. C’est normal. Elle s’y attend, d’ailleurs. Elle serait déçue si elle ne la recevait pas. Elle se poserait alors des questions, se demandant si son mari tient encore à elle. C’est aussi simple que ça. Maintenant, Gertrud, tu vas nous dire en quoi consiste cette « schlague »?… A quoi ressemble-t-elle matériellement?
– Ce n’est pas forcément la même dans tous les ménages.
– Tu as tout à fait raison, ma chérie. Merci de nous le faire remarquer. Quels sont les instruments les plus couramment utilisés pour punir les femmes indociles ou rebelles, à ton avis?
– La ceinture du mari…
– Effectivement, c’est pratique. On l’a sous la main. Tous les hommes ont une ceinture pour tenir leur pantalon. Ce serait, justement, le reproche que je ferais à la ceinture: c’est un accessoire vestimentaire qui peut éventuellement servir d’instrument de correction, mais qui n’a pas été conçu à cet effet. Vois-tu la nuance, Gertrud?
– Je la vois parfaitement. Et je suis prête à vous en parler longuement si vous le souhaitez. Simplement je vous demanderai de m’excuser deux minutes. Je pense que nous avons tous envie d’une autre bouteille de grüner veltliner.
Frau Pichler s’enfuit vers sa cuisine, tortillant de la croupe dans l’échancrure de son simulacre de tablier. En plein milieu de ses fesses, un gros nœud bouffant ressemblait à quelque énorme fleur tropicale vaguement obscène.
Je fis le geste de tenir un crayon entre mes doigts et de dessiner dans l’espace.
– L’immeuble d’en face. Frau Leimmer. C’était bien ça, hein?
– Oui. Tout s’est enchaîné. Comme par hasard, mais bien sûr il n’y a pas de hasard. Ça me fait tout drôle quand j’y pense. Frau Leimmer m’avait appelé pour déboucher les W.C. dans cinq logements mitoyens. Je lui ai facturé cinq débouchages. Elle est montée sur ses grands chevaux… Oui!!… Vous les artisans on vous connaît… Bande de voleurs… Vous profitez de ce que les gens n’y connaissent rien pour leur facturer n’importe quoi… Ces cinq W.C. sont branchés sur le même tuyau d’écoulement. Par conséquent le débouchage de cet unique tuyau les libère tous. Par conséquent je ne paierai qu’une seule intervention. Ce qui était absurde, professionnellement parlant. A partir du moment où le furet n’avait rencontré aucun bouchon dans la canalisation principale, il fallait bien que j’examine chaque siphon individuellement pour localiser le problème. Je lui ai montré ce que j’avais sorti de ses chiottes: des épingles; des tampax; des capsules de bière; une tétine de biberon; des arrêtes de poisson; une chaussette d’homme; une alliance en toc; un bouchon de Veuve Cliquot; des lentilles germées; un bouton d’uniforme russe; de la pâte à modeler; un manche de côtelette; un tube de rouge à lèvres; des pages déchirées d’une revue porno; une photo de mariage, déchirée elle aussi; des coupures de journaux… Il y avait beaucoup de photos déchirées et de coupures de journaux… Oui, herr Blandt. vous n’imaginez pas ce que nous découvrons dans notre métier. Et les fosses septiques… Ah! les fosses septiques!!! Je n’ai pas toujours habité Vienne, vous savez. J’ai fait mon apprentissage à Hartburg. Un patelin proche de la frontière hongroise. Pas de tout à l’égout. Chaque maison avait sa fosse septique. Nous étions appelés par la mairie pour les vider et les nettoyer, sous surveillance de la police. Putain de merde!!… Si je vous disais ce que nous avons sorti de ces fosses, monsieur, vous ne me croiriez jamais.
Gertrud revint avec sa nouvelle bouteille, qu’elle tendit à son mari pour qu’il la débouche.
– Vous vouliez donc mon avis sur les instruments les plus utilisés pour corriger les femmes dans notre pays…
Bernhardt l’arrêta d’un geste.
– Pour intéressante que soit cette conversation, nous la reprendrons une autre fois. Herr Blandt n’est pas ici ce soir pour parler de fessées.
Gertrud cilla des paupières et baissa piteusement la tête.
– Je le sais. Je vous prie tous deux de m’excuser. Je me suis comportée, une fois de plus, en petite sotte égoïste et futile, réduisant le monde à son ridicule petit nombril. Alors que herr Blandt prend de gros risques pour essayer de sauver sa fiancée.
– Nous reparlerons de cela plus tard, Gertrud. L’important pour l’instant est, justement, d’aider herr Blandt à retrouver la trace de Leni… Enfin de mademoiselle Erfûrth.
J’avais remarqué son lapsus. Et il savait que je l’avais remarqué.
Je les dévisageai intensément, elle d’abord, lui ensuite.
– Partons, si vous le voulez bien, de ce dessin que vous m’avez montré à la taverne. Il est incontestablement de Leni. Où est le lien? Comment et pourquoi Leni a-t-elle pu faire ce dessin, extrêmement réaliste et évocateur, vous montrant vous, monsieur Pichler, donnant la fessée à une femme qui est manifestement frau Leimmer, sous le regard d’une autre femme, laquelle est non moins manifestement Leni Erfürth. Comment? Pourquoi? Tout cela a un sens.
Gertrud vida son verre d’un trait. Elle commençait à accuser les effets du grüner vertlinger.
Un camion de pompiers passa dans la rue, sirènes hurlantes.
Sur le buffet massif, sans doute hérité de famille, il y avait une fouine naturalisée. Ses yeux de verre peu rassurants. Babines retroussées. La gueule ouverte prête à mordre. Là où son pelage mité découvrait des plaques claires, le cuir desséché faisant penser à des taches de lèpre. Si je n’avais craint de choquer mes hôtes, j’aurais levé mon verre bien haut en son honneur : « Salut, noble fouine. T’as saigné combien de poules dans ta vie? Planté tes dents pointues dans leur cou... Bu par longues goulées délicieuses le sang chaud qui giclait… Allez, raconte-moi tes souvenirs… Fouine de mon cœur… Fouine de mon cul… A toi… Cul sec… Prosit!!! »
Le buste incliné en avant, ses coudes sur ses genoux, Bernhardt Pichler regardait ses chaussures. Il releva la tête et se pencha vers moi.
– Comme je viens de vous le dire, ça s’est fait tout seul, on pourrait dire naturellement. Frau Leimmer m’a fait une scène totalement injustifiée, refusant de payer la somme pourtant correcte que je lui demandais, traitant les artisans de voleurs, piquant une colère, envoyant valser à coups de pied les cochonneries que j’avais retirées de ses chiottes… La moutarde m’est montée au nez. J’ai empoigné Emma – Emma Leimmer – je l’ai traînée jusqu’à une chaise. Je l’ai basculée en travers de mes genoux et je l’ai fessée.
– Et Leni l’a appris?
– Non, elle ne l’a pas appris. Elle a tout vu. Mademoiselle Erfürth était dans sa chambre. Les cris que poussait Emma l’ont attirée et elle est arrivée.
– Elle est entrée dans la pièce pendant que vous donniez la fessée à frau Leimmer?
– Exactement. Le dessin qu’elle en a fait, et qu’elle m’a donné par la suite, représente fidèlement la scène. Emma porte son tablier rayé à bretelles qu’elle ne quittait pratiquement jamais. Son visage exprime bien la douleur que ressent une femme quand elle gigote et pleure sous une sévère fessée… Car je peux vous dire que je n’y allais pas de main morte!!!
Gertrud se mit à glousser dans sa bavette. Elle fit une grimace, imitant une gamine au bord des larmes, et se frotta la croupe.
– Ah ! ça c’est bien vrai… Bernhardt est aussi sérieux pour donner la fessée qu’il l’est pour réparer ses tuyaux. Quand il me corrige, je reste trois jours sans pouvoir m’asseoir!!!
– C’est ce qu’il faut. Une fessée doit faire mal, sinon elle ne corrige rien du tout. Quand j’ai remis Emma debout, elle hoquetait, sanglotait, toujours troussée, frottant des deux mains ses globes cramoisis, sa culotte enroulée autour des chevilles. Mademoiselle Erfürth n’essayait même pas de cacher son excitation. Pour les personnes qui ont ce goût, les signes sont clairs: votre fiancée est une passionnée de la fessée.
J’acquiesçai.
– C’est tout à fait vrai.
Les yeux de Gertrud pétillaient comme du vin mousseux.
– Comme dit Bernhardt, tout s’est enchaîné naturellement. Nous pratiquons la Discipline Domestique. Nous la pratiquons depuis notre mariage… C'est-à-dire depuis bientôt trente ans. La fessée administrée à Emma Leimmer nous a excités autant qu’elle a excitée Leni. Le courant est passé. Nous avons senti de forts atomes crochus entre nous. Voilà. C’est aussi simple que ça.
– Après cet incident, Leni s’est mise à vous fréquenter?
– Oui. Elle est devenue notre amie. Une très bonne amie. Nous l’aimions beaucoup. Je l’invitais souvent quand vous partiez pour faire vos reportages.
Et puis après tout pourquoi pas?… Au point où on était, autant jeter le pavé dans la mare.
Je sortis mon paquet de Gauloises.
– Vous permettez que je fume?
Gertrud courut chercher un cendrier. Je leur offris à chacun une cigarette, qu’ils refusèrent.
– Pour moi c’est la pipe. Et le docteur a interdit à Gertrud de fumer.
Pendant qu’il allait prendre sa pipe et sa blague à tabac, sa femme me dit sur un ton de confidence:
– Moi c’est le tabac blond anglais que j’adore. Parfois il m’arrive de fumer une cigarette en cachette… Bernhardt me fait ouvrir la bouche pour sentir mon haleine. Même de la réglisse ou des pastilles de menthe n’arrivent pas à masquer complètement l’odeur. Je reçois alors l’ordre d’aller chercher la strappe à la cuisine.
– Pour te la prendre en travers de ton joli cu-cul, rigola Bernhardt qui revenait avec une superbe pipe tyrolienne à fourneau de porcelaine et tuyau recourbé. Tiens, puisque tu en parles… Va donc chercher ta strappe pour la montrer à Herr Blandt. Nous avons essayé la cravache, la raquette de ping-pong, la canne anglaise… Depuis des années je n’emploie plus que la strappe. C’est ce qui fait le plus d’effet à Gertrud.
Elle revint avec l’instrument qu’elle me présenta sans gêne apparente, preuve que la glace était définitivement rompue entre nous.
Ce qu’ils appelaient une « strappe » était ce que les Écossais appellent la « tawse », largement utilisée dans les familles et les écoles au pays de Walter Scott : une courroie de cuir de vache, large de 10 à 12 centimètres, épaisse de 7 ou 8 millimètres, refendue à l’une de ses extrémités pour former trois gros « doigts » du plus redoutable effet. A l’autre bout, le manche est percé d’un trou pour suspendre l’instrument au mur. Au cours de mes voyages, j’avais pu constater que le martinet est essentiellement utilisé dans les pays de culture latine: Italie; France; Espagne; Portugal. Ni les Anglo-Saxons ni les Allemands ne le connaissent. Pendant de longs siècles, les peuples nordiques ont employé les verges de bouleau ou d’osier pour punir. Puis les arbres et les plantes se raréfiant avec l’urbanisation, tout le monde était passé graduellement au cuir ou à la canne en bambou.
– Gertrud, dis donc à notre invité où est suspendue ta strappe?
– Derrière la porte de la cuisine. Elle est accrochée à un clou, avec mes balais, mes chiffons, mes blouses et mes tabliers. De cette façon, j’ai réellement le sentiment que c’est un « ustensile de ménage ». Ce qui n’est d’ailleurs pas faux: un châtiment corporel ne fait-il pas, en quelque sorte, « le ménage » à l’intérieur d’une femme, moralement autant que physiquement? Un plumeau sert à épousseter les meubles. De même la schlague sert à « épousseter » les défauts de Madame. En tout cas c’est notre point de vue, n’est-ce pas Bernhardt?
– Tout à fait, ma chérie. Une bonne ménagère doit commencer par faire le ménage à l’intérieur d’elle-même. Et pour vraiment nettoyer l’intérieur en profondeur, chasser les mauvaises humeurs et les insubordinations, balayer les sales pensées et les vilains défauts, la punition corporelle est absolument indispensable.
Gertrud hocha vigoureusement la tête en signe d’approbation.
– Administrée sur les fesses nues, sans faiblesse ni rémission. Quand j’étais jeune mariée je voulais toujours avoir raison, j’étais entêtée, butée. Quand je n’obtenais pas ce que je voulais je faisais ma tête de cochon pendant des journées entières.
Elle rit en me regardant dans les yeux.
– Quand j’avais mes fesses de la couleur d’une grosse tomate bien mûre, je vous garantis que mes obstinations s’étaient volatilisés et ma tête de cochon avait miraculeusement disparu!!
– Leni.
– Oui?
– Quand vous l’invitiez ici, elle participait?
– Aux fessées?
– C’est ce que je vous demande.
Gertrud détourna son regard. Elle baissa le nez sur sa bavette et se remit à tirer sur les bretelles de son tablier. C’était chez elle un signe de nervosité, je l’avais remarqué.
Son mari tira une profonde bouffée sur sa pipe. La bouche arrondie en cul de poule, il lança vers le plafond quatre ou cinq ronds de fumée, d’abord nets et bien formés, s’étirant et se diluant à mesure qu’ils montaient.
– Hé bien… Il me semble que Gertrud est la mieux placée pour vous répondre. Entre femmes, oui. Mais seulement entre femmes.
Il étira ses jambes qui me parurent immense. Sans doute par un effet d’optique, car ce n’était pas un homme particulièrement grand. Quelque chose semblait l’amuser. En fait il lisait dans mes pensées.
– Appelons un chat un chat, ça vaudra mieux que de tourner autour du pot. Ce que vous voulez savoir, c’est si j’ai eu des rapports sexuels avec votre fiancée, n’est-ce pas?
– Entre autres…
– La réponse est non. Gertrud va vous dire pourquoi.
– Je vais chercher une autre bouteille…
– Non. Tu restes ici. Et tu dis la vérité à herr Blandt. Toute la vérité.
– Ce n’est pas ça qui lui fera retrouver sa fiancée.
– Sans doute pas. Disons que tu le fais pour moi. Pour me donner bonne conscience.
– Voyez-vous, nous avons une convention, mon mari et moi.
Cette fois c’était la minuscule jupette de son tablier qu’elle pétrissait.
– C’est de ne jamais nous tromper. De ne jamais commettre l’adultère. Appelez cela comme vous voudrez: démodé, ringard, peu importe… Nous avons beau être des passionnés de la fessée, nous ne sommes pas – et ne voulons pas être – un couple échangiste. Nous croyons fermement que la solidité d’un couple est basé sur la fidélité conjugale.
Elle retourna la bouteille vide au dessus de son verre, esquissa une grimace en ne voyant tomber que quelques maigres gouttelettes.
Sur le buffet, la fouine empaillée avait l’air plus féroce que jamais.
– Un soir Leni est arrivée chez nous au bord de la crise de nerfs. Un contrat d’éditeur sur lequel elle comptait venait de lui échapper. Je ne l’avais jamais vue dans un état pareil. Elle tremblait de tous ses membres, bavait, se griffait les bras et les seins. J’ai voulu lui donner quelque chose à boire. Elle a envoyé valser le verre et le vin d’un revers de main. Je l’ai giflée. Pas dans un mouvement de colère. Seulement pour la ramener sur terre et lui faire retrouver ses esprits. C’était sans doute ce qu’il lui fallait car elle s’est calmée aussitôt. Elle a longtemps pleuré dans mes bras, sa tête blottie au creux de mon épaule, me demandant pardon. Je lui caressais doucement les cheveux, la nuque. Insensiblement, millimètre par millimètre, son visage descendait le long de ma poitrine pour finir encastré entre mes seins. Absolument comme un bébé qui veut téter. J’étais terriblement excitée. Tout à coup l’envie de la dominer s’est emparée de moi. Brusquement. La pulsion est montée comme du lait débordant de la casserole. Je l’ai prise par les épaules pour la secouer en la regardant dans les yeux, les sourcils froncés, la bouche pincée, le regard dur et sévère : « Leni, tu t’es conduite comme une sale gosse et je vais te corriger comme on corrige les sales gosses. » Son regard a chaviré. Son corps est devenu mou entre mes bras. Ses tensions l’abandonnaient. J’ai su que j’étais dans la bonne voie. C’était bien ça le remède dont elle avait besoin. « Je vais te donner une bonne fessée, Leni… La fessée qu’il faut aux vilaines gamines qui font des colères et jettent des objets à travers la pièce… LA FESSÉE… Entièrement déculottée, sur ton cul tout nu… Voilà qui va achever de te calme … Et lorsque tu seras complètement et totalement calmée, tu viendras avec moi à la cuisine, tu mettras une de mes blouses, tu noueras un tablier par-dessus et nous préparerons le dîner ensemble. Comme mère et fille, puisque je pourrais être ta mère. Une vilaine fille que sa maman a été obligée de punir. Une fille qui a été FESSÉE. Et qui va être sage comme une image maintenant que LA FESSÉE a produit son effet salutaire. » Passant de la parole aux actes, je me suis assise sur une chaise, j’ai allongé Leni sur mon tablier, dans la position « à la maman ». Elle portait une robe grenat en jersey moulant. Je la lui a retroussée au dessus de la ceinture, je lui ai baissé sa culotte et donné la fessée. Pendant que mon digne et très cher époux…
Gertrud se leva de table.
– Cette fois, je vais chercher une autre bouteille. Nous en avons tous besoin. Pendant ce temps, raconte donc à herr Blandt ce que tu faisais pendant que je fessais Leni.
– Vous pouvez m’appeler Victor, lui dis-je alors qu’elle s’éloignait.
Elle tourna la tête pour m’adresser un sourire radieux par-dessus son épaule.
Bernhardt prit un air mi-songeur, mi-amusé.
– Je n’ai aucune honte à le dire. Je crois avoir eu une réaction naturelle. Je bandais comme un cerf. Je suis mis derrière leur chaise, assez en retrait, du côté des jambes de Leni afin qu’elle ne puisse pas me voir. Les claques crépitaient comme des grêlons. Le derrière de votre fiancée passait par toutes les nuances du rouge, pour arriver à un pourpre éclatant. Robe grenat, cul grenat. Mama mia, quelle fessée!!! Gertrud tapait comme les lavandières battent leur linge au lavoir. Son bras se levait, descendait, vous auriez cru un piston. Je me demandais si elle allait arrêter de taper un jour… J’ai sorti Popaul hors de sa braguette. Gros comme ça, je n’exagère pas. Je me suis branlé au rythme pétaradant de la correction. Mon éjaculation a été tellement puissante que…
Gertrud revint avec le grüner veltlinger.
– Dis-lui jusqu’où ma semence est allé gicler.
Il déboucha la bouteille, remplit trois verres, m’en présenta un, l’autre à sa femme. A peine l’eut-elle en main qu’elle en vida la moitié d’un trait. On avait l’impression que sa bavette allait craquer tellement ses seins avaient gonflé.
– Bernhardt se tenait au moins à trois mètres derrière nous. J’ai reçu les premières giclées dans le dos de ma blouse. Quelques unes encore sur le nœud de mon tablier. Je m’en suis pris plein les doigts quand j’ai voulu le dénouer.
Je sortis une autre cigarette, en tapotai le bout contre la boîte en carton avant de la porter à mes lèvres.
– Et Leni dans tout ça?
– Elle était aux anges. Elle s’est comportée exactement comme si elle avait été ma fille – ma fille qui aurait été vilaine et que j’aurais été obligée de fesser. Je lui a prêté une blouse. Je l’ai choisie volontairement simple, fonctionnelle, sans ornements ni fioritures: une blouse droite, boutonnée par devant, en cotonnade bleu clair. En fait une blouse de paysanne, que je porte pour me punir d’avoir été coquette ou frivole. Même chose pour le tablier: je lui en ai donné un très long, presque aux pieds, bien enveloppant, en grosse toile grise copieusement délavée, les pans épousant le galbe des fesses et maintenus par des bretelles croisées dans le dos. Elle a épluché les légumes pendant que je préparais la viande. Charmante toute la soirée. Par moments elle faisait d’adorables moues de petite fille. Quand le repas a été prêt, je ne lui ai rien imposé, la laissant libre de garder ou d’ôter son tablier et sa blouse, comme il lui plairait. Elle m’a imitée en les gardant, non seulement à table mais encore après dîner, où elle a insisté pour faire la vaisselle. Bernhardt a accepté qu’elle passe la nuit chez nous. Je lui a fait son lit dans le canapé pliant. Quand je suis venue l’embrasser et lui souhaiter bonne nuit, elle a passé ses bras autour de mon cou, m’a attirée avec une force surprenante pour m’embrasser goulûment, passionnément, à pleine bouche. Son ventre était dur comme du bois. Nos langues se sont mêlées, entrelacées, fureteuses. Elle m’a demandé à l’oreille, d’une toute petite voix: « Mutti (Maman) Gertrud , accepterais-tu de masser mon pauvre derrière avec de la crème adoucissante? J’ai conscience d’avoir pleinement mérité cette fessée que tu as bien voulu m’administrer pour mon bien. Je t’en remercie de tout cœur. Mais maintenant que j’ai reçu mon châtiment c’est fini, je suis pardonnée, n’est-ce pas? J’ai si mal!! Ça fait comme si j’avais un lit de braises ardentes plaqué sur ma croupe. Je ne vais jamais pouvoir m’endormir. Je t’en supplie, mutti… Apaise, s’il te plaît, la douleur de ta fille fessée en lui passant de la pommade là où ça la brûle si fort. » J’ai eu la faiblesse de céder à sa demande. Elle s’est tellement frottée contre le drap durant le massage qu’elle a eu un premier orgasme pendant que j’appliquais le baume onctueux et parfumé sur ses parties enflammées. Puis… C’est de ma faute, j’en conviens. Moi aussi j’étais échauffée. J’avais les sens à vif. Lui tenant d’une main sa raie écartée, j’ai enfoncé mon index enduit de crème dans son trou-trou. Elle s’est mise à gémir, à articuler des mots incohérents tout en frottant furieusement son ventre et son vagin contre le drap. Je lui ai fait avoir plusieurs fantastiques orgasmes à la file en lui branlant sa rosette. Revenue dans notre chambre, j’étais dans un état d’énervement indescriptible. Ma peau littéralement électrifiée. Des frissons brûlants me couraient le long du ventre et des reins. Mon sexe ruisselait. J’ai demandé à Bernhardt de me fesser et de me sodomiser pour me calmer. Une magistrale et cuisante fessée. Puis en position, à genoux sur le lit, les reins creusés, mon derrière écarlate dressé vers le plafond. Et rrrran!!!… La bite enfoncée à fond dans mon trou palpitant.
Mon regard se porta sur la fenêtre. Le ciel virait à l’orage. Des hirondelles tournoyaient en criant au dessus des toits.
Je hochai la tête en signe de compréhension.
– Et, bien entendu, Leni ne s’en est pas tenue là. Quand vous vous êtes revus, elle a redemandé ce genre de « services » à sa chère Mutti Gertrud.
– Si je vous répondais non, mon nez s’allongerait d’un mètre.
– Et vous, Berhardt, vous êtes toujours resté en dehors de cette relation?
– C’était notre convention. Je me suis beaucoup masturbé pendant que Gertrud… heu… « massait » Leni Erfürth, ça je ne m’en cache pas. Mais je n’ai jamais eu aucune relation sexuelle, de quelque nature que ce soit, avec votre fiancée.
– Si vous lui aviez fait des avances, pensez-vous qu’elle aurait accepté?
– Cette situation ne s’étant jamais présentée, je ne peux pas vous répondre.
– Votre convention… Elle marche dans les deux sens?
– Que voulez-vous dire?
– Gertrud n’a jamais eu, elle non plus, de rapports avec d’autres hommes?
Il se tourna vers sa femme.
– Réponds toi-même à Victor.
– Jamais. Je vous le jure, herr Blandt.
– Victor.
– Je vous le jure sur ce que j’ai de plus sacré, Victor. Les quelques fois, assez rares, où j’ai éprouvé une attirance sexuelle pour un homme autre que mon mari… Au bal… Pendant une fête bien arrosée… Une fois en bateau sur le Danube… Je l’ai aussitôt avoué à Bernhardt, en lui demandant de me fouetter pour ma lubricité… LE FOUET… Sans pitié, jusqu’au sang… Fouettée comme on fouettait autrefois, à Rome, les vestales qui avaient transgressé leurs vœux de chasteté.
Bernhardt me fit un clin d’œil.
– Elle a lu Bacchantes fouetteuses, vestales fouettées, par un de vos auteurs français. C’est traduit par… par…
Il se dressa soudain sur sa chaise comme si une guêpe l’avait piqué.
Il fit claquer ses doigts.
– Vingt dieux!! Comment n’y ai-je pas pensé plus tôt … La voilà la piste!!!
Il s’est levé, surexcité et fébrile. Est sorti de la salle à manger en courant. Nous nous sommes regardés, Gertrud et moi. La troisième bouteille de grüner vertlicher était presque vide.
Un éclair zébra la fenêtre. Le tonnerre gronda.
Bernhardt est revenu en brandissant triomphalement deux livres.
– Regardez!!… Léni nous en a donné plusieurs. Ce sont des romans français qu’elle a illustrés. Il y a le nom de l’éditeur et du traducteur. Un des deux saura bien nous dire ce qui est arrivé à votre fiancée.
Du coup, nous étions tous les trois bien réveillés. Si ma tête s’était trouvée légèrement embrumée, les vapeurs de vin venaient de se dissiper en l’espace de quelques secondes.
– Tenez!!…
Il posa son doigt sur la page de garde.
– Si nous les retrouvons, ils pourront sûrement nous renseigner.
Les deux bouquins étaient effectivement des traductions de romans déjà anciens, publiés à Paris avant la guerre chez l’éditeur Charles Carrington qui avait ses bureaux, si mes souvenirs sont bons, rue du Faubourg Montmartre, dans le 9ème arrondissement.
L’un s’appelait La Chambre jaune, de Jacques Desroix.
L’autre Les Flagellants et flagellés de Paris, de Charles Virmaître.
Tous les deux illustrés par « Leni Lovewhip » (sic!)
Tous les deux traduits du français par Martin Kazinczy.
Tous les deux des In-16 brochés. Je les feuilletai rapidement, cherchant les illustrations : tous les dessins avaient, en bas de page et à droite, la petite fée ailée de Leni…
Le Charles Virmaître était édité à une adresse fantaisiste: à Nuremberg, « impasse du Foutre-Clair, derrière la tour du Gros-Vit »
Par contre, La Chambre jaune avait une adresse viennoise tout à fait sérieuse et officielle : Librarie des curieux et des bibliophiles, 61 Kalliswodastrasse, Vienne 12.
Il pleuvait à verse dehors.
Gertrud me sauta au cou.
– On va la retrouver, votre dulcinée.
– Oui, maintenant ça me revient…
Bernhardt se frappa le front.
– Leni a mentionné ce Martin Kazinczy au cours de nos conversations. Ils se connaissent. C’est un Hongrois qui a été professeur de français à l’université de Budapest.
Gertrud applaudit.
– Faut fêter ça … Je vais chercher une autre bouteille!!!5 L’enquête piétine
– Chou blanc.
Leurs visages interrogateurs reflétant la plus totale incompréhension, je ne plus m’empêcher de sourire en dépit de ma frustration. J’expliquai à Gertrud et Bernhardt :
– Faire « chou blanc » est une expression française signifiant que l’on a pas trouvé ce que l’on cherchait, que les démarches qu’on a faites n’ont pas abouti ... La Kalliswodastrasse est dans Hetzendorf, l’ancien quartier des fripiers. Le 61 est un immeuble de quatre étages datant du début du siècle, plutôt minable et mal entretenu. Pas de gardien en bas. Il n’y a aucune boutique au rez-de-chaussée. Je suis monté dans les étages. Pas de plaque nulle part. Rien non plus sur les boîtes aux lettres. Rien ne signale cette Librairie des curieux et des bibliophiles, qui manifestement n’existe plus. Je m’y attendais, d’ailleurs. On imagine mal un éditeur spécialisé dans la littérature érotique continuant à avoir pignon sur rue et à publier ce genre de bouquins sous le régime policier actuel.
– Tu n’as pas posé quelques questions dans le quartier … Les voisins? Les commerçants?
La glace étant brisée, on se tutoyait les Pichler et moi.
– Je ne m’y suis pas risqué. On voit bien à mon accent que je ne suis pas Autrichien. Il suffisait que je tombe sur un nazi pour éveiller ses soupçons et avoir la politzei aux fesses, ce qui n’arrangerait pas nos affaires. Or – je ne vous apprends malheureusement rien – il y a beaucoup plus de nazis que d’opposants dans l’Autriche d’aujourd’hui.
Bernhardt tira sur sa pipe, lança deux pinceaux de fumée droit devant lui et me regarda d’un air lugubre. Gertrud fit claquer ses doigts.
– Charles Carrington!!
– Quoi, Carrington?
– Tu as dit que c’était lui le premier éditeur, celui qui a publié ces livres en français. S’il a vendu les droits de traduction à un éditeur viennois, il doit pouvoir nous dire qui c’était, non?
– Non. Pour deux raisons. La première, c’est que Carrington est mort dans un hôpital psychiatrique des environs de Paris, juste après la guerre. Les morts ne parlent pas. La seconde, c’est que ces éditions sous le manteau étaient la plupart du temps piratées. Celui qui a publié les traductions allemandes n’a certainement payé aucun droit à personne. D’autant moins que l’éditeur parisien n’existait plus.
– Merde, dit Gertrud.
– Comme tu dis…
Nous regardions tous les trois la fenêtre où de grosses gouttes ruisselaient en filets brillants le long des vitres. Il pleuvait sans interruption depuis deux jours. Les fils électriques semblaient tirés à la règle, nus, dégoulinant d’eau: les hirondelles étaient parties.
– Tu restes avec nous pour diner, Victor. J’ai fait des schnitzels.
– C’est gentil, Gertrud… Je m’inscris pour tes schnitzels avec le plus grand plaisir.
C’est vrai qu’elle prépare remarquablement ce plat viennois par excellence: les escalopes bien dorés dans leur enveloppe de chapelure à l’œuf, moelleuses mais jamais grasses, entourées de pommes sautées saupoudrées de persil haché et d’échalotes.
Je lui adressai un clin d’œil.
– Tu mettras ton joli petit tablier « parisien ».
Elle fit semblant de se fâcher pour me taper sur les doigts.
– Tu es bien un coquin de Français… Mein Gott, vous ne pensez donc qu’à ça dans ton pays!!
Cette fois, c’est à Bernhardt que je fis un clin d’œil.
– Comment penserais-je penser à autre chose dans un pays où les femmes font de la séduction en tablier et sont régulièrement fessées par leurs maris pour leur donner du cœur à l’ouvrage…
Gertrud se sauva dans sa cuisine, le feu aux joues et frétillant de l’arrière train.
Il tombait des cordes dehors. Le vent redoublait de violence.
Avant les schnitzels, frau Pichler – ceinte de son coquet tablier « parisien », tiens, tiens, comme par hasard… – posa au milieu de la table une magnifique soupière en faïence de České. Le motif décoratif, en camaïeu de bleus plus ou moins profonds, allant de l’outremer au gris bleuté, représentait une fermière d’autrefois en train de baratter son beurre. La femme était entourée d’un nombreuse et turbulente marmaille suspendue à sa longue blouse de travail, sur lequel elle avait noué un grand tablier à bretelles qui descendait jusque sur ses sabots. Dans un coin de la laiterie, un petit garçon d’une dizaine d’années, sa culotte écroulée sur ses chevilles, pleurait à chaudes larmes en tenant son postérieur à deux mains. Sa mère l’observait du coin de l’œil tout en barattant. Une solide poignée de verges, posée sur un tabouret, indiquait clairement la punition que venait de recevoir le vilain garnement. Gertrud souleva le couvercle. Un exquis fumet de griessnockerlsuppe, le potage traditionnel aux quenelles et à la semoule, emplit la salle à manger. Je mis ma serviette pendant que Bernhardt débouchait le non moins traditionnel grüner veltliner. Je ne me lasse jamais d’admirer par transparence ce vin pâle aux reflets de marée montante.
Gertrud plongea sa louche, emplit nos assiettes. Elle mangea sa soupe en silence, pensive.
– Victor?
– …Ouais?
– Si on savait au moins l’étage.
– Quel étage?
– Celui où se trouvait cette maison d’édition, au 61 Kalliswodastrasse… La Librairie des curieux et des bibliophiles.
– Ça nous avancerait à quoi, puisqu’il n’y a plus personne.
– Si je savais où ils avaient leurs bureaux, je crois pouvoir retrouver leurs traces.
– Comment?
Elle emporta sa belle soupière et alla chercher les schnitzels, tenus au chaud sur un coin de la cuisinière à charbon. Au moment de quitter la salle à manger, elle s’est retournée vers nous. Elle tenait la soupière par ses deux anses, plaquée contre la bavette de son tablier. Elle a pris un air de conspiratrice pour chuchoter à notre intension:
– J’ai un plan.On entendit un fracas dans la rue : encore une cheminée qui dégringolait.
Gertrud jeta son sac à main sur le divan, ota son manteau et nous regarda avec un sourire en coin qui annonçait soit une action d’éclat, soit une grosse sottise. Elle garda son amusant chapeau cloche emboîté sur ses oreilles, une coiffure dont la mode était passée depuis au moins dix ans. Je haussai les sourcils en remarquant ses chaussures éculées, ses bas effilés, son maquillage aussi vulgaire qu’outrancier. C’était si peu son genre que son mari lui-même en restait bouche bée.
– A quoi joues-tu? Ce n’est pas carnaval, que je sache.
– J’ai trouvé l’éditeur.
Elle avait le visage anormalement rouge. Elle eut un hoquet, enleva finalement son chapeau et l’envoya planer à travers la pièce en se penchant en avant pour le lancer à l’horizontale droit devant elle, comme on lance un volant.
– Oui, je l’ai trouvé. Malheureusement ça ne nous fait pas avancer d’un pouce.
– Comment as-tu fait? lui demandai-je, estomaqué.
– Rien de bien sorcier.
Elle s’est tapée le front du bout de l’index.
– De la jugeote. Une petite ruse de femme, c’est tout. Des deux bouquins illustrés par Leni, un seul était édité à Vienne: La Chambre Jaune, de Jacques Desroix. Je suis allée vérifier la date de parution: 1930. Donc relativement récent. Quand tu as visité cet immeuble, au 61 Kalliswodastrasse, tu n’as fait que passer rapidement, tu ne voulais pas te faire remarquer. Ne voyant de plaque sur aucune porte, tu es reparti, pensant que cette maison d’éditions n’existait plus, ou avait déménagé. Moi, Autrichienne à 100% et fringuée en semi-clocharde, je cherchais au contraire à attirer l’attention. Le plus d’attention possible!! Tiens, sent…
Gertrud me souffla son haleine dans les narines; elle empestait le schnaps.
– J’ai passé en revue toutes les portes, à tous les étages, à la recherche d’anciens trous de vis montrant qu’il y avait eu une plaque professionnelle à cet endroit, et qu’elle avait été enlevée. Tu nous avais dit que l’immeuble était vétuste, mal entretenu. Donc ces traces avaient des chances ne n’avoir pas été repeintes ou effacées. J’ai trouvé des emplacements de vis sur trois portes. J’en ai éliminé deux, trop anciens. Il en restait une, où la plaque avait visiblement été enlevée récemment. C’est au deuxième étage, couloir de gauche. Je suis alors allée m’envoyer trois p’tits verres de gnole au troquet du coin. Et je suis remontée, prête à faire mon numéro.
– Ton numéro? bredouilla Bernhardt en se grattant furieusement le menton.
Elle s’inclina en une parodie de révérence.
– Quand j’étais jeune je voulais être comédienne, souviens-toi… Gertrud Pichler triomphe au Tivoli dans L’OPÉRA DE QUAT’ SOUS!!!… Je me poste devant cette porte du deuxième étage – celle où une plaque avait été dévissée il n’y a pas bien longtemps – et je me mets à tambouriner avec mes poings en braillant comme un âne: « Ouvrez!… OUVREZ-MOI!!… Je sais qu’il y a quelqu’un… OUVREZ ou j’vais chercher les flics!!! » Des têtes sont apparues tout le long du couloir. On devait m’entendre de la cave au grenier. Il n’y avait personne dans l’appartement en question, mais les voisins m’ont entourée, une femme a apporté une chaise pour me faire asseoir. – « Calmez-vous, madame. Que se passe-t-il donc? » – « Je vas vous le dire, moi… hic!… ce qui sss’passe… Y sss’passe… hic!… que ce salaud est parti sans me payer. Trois mois de salaire qu’y m’doit. Et moi à l’hôpital pendant tout c’temps… hic!… D’abord les toubibs ils ont cru à une crise de foie… Crise de foie mon cul… hic!… C’était bel et bien un cancer du colon… Trente centimètres… Trente centimètres d’intestins qu’ils m’ont retirés… Rayons et tout l’toutim… hic!… Si vous aviez vu mes boyaux quand ils me les ont enlevés… On aurait dit des anguilles qui se tortillaient dans une poêle à frire… Maintenant me v’là à la rue sans un sou… Alors que ce fumier me doit trois mois de salaire!! » – « Vous avez travaillé ici, madame ? » – « Je venais deux fois la s’maine… Faire le ménage des bureaux… Vous me reconnaissez donc pas? Moi j’vous r’mets très bien… Je vous trouvais chou avec vos cheveux roux… J’avais envie de me faire teindre pour vous ressembler, crache par terre si j’mens… hic!… Le ménage, deux fois la s’maine… J’ai des références, vous savez… hic!… Avant mon opération, j’étais chef des femmes d’entretien chez Müller, sur le Ring, vous connaissez?… Le grand magasin de tissus… Qu’est-ce qu’ils peuvent avoir comme beaux tissus là d’dans… J’peux vous avoir dix pour cent de réduction chez Müller… Trois mois de salaire!!! » – « Vous faisiez le ménage chez Himmelbauer? » – « C’est ce que j’me tue à vous dire… Trois mois qu’y m’doit!!! » – « Ben ma pauv’dame, vous pourrez l’attendre longtemps, vot’salaire! » – « J’vas chercher les flics. » – « Ça fera pas ressusciter le père Himmelbauer. » – « Il est mort? » – « L’année dernière. » – « L’éditeur? » – « Oui. »La logeuse « officielle » de Leni, celle qui refusait que ses locataires reçoivent des hommes, habitait un quartier chic: l’une de ces larges avenues aérées, bordées de platanes, proches du Tiergarten. Je n’en savais guère plus. Si Leni avait mentionné son nom au cours de nos conversations, je n’y avais pas prêté attention. Elle me disait seulement: « Quand mes dessins m’auront rendue célèbre – quand la petite fée ailée serai riche – c’est là que j’achèterai mon appartement. Un duplex. Le logement à l’étage du dessous. Un grand atelier d’artiste en terrasse, les baies vitrées donnant sur le Tiergarten. C’est là que je donnerai des orgies.»
– Y serais-je un invité privilégié?
– Tout dépendra de ton comportement à mon égard, mon cher Victor. Tu as lu L’ATLANTIDE, de Pierre Benoit. J’aurai un trône en or massif. J’y recevrai mes amants entourée de mes deux guépards, Brutus et Néron. Je te ferai mettre tout nu. À poil et muselé. Si tu te prosternes à plat ventre à mes pieds et me supplie d’enlever ta muselière pour te permettre de me lècher humblement les orteils, et même nettoyer entre mes orteils avec ta langue… alors on verra… peut-être envisagerai-je de t’inscrire parmi mes favoris.
– Et si je te fais descendre de ton trône doré à grands coups de schlague sur ton cul?
– Lèse majesté!! Brutus et Néron se jetteront sur toi et te dévoreront.
Heureusement, Bernhardt put combler mes lacunes.
– J’y suis allé deux fois. Leni m’avait dit que sa propriétaire pestait – comme pestent toutes les bourgeoises friquées – contre les tarifs « prohibitifs » facturés par les artisans. C’est classique, elles sont toutes les mêmes. A Vienne, à Graz, à Innsbruck… en Allemagne, en Hongrie… c’est partout la même chanson: les réparateurs nous volent, ils profitent de la dévaluation pour augmenter leurs tarifs, on devrait en jeter quelques uns en prison pour l’exemple, moi j’ai bien envie de faire comme ma sœur, elle a fait venir des Moldaves pour restaurer son château de Szegz-Kaposvár… Tu DOIS venir le voir, ma chérie… Une amour de folie hongroise, sur une boucle de la Száva… Dominant un paysage à couper le souffle… Entouré de quatre-vingt hectares de vignoble, classé Tokay 1ère catégorie… Tu DOIS absolument goûter ce vin, ma chatte… Divin, il n’y a pas d’autre mot… DIVIN… Attention, parce qu’il monte vite à la tête … Frais, pétillant, on ne s’aperçoit pas de sa teneur en alcool… Tout d’un coup on se sent partir… C’est donc entendu, ma poulette… Tu viens aux vendanges… Tut, tut, tut… On se tait, Madame… Je n’accepte pas « non » pour réponse… Aurais-tu envie que je te donne LE FOUET, par hasard?… Troussée en jupons de dentelle?… Combien en portes-tu?… Deux, trois … Et que je t’écarte l’ouverture de ta culotte fendue victorienne pour te mettre le cul à l’air?
Bernhardt rit à ses propres évocations. Sa braguette avait triplé de volume. Il examinait l’étiquette d’un alcool de prunes.
Je me suis penché vers lui, tendu, crispé. Mes mains étreignaient mes genoux, mes lèvres retroussées découvraient mes gencives.
– Tu connais l’adresse?
Il tournait la bouteille entre ses mains. Sa bouche avançait en cul de poule.
– Une sacrée putain de prune… Distillée dans la vallée du Honnengutt, en Carinthie.
Il est allé chercher deux verres ballon dans le buffet.
– Ja wohl… Une magnifique eau de vie de prune!!
Nous avons levé nos verres.
– Prosit!!
Il s’amusait à me tenir en haleine. Je le savais et il en tirait du plaisir, profitant d’une situation où, très momentanément, lui, un plombier, avait l’avantage sur quelqu’un qu’il habillait, à ses yeux, aux couleurs, vraies ou fausses, d’un « intellectuel ».
J’ai sorti une Gauloise du paquet froissé, l’ai allumée avec mon briquet d’amadou.
– Tu sais donc où habite cette logeuse, Bernhardt?
– Comme je te l’ai dit, j’y suis allé deux fois. J’ai demandé à Leni d’obtenir de sa propriétaire les tarifs des artisans « voleurs ». J’ai fait une offre inférieure de quelques schillings. La première fois c’était pour changer un robinet qui fuyait. La deuxième fois c’était pour une réparation plus importante, à la chaudière. Elle…
– ELLE, répétai-je après lui.
– Une vieille avare. Alors que mon devis était le moins cher, elle a encore essayé de me faire baisser mon prix.
Je tenais ma cigarette pointée sur sa poitrine.
– L’adresse?
Il a rempli mon verre ballon presque jusqu’en haut.
– Prosit.
Nous avons trinqué.
– Mmmmmm, fameuse cette prune!!… Frau Moenitz, une veuve… Angela Moenitz, 112 Riemannsgasse. Tout l’immeuble est à elle, mais son appartement est au rez-de-chaussée. Comme ça elle peut surveiller les allées et venues de ses locataires. Une vieille peau, je te dis. Si tu lui mettais une rouste de ma part, ça me ferait un immense plaisir.
Une femme de chambre en uniforme m’introduisit.
– Qui dois-je annoncer, meinherr?
– Mon nom ne vous dira rien. Dites à Frau Moenitz que le fiancé de Leni Erfürth souhaiterait lui parler.
La femme de chambre ne broncha pas. Mais je vis à son regard que ma flèche avait porté.
J’attendis dans un salon encombré de meubles rococo, surchargé de tentures, velours, dorures… Je ne parlerais cependant pas de mauvais goût. Non, l’ensemble avait une réelle harmonie dans les couleurs, les styles, jouant parfois de contrastes audacieux. Le décorateur qui avait réalisé ce salon savait ce qu’il faisait : il fallait que ça sente le pognon à plein nez, sans pour autant faire « nouveau riche ». J’examinai une lampe en verre soufflé: elle était signée Gallé.
Je me levai quand la porte s’ouvrit. Le terme de « vieille peau », employé par Bernhardt, était peut-être justifié concernant son caractère, mais ne s’appliquait certainement pas à son physique. Je lui donnais la soixantaine. Imposante, altière même, Angela Moenitz portait une robe de satin beige clair à manches courtes. Un collier d’ambre soulignait son cou à peine empâté. À la façon dont elle m’examina des pieds à la tête, j’eus l’impression qu’elle devait bien aimer avoir un homme dans son lit le soir. Surtout après s’être descendue cinq ou six cocktails. Les poches sous ses yeux et le gonflement de son visage trahissaient une alcoolique.
Elle vint au devant de moi, la main tendue.
– Bien que nous ne nous soyons jamais rencontré, j’ai souvent entendu parler de vous, monsieur Blandt.
Elle eut un sourire, comme pour s’excuser.
– J’ignore quel portrait Leni vous a fait de moi, mais je ne suis pas le garde chiourme que vous imaginez. Si j’interdis à mes locataires de recevoir des hommes, ce n’est nullement par pudibonderie ou étroitesse d’esprit. C’est tout simplement pour ne pas avoir d’ennuis avec la police. Les événements m’ont donné raison, ne trouvez-vous pas?
– Vous pensez à Frau Leimmer?
– Elle et bien d’autres… Les « petites maisons » avaient fini par devenir une institution à Vienne. Toutes les logeuses qui avaient des chambres à louer s’y mettaient. Aujourd’hui, elles cassent des cailloux en tenue rayée de bagnard. Désolée, mais je ne trouve pas ce vêtement particulièrement seyant. Sans doute suis-je trop coquette…
– Leni a surtout mis ces restrictions sur le compte de vos croyances religieuses.
– Ah! je vois…
Angela Moenitz renversa sa tête en arrière et partit d’un éclat de rire.
– Elle vous a dit que j’étais une affreuse bigote … Génuflexions, signes de croix, pénitences et macérations … Alors que mademoiselle Erfürth ne jurait que par Marx, Lenine, la Révolution Prolétarienne, la 3ème Internationale… Je suis effectivement catholique et je déteste l’anarchie. Ce qui ne m’empêchait pas de trouver votre fiancée très sympathique. Et d’admirer son beau talent de dessinatrice.
– Vous avez vu beaucoup de ses dessins?
– Quelques uns. Et je peux facilement imaginer ceux qu’elle ne m’a jamais montrés.
– Les caricatures politiques?
– Aussi les illustrations qu’elle faisait pour Himmelbauer.
Je retins ma respiration.
– Vous connaissez Himmelbauer?
– Pas personnellement. Mais j’ai beaucoup soutenu Leni au moment de sa mort. Elle était au bord de la dépression, j’ai été une image de mère pour elle tout au long de cette période difficile. Vous savez comment Himmelbauer est mort, n’est-ce pas?
– Non.
– Angela resta un moment silencieuse. Elle pétrissait ses mains en étirant les doigts, partant du pouce.
– Walther P.38
– Vous voulez dire qu’il a été…
– Assassiné. Deux balles dans la nuque. Leni m’a fait lire vos reportages très documentés et pertinents sur le réarmement de l’Allemagne sous Hitler. Vous savez par conséquent que le Walther P.38 était l’arme réglementaire des S.A.
– Je le sais.
J’articulais péniblement du fond de la gorge. Mes mots devaient ressembler au croassement d’un corbeau.
– Vous pensez que Leni aurait été, elle aussi…
– « Neutralisée », comme ils disent. Je n’en sais rien. Environ un mois… non, deux mois… après l’assassinat d’Himmelbauer, les chemises brunes sont venues l’arrêter chez moi. Ils étaient quatre, commandés par un chef de section. Je n’ai rien pu faire. Un S.A. m’avait poussée dans un fauteuil et me menaçait de son arme. Votre fiancée a été menottée dans le dos. Quand ils sont partis j’ai regardé de ma fenêtre. Ils l’ont enfournée dans une grosse voiture qui a démarré aussitôt. C’est la dernière fois que j’ai vu Leni Erfürth.
– Si elle était emprisonnée, on devrait pouvoir savoir où?
– Dans votre pays, oui. Dans l’Allemagne hitlérienne, non. Or depuis le 12 mars 1938, au cas ou vous l’auriez oublié, l’Autriche est devenue officiellement la province « Ostmark » du Reich Allemand.
– Durant l’année 1938, il y a eu beaucoup d’enlèvements et d’exécutions sommaires en Autriche.
– Les journaux disent entre deux et trois mille. Je suis certaine qu’il y en a eu au moins le double.
– On les enterrait où, dans des fosses communes?
– Les pêcheurs à la ligne disent que les poissons du Danube ont énormément grossi durant cette période.
Je remerciai Angela Moenitz et pris congé.
La femme de chambre habillée comme à la cour des Habsbourg me reconduisit le long d’un hall pavé de larges dalles vernissées, à la mode des villas italiennes. Elle prit au portemanteau mon chapeau et mon parapluie, me les donna. Son visage resta de marbre quand elle glissa un papier plié dans le creux de ma main.
J’attendis d’être arrivé à la station Tiergarten pour ouvrir le billet, écrit sur une page arrachée à un cahier. Et même là sous les arbres, au milieu des passants, des gosses roulant leurs cerceaux, des amoureux enlacés, des jeunes mamans poussant leurs landaus, je lançai des regards furtifs autour de moi, craignant d’être épié.
« J’aimais beaucoup Leni Erfürth. J’ai écouté votre conversation derrière la porte. Tout ce que vous a dit madame Moenitz est un tissu de mensonges. Votre fiancée avait déja quitté Vienne quand les S.A. sont venus pour l’arrêter. Elle a été sauvée par le pasteur Janitsch, de l’Église Réformée Luthérienne, 36 Altegreverstrasse. Je vous demande de ne pas essayer de me rencontrer, vous me feriez courir trop de risques. Je ne vous serais d’aucune utilité, je ne sais pas comment Leni à pu s’évader. Je ne l’ai jamais revue depuis. Allez voir le pasteur Janitsch, lui pourra vous renseigner. »
36 Altegreverstrasse.
Le temple luthérien était fermé. Je n’ai pas aimé ce type de fermeture: des planches clouées en travers, comme sur la vitrine des magasins juifs. Une grande affiche était placardée sur la porte barricadée.
J’ai monté les marches pour y regarder de plus près.
L’affiche était un agrandissement photographique, montrant un ecclésiastique pendu à une potence.
Légende: Ce valet du judaïsme international a fait évader des juifs en Suisse, les soustrayant à la juste et légitime vengeance du peuple allemand. Ainsi seront punis tous les traîtres.
J’ai redescendu lentement les marches. Mes tempes bourdonnaient. J’ai machinalement sorti mon paquet de Gauloises. J’ai placé une cigarette entre mes lèvres, oubliant de l’allumer.
Sur le trottoir, une vieille femme en guenilles jetait du blé aux pigeons.6 Dernier atout
ll m’en restait encore un – mon « dernier atout »!!
Cette fois, pourtant, j’avais bon espoir. Je pensais le tenir. Par la faculté de lettres et sciences humaines de Budapest, où il avait enseigné le français, j’ai pu retrouver la trace de Martin Kazinczy, le traducteur des deux bouquins Carrington. Je l’ai retrouvée d’autant plus facilement que le gaillard était connu comme le loup blanc, ayant été chassé de l’université pour « comportements inacceptables ». Ayant connu Leni à la défunte Librairie des curieux et des bibliophiles, peut être était-il resté en rapports avec elle et savait-il ce qu’elle était devenue? Kazinczy habitait Perchtoldsdorf, dans la banlieue sud. Je dis bien habitait… au passé.
La vague brune avait déferlé…
Homosexuel un peu trop flamboyant (j’appris que, convoqué devant le conseil de discipline de son université, il s’était présenté habillé en marquise Louis XV), pilier des bars gays autour de la Bœrningen Platz, il s’était fait épingler vite fait par les représentants de « L’Ordre Nouveau ». Victime d’un accident vasculaire, survenu au cours d’un interrogatoire musclé dans les locaux de la sinistre 3ème Section, il survivait dans un état semi-comateux, inconscient et paraplégique, sur un lit du Neurologischem Zentrum Krankenhaus, dans Wolkersbergenstrasse, à la pointe sud du 11ème arrondissement. Les fenêtres de l’hôpital plongeaient sur le parc de camions des usines Khülnn.
L’infirmière-chef portait une plaquette de bakélite sur l’angle droit de la bavette de son tablier blanc, militairement amidonné et repassé: Gisela Krauss.
– Oui, je pense que l’expérience vaut d’être tentée. De temps en temps monsieur Kazinczy articule des mots qui semblent être du français. Mais vous comprenez bien que je n’ai aucun pouvoir de décision. Seul le professeur Weyprecht peut prendre cette responsabilité.
Ledit professeur nous a fait poiroter quinze jours. Un petit bonhomme rondouillard à la moustache grisonnante, à la blouse blanche froissée ouverte sur un impeccable costume de flanelle grise à fines rayures. Le pli de son pantalon faisait penser au tranchant d’un couteau. Chaussures anglaises au brillant de miroir. Son épingle de cravate représentait un fer à cheval traversé d’une cravache: l’insigne du très exclusif Jockey Club.
– Je mentirais en vous disant que j’y crois beaucoup… Mais pourquoi pas? De toute façon il n’y a pas grand chose à perdre. Suivez moi.
Kazinczy était déjà un cadavre.
Je me suis penché.
– La Chambre Jaune?
– Ou-ou-ou-ou –– iiiiiiiii.
– Les Flagellants et flagellés de Paris?
– Ou-ou-Hou-HOU –– iiiiiiiiii.
– Himmelbauer.
– Arh… Ahr… Ou-ou-ou-HOU-HOU…
– Leni Erfürth.
Tout son corps s’est bandé en arc. Il a pu se redresser sur ses coudes.
– ARH… ARH… OU-OU-OU-OU-OU…
Sa bouche s’ouvrait comme un entonnoir, béante, énorme, montrant un puits noir d’où s’échappait une mousse gluante.
– ARH… ARH… OU-OU-OU-OU-OU…
L’effort était au dessus de ses forces. Kazinczy est retombé à plat sur son oreiller. Sa narine droite semblait s’être dilatée, montrant un cratère sombre hérissé de poils, alors que la gauche s’était au contraire rétrécie au point d’obstruer complètement le trou. L’une de ses paupières tremblait comme du papier de soie agité par un courant d’air.
Le professeur Weyprecht m’a touché l’épaule.
– Ça suffit. On en tirera rien de plus.
Dans le couloir, une jeune élève infirmière lavait le linoléum à quatre pattes.
Le taxi qui m’a ramené était conduit par un Russe blanc… Peut-être un ancien grand duc moscovite? La radio passait des tubes à la mode. Nous venions de traverser le Ring. J’allumais une Gauloise avec mon briquet à amadou quand la voix inimitable de Zarah Leander a couvert le bruit du moteur:
Der Wind hat mir ein Lied erzählt von einem Glück,
Unsagbar schön!
Er weiß, was meinem Herzen fehlt, für wen es schlägt und glüht.
Er weiß für wen: Komm, komm.
Ach!
Der Wind hat mir ein Lied erzählt, von einem Herzen, das mir fehlt...
Le vent m'a murmuré une chanson de bonheur,
Terriblement belle!
Il sait ce qui manque à mon cœur pour l’illuminer et le faire rayonner.
Il sait à qui je dis: Viens, viens.
Ah!
Le vent m'a murmuré une chanson, venant d'un coeur éloigné qui me manque tant…
Le vent…
Le vent d’hiver qui prend les rues désertes en enfilade… Qui soulève de hautes vagues grises sur le Danube… Qui fait de temps en temps dégringoler des cheminées vétustes derrière le théâtre japonais…
Est-ce l’une de ses rafales qui m’aurait apporté cette lettre?
Il était neuf heures onze du matin quand le téléphone a sonné dans ma chambre de l’hôtel Sacher. Je le sais parce que ma montre retardait et je venais de prendre l’horloge parlante pour la mettre à l’heure. J’avais à peine raccroché que la sonnerie retentit.
C’était Michel « Jumbo » Bouchard, de notre bureau genevois de l’agence France Presse.
– Je te réveille, Vic? Il me semble sentir du Bruichladdich dans l’écouteur…
– Trop tôt, mon frère. Je ne serai pas beurré avant midi.
– Je t’appelle, vieux, parce que t’as du courrier dans ta boîte. Est-ce que je le garde, ou je te le réexpédie à Vienne?
– Combien de lettres?
– Trois.
– Importantes?
Deux n’étaient pas importantes. La troisième:
– Elle a voyagé presque autant que toi. Elle est postée de Suisse le 10 octobre 1938, à Oberegg, dans le canton d’Appenzell. Elle a été initialement envoyée à ton adresse à Paris. De là – il y a le cachet du bureau de poste de la rue d’Alésia – elle a été réexpédiée à Barcelone, pour finalement aboutir chez nous via Tanger. L’écriture sur l’enveloppe n’est pas française.
– Écrite à la main?
– Oui.
– Pas d’adresse au dos?
– Non, rien… Attends… Si… Il n’y a ni nom ni adresse, mais il y a un tout petit dessin au dos de l’enveloppe.
– Où ça?
– Dans le coin, en bas à droite. C’est vraiment minuscule, j’aurais très bien pu ne pas le remarquer. Ça représente une petite fée ailée.
Un courant électrique m’a traversé de haut en bas. C’est parti du sommet du crâne, vraiment tout en haut, pour m’enrober les tempes, descendre par séries de frissons le long de la nuque… Les épaules, le dos, la colonne vertébrale, les reins… Des picotements nullement désagréables qui semblaient progresser au ralenti et sont allés mourir dans mes pieds. Durant quelques secondes je suis resté paralysé, le combiné téléphonique dans mon poing crispé, incapable de bouger ou de répondre.
– Tu es là, Vic?
– Oui.
– Qu’est-ce que je fais avec ton courrier?
– Tu ne l’envoies surtout pas en Autriche. Je saute dans le premier train pour Genève et j’arrive.7 Une lettre de Leni ! !
Tyrol (lieu hélas inconnu !)
Le 3 octobre 1938
Mon Victor chéri...
Mon amour!!
Un contrebandier doit, moyennant finances (et j’ai bien du mal à m’en procurer, des finances!!), doit donc poster cette lettre en Suisse – la recevras-tu? Nous sommes sous haute surveillance ici. Si, par malheur, ce message était intercepté par notre service d’ordre, je serais mise au cachot, sûrement fouettée …
Voici donc ta pauvre Leni cloîtrée au cœur des Alpes, mon chéri: rien que des alpages, encore des alpages, toujours des alpages. À perte de vue. Et des vaches. Ces vaches tyroliennes, enflées comme des hippopotames, qui donnent quinze litres de lait par jour. Je ne peux même pas te donner de précision sur l’endroit où je suis. Tout le monde ici parle de « See »… mais comme il y a 574 lacs au Tyrol?? (Je l’ai appris en classe).
La seule indication que j’ai, c’est que ce « phalanstère » où je me cache – en fait une communauté plus ou moins chrétienne (hum!!… re: hum) – ne doit pas se trouver bien loin de la frontière. Nous recevons, en contrebande, des produits étrangers que l’on ne peut plus se procurer en Autriche. Notre « Directeur Spirituel » fume des Lucky Strike, devenues pratiquement introuvables. Le nouveau régime hitlérien serre la vis et réduit au maximum les importations en dollars. J’ai ramassé un paquet vide dans la corbeille: c’est bien de l’importation suisse.
Et puis aussi, selon certaines rumeurs persistantes, des guides de montagne font passer clandestinement la frontière à des juifs fuyant le nazisme.
Montagnes, ô montagnes!!
Ce que je peux déjà t’en dire, c’est que tous ces films sur les Alpes tyroliennes sont bidons: les paysannes que j’ai pu apercevoir ne sont pas en costume folklorique; elles ne dansent pas sur la place du village, en chantant des airs de Franz Lehar, quand le châtelain du coin arrive dans sa calèche (frisant ses moustaches en pointe); d’ailleurs il n’y a plus de châtelains; les bergers ne poussent pas des yodel-la-aa-yodel-la-aa-itou dont l’écho se répercute de glacier en glacier (ici un numéro de claquettes par Marika Rökk). Désolé, mon cher. C’est toujours douloureux de perdre ses illusions, je sais.
Ben oui, ta petite Leni adorée (c’est de toi: tu me trouvais adorable) est vachère au Tyrol! C’est un aspect du folklore local si l’on veut, d’accord. Mais certainement pas le folklore auquel je m’attendais. Vachère! Je ne parviens pas à me le mettre dans la tête, il faut que je me le répète pour y croire. Vachère en tablier. Un immense tablier à bretelles, en grosse toile qui fut probablement bleue à l’origine, maculée d’anciennes taches de bouse devenues indélébiles avec le temps et délavée par d’innombrables lessives. Et – je te le donne en mille – RAPIÉCÉ!! Parfaitement: une large pièce rectangulaire a été cousue sous la poche ventrale, pour recouvrir un endroit qui était sans doute déchiré ou troué. Le tablier étant devenu bleu grisâtre à l’usage, cette pièce rapportée se détache en bleu plus foncé au milieu de la jupe. J’aime autant te dire que j’ai la touche!! En fait, je suis parfaitement dans le rôle qui est désormais le mien: celui d’une vachère et fille de ferme. La « Chef » prétend que c’est excellent pour dégonfler mon ego. Par moments il me prend des envies de foutre le feu à leurs granges, étables… leurs « bungalows » alignés au cordeau, comme dans une cité ouvrière… Puis je me dis que, dans le fond, Fraulein Moltke n’a pas tout à fait tort. Je suis orgueilleuse, vaniteuse même. Tu peux donc facilement imaginer l’effet que me fait ce vieux tablier sentant la bouse et le purin. Je le noue par dessus ma blouse en me levant le matin, et ne l’ôte que pour aller au lit le soir. Quand je vois les autres femmes, aux cuisines ou au réfectoire, je constate que je suis la plus souillon de toutes. La Molkte, toujours prête à m’humilier, se bouche ostensiblement les narines lorsque je passe près d’elle.
À toi, mon chéri, je peux bien l’avouer: il m’est arrivée de glisser une main sous la jupe de ce méchant tablier pour… pour…
En pensant fort à toi!! Tu vois de quoi je parle, n’est-ce pas, mein chatz?
A Vienne j’ai eu un pot incroyable. J’ai quitté mon studio chez la mère Moenitz deux jours avant que les nazis ne rappliquent pour me gauler. Ça s’appelle de l’intuition féminine ou je ne m’y connais pas…
Un pasteur eucuménique, chez qui j’allais de temps en temps écouter les sermons, m’a déniché ce refuge où je suis encore aujourd’hui – après m’avoir longuement et sévèrement sermonnée pour mes idées gauchistes.
Il travaillait avec une filière d’évasion israélite, mais je n’avais pas suffisamment d’argent pour payer les passeurs suisses. Une évasion coûte 5 000 schillings. C’était au dessus des moyens de ta petite fée ailée. Je pense qu’il m’a envoyé chez les « Vieux Croyants » en dernier ressort, se disant que j’y serais quand même mieux que dans un camp de concentration nazi. Je ne doute pas de sa bonne foi.
Il me fallait trouver une cachette de toute urgence, j’avais la Gestapo aux fesses. Cette communauté de farfelus a accepté de me donner asile. En me traitant – c’est le prix à payer – ma « mortification », disent-ils – comme la dernière des servantes.
Servante fessée – entièrement déculottée, sur mon derrière honteusement dénudé – si Fraulein Moltke trouve un motif pour m’infliger sa punition de prédilection. C’est une fesseuse passionnée, je m’en suis rendue compte dès mon arrivée. Mes sentiments sont mitigés à son égard. Lors de mes premiers jours chez ces intégristes – Ils se font appeler les « Vieux Croyants » – je me suis braquée contre elle. Avec le résultat que, de son côté, elle s’est braquée contre moi. Nos polarités se repoussaient Qu’est Hedwig Moltke pour notre communauté? Officiellement la régisseuse, en réalité la maîtresse absolue du domaine. Elle n’est plus toute jeune, je lui donne entre quarante-cinq et cinquante ans. La mère Mac Miche: la vivante caricature de la vieille fille revêche et aigrie. Elle porte des tenues monacales: jupe longue; chemisier boutonné jusqu’au cou; pas de seins et presque pas de fesses; sanglée très serrée dans un tablier blanc, toujours immaculé et raide d’amidon, qui lui tombe sur les pieds. Pour qu’il soit toujours aussi blanc et aussi raide, sans jamais la moindre trace de souillure, je suis persuadée qu’elle change de tablier plusieurs fois par jour. Tout le monde ici sait qu’elle jouit d’un ascendant total et complet sur Herr Löwendorfer qui, sous ses allures onctueuses, sous ses airs de Souverain Pontife, est en réalité un grand mollasson sous la coupe de sa régisseuse et maîtresse. Alors que dans ses sermons du dimanche, drapé dans sa toge blanche qu’il prétend avoir été celle de l’apôtre Pierre, Herr Löwendorfer prêche la domination masculine et la soumission des épouses comme étant partie intégrante des lois divines transmises à Moïse sur le mont Sinaï, la vérité m’oblige à dire qu’il se comporte en petit garçon, effrayé à l’idée de désobéir à sa lavementeuse adorée.
Oui, mon chéri, tiens toi bien: elle lui administre régulièrement des lavements.
Oui: la canule. Dans son trou-trou.
Le grand ramonage de la tuyauterie!!
Un matin où j’étais à ma fenêtre, derrière les volets clos, j’ai entendu le livreur de bière qui causait avec la régisseuse. Ce colosse – un pur tyrolien en lederhose, des épaules comme des essieux de camion, médaillé dans les championnats de lutte alpine – demandait un remède contre la constipation.
– Trois jours, Fraulein Moltke… Vous vous rendez compte? Trois jours que ma Martha n’arrive pas à faire. De temps en temps elle est prise de coliques qui le font se tordre en criant de douleur. Mais ça ne vient pas… Elle a beau pousser, pousser… Rien à faire! Ça ne veut pas sortir. Vous cultivez tout plein de plantes médicinales dans vos jardins… Comment appelez-vous ces remèdes naturels, déjà: l’homopatrie?… L’homopoultie?
– L’homéopathie.
– C’est ça! L’homéopoultrie. Je ne sais pas si j’arriverai à m’entrer ça dans le crâne un jour. Vous avez de ces noms, vous autres les intellos!!… Sans vouloir vous heurter, Fraulein, tout l’monde il a pas votre instruction. Est-ce que votre homéopoutrie ça marche pour la constipation?
– Ça marche même très bien. Entre donc, Franz… je vais te donner ce dont ta femme à besoin. Attends moi ici, je reviens dans deux minutes.
Je suis allée sur le palier sur la pointe des pieds pour écouter la suite.
– Voilà. Dans cette boite j’ai mis des graines de lin brun. Ta femme doit en prendre une pleine cuillère à soupe quatre fois par jour. Maintenant ces sachets…sept sachets, pour la semaine… je te les mets à part dans ce sac. Ils contiennent le nécessaire pour des lavements laxatifs. Ces lavements aux plantes agissent en profondeur. Ils sont particulièrement efficaces si on les pratique en cure de trois semaines. Je t’en redonnerai quand tu repasseras. Les stases fécales sont jour après jour expulsées par l’activation des mouvements naturels du côlon. Aucun produit chimique. Tout est naturel – bourdaine, séné, ricin, aloès – des plantes cueillies sur notre domaine, issues de nos cultures, garanties sans engrais chimiques ni pesticides. Nous ne sommes pas clients de la société Bayer. Un sachet est à diluer dans un litre d’eau tiède.
– Des lavements?
– Oui, je dis bien: DES LAVEMENTS. Si possible en cure de trois semaines
– Alors là, Fraulein Moltke…
– Quoi donc, Franz?
– C’est impossible!!
– Pourquoi est-ce impossible, je te prie?
– Parce que Martha n’acceptera jamais de se faire…
– De se faire?
– Ben… comme vous dites, Fraulein Moltke.
– Lavementer?
– Oui.
– Glisser la canule.
– Y’a d’ ça…
– Bien sûr il y a de ça. Glisser la canule à lavement dans son trou à caca… Son trou à caca étant justement et précisément l’endroit qui pose problème… L’endroit d’où partent TOUS SES PROBLÈMES. Peux-tu comprendre cela, Franz? Son trou bouché… Bouché hermétique tellement il est serré. Et qu’il est par conséquent nécessaire, que dis-je? qu’il est par conséquent indispensable de déboucher. Et comment déboucher ce trou obstrué? Ce trou obstinément fermé? Fermé autant pour des raisons psychiques que par des matières fécales durcies. L’un engendrant l’autre: c’est un cercle vicieux. Plus nous sommes stressés, angoissés, plus nos tripes se nouent… l’expression populaire le dit bien… « Avoir les tripes nouées »… Écoute moi, Franz. Que fais-tu quand tu as des problèmes de plomberie à la maison? Dans l’évier on verse de la soude. Dans les cabinets des sels chlorés qu’on laisse agir une nuit. Eh bien nos boyaux c’est pareil. Si ta Martha veut se débarrasser de cette constipation chronique qui la fait souffrir, il est indispensable qu’elle fasse une cure de ces lavements aux plantes naturelles que je t’indique.
– Je vous crois volontiers, Fraulein Moltke. J’ai souvent entendu parler des bienfaits de l’homéopoutrie. Mais si Martha refuse de prendre ses lavements, que puis-je faire?
– Tu peux faire beaucoup de choses, Franz?
– Je vous demande quoi, Fraulein Moltke?
– Herr Löwendorfer.
– Le Maître!!
– Oui, comme tu dis… LE MAÎTRE. Eh bien je peux te dire entre nous, Frantz, que LE MAÎTRE est souvent constipé. Effroyablement constipé. D’énormes responsabilités pèsent sur ses épaules. Il doit assurer la survie économique et financière de notre communauté. Il est constamment submergé de demandes de membres qui s’imaginent qu’il va résoudre leurs problèmes d’un coup de baguette magique. Je sais que ça peut paraître ridicule, mais beaucoup parmi nos fidèles le prennent pour Dieu le Père. Son devoir envers les « Vieux Croyants » est d’assumer cette position, en leur faisant croire à tous qu’il EST Dieu le Père. Sinon tout notre système s’écroulerait comme un château de cartes. La place qu’ occupe Le Maître dans notre communauté est extrêmement difficile à tenir, autant moralement que nerveusement, je peux te l’assurer.
– C’est marrant ce que vous dites là. Ça me fait penser au chancelier Hitler!
– Tu n’as pas tort, Franz. Tu n’as pas tort du tout. C’est exactement de la même manière qu’Hitler est piégé. Sieg Heil!! Sieg Heil!!! Ô Führer… Ô Grand Sorcier… Tire nous de notre merde et rend ton peuple heureux. Simplement il fait des promesses qu’il sait ne pas pouvoir tenir. Il joue de sa mégalomanie pour exalter le peuple, pour mieux tirer les ficelles de ces pauvres marionnettes qu’il fait défiler au pas de l’oie. Il en crèvera éventuellement. En crèvera dans une diarrhée monstre qui engloutira toute l’Allemagne dans sa coulée. Et – hélas – l’Autriche avec.
– Le remède, Fraulein Moltke?
– Une cure de lavements de trois semaines, avec les plantes que je t’indique.
– Herr Löwendrorfer se soumet-il à cette cure sans protester?
– Absolument. Et…
Je ne pouvais pas les voir du palier où j’étais tapie dans l’ombre. Mais j’entendais tout.
– … et si par hasard, dans un moment de révolte… de sotte révolte masculine qu’il ne parviendrait pas à contrôler, il refusait de prendre son lavement…
Il y eut un silence. Je n’entendais plus que la respiration oppressée de l’homme. Je me l’imaginais rouge, congestionné, penaud comme un petit garçon grondé devant la régisseuse dont le chignon lui arrivait à peine à mi-poitrine.
– Dis-moi, Franz… Ta Martha, ne lui arrive-t-il jamais d’être opposante, têtue? De vouloir n’en faire qu’à sa tête et refuser d’entendre raison?
– Ma foi… Y a ben un peu d’vrai dans ce que vous dites, Fraulein Moltke. C’est sûr qu’il lui arrive de me tanner jusqu’à ce qu’elle ait obtenu ce qu’elle veut. Pas tous les jours, non. Mais ça lui arrive de temps en temps. C’est un peu pareil avec toutes les femmes, vous ne croyez pas?
– Non, Franz, je ne le crois pas. Ce type de comportement n’existe que dans les ménages où la femme fait ses quatre volontés… Si elle fait ses quatre volontés, c’est parce que son mari ne sait pas, ou ne veut pas, la cadrer et la remettre à sa place.
– Martha est une excellente cuisinière.
– Voilà! Nous y sommes… Nous y sommes en plein!! Ta Martha mitonne de bons petits plats pour régaler le gros gourmand que tu es. En échange de quoi tu lui laisses la bride sur le cou et tolères ses accès de mauvaise humeur. Sais-tu comment cela s’appelle, Franz? Ça s’appelle tenir son homme par les cordons du tablier.
– Je…
– C’est ça, mon garçon… Riboule bien tes beaux yeux bleus… Fais bien gonfler tes biceps de lutteur… Impressionne moi bien du haut de tes 1m90… Quel homme!!! Ça c’est un mâle ou je ne m’y connais pas. Un pur mâle tyrolien qui met sa petite femme aux fourneaux pendant qu’il boit sa bière en lisant le Tyrolische Alegemein Zeitung. Bidon. Balivernes. Vous n’êtes en réalité que des baudruches. Des pantins que les bonnes femmes tiennent en laisse par les cordons de leurs tabliers. Des saucisses dans leur assiette, plus de saucisse dans le pantalon. C’est ça les hommes d’aujourd’hui.
– Oh! Fraulein Moltke… Tout de même, vous exagérez!!
– Je n’exagère rien du tout. Sais-tu de quoi elle a besoin, ta femme?
– Dites…
– De quelques bonnes fessées. Pour lui montrer une fois pour toutes qui commande à la maison. Madame s’est montrée grincheuse, acariâtre… Allez Hop!! Ses jupes et ses jupons en l’air… Sa culotte baissée en bas des cuisses… Les pans de son tablier bien écartés… Et PAN! PAN! PAN! PAN!… La Fessée!! Une magistrale et cuisante fessée, administrée sans faiblesse ni rémission sur son derrière nu. Martha a été opposante ou désobéissante… LA FESSÉE. Martha a fait une colère en tapant du pied et lançant des objets à travers la maison… LA FESSÉE. Martha a refusé de prendre son lavement alors qu’elle se plaint d’être constipée… LA FESSÉE….
Mon Victor chéri, mon amour …
Nous y voici enfin arrivés!!
C’est bien sûr de LA FESSÉE que je veux te parler dans cette lettre. Comme tu le sais certainement, les châtiments corporels font partie de la règle en vigueur chez ces intégristes. Tôt ou tard, tous les membres de notre communauté sont amenés, pour un motif ou un autre, à recevoir le fouet. Disons que, dans mon cas, c’est arrivé plus tôt que plus tard…
Voici le compte rendu fidèle de ce qu’a subie ta Leni dimanche dernier, après l’office. Il ne fait aucun doute dans mon esprit que la sévère punition que m’a infligé Herr Lôwendorfer lui a été suggérée – pour ne pas dire ordonnée – par son égérie, à savoir notre redoutable et tyrannique régisseuse: Hedwig Moltke.
Le culte venait de se terminer. Nos fidèles se plaçaient en file pour sortir. A la porte, Herr Löwendorfer les attendait, serrait des mains, caressait la tête des enfants, avait un mot aimable pour tous. Les familles regagnaient alors leurs logements respectifs, où les femmes commençaient à préparer le repas de midi. Mais dimanche dernier, notre leader, appelé « Père Supérieur », leur a dit de se rendre dans la salle de conférences, où il avait une importante communication à leur faire. Il faisait beau; un chaud soleil éclairait la chapelle d’une lumière dorée. Sur la pelouse, le plus jeune des fils Gründt lançait un bâton au loin, que son chien allait chercher ventre à terre, lui rapportait à grand renfort de battements de queue, et réclamait une nouvelle partie en jappant et sautant.
Venant de dehors, j’éprouve une impression de fraîcheur en entrant dans la salle de conférences. Je frissonne, regrettant de pas avoir pris un pull.
Une table est installée dans l’allée centrale. Sur cette table un projecteur d’images. Un de ceux que l’on utilise dans les écoles, pour faire des projections aux élèves: on place un livre dans un tiroir, ouvert à la page où se trouve l’image que l’on souhaite agrandir; on fait glisser ce tiroir jusqu’à ce que le livre soit positionné sous un jeu de miroirs recadrant l’image dans la focale de l’objectif; on allume alors la lampe du projecteur et les images apparaissent sur un écran.
Herr Löwendorfer me désigne d’un doigt accusateur.
– Leni Erfürth, montez sur l’estrade, je vous prie.
Il plastronne dans sa robe blanche d’apparat.
Je me lève, monte sur l’estrade et m’assied sur la chaise que me désigne notre gourou.
La Moltke ne me quitte pas des yeux. Un rictus gourmand ourle ses lèvres gonflées. Sa bouche palpite comme un anus dilaté. Elle a le feu aux joues. Pour se donner une contenance et masquer son excitation, elle tripote son chignon.
Face à l’assistance, je remarque l’absence des jeunes: je n’ai devant moi que des adultes, les yeux rivés sur ma personne. Plusieurs femmes tiennent la main de leur mari et se serrent contre lui, comme apeurées. Les hommes sont endimanchés: costume gris ou noir; col empesé; cravate de couleur neutre; souliers cirés. Les femmes portent le dirndl autrichien, long. Je repère Angelica Kauffmann, assise au troisième rang entre son père et sa mère. Dix-neuf ans, blonde, taillée comme un cheval de labour. Contrainte à la confession publique après s’être prosternée devant le « tabernacle de Salomon », elle a du avouer, agenouillée face aux fidèles dans l’allée centrale, comment elle avait menti à ses parents, leur disant qu’elle allait travailler dans les serres alors qu’elle s’échappait pour rejoindre son amoureux derrière les écuries. Les seins lourds, la respiration courte et sifflante, Angelica a été forcée de raconter son châtiment par les menus détails: couchée à plat ventre sur son lit, sa maman lui avait relevé sa chemise de nuit sur les épaules; puis elle était venue se positionner à la tête du lit pour la maintenir solidement par les poignets. Herr Kauffmann, un ancien batelier du Danube, avait prit place à sa droite, balançant et soupesant une large et épaisse étrivière en cuir fauve… Schlakk! Schlakk! Schlakk! Schlakk!… Dix coups d’étrivière administrés du côté droit. Papa Kauffmann fait alors le tour du lit et recommence… Schlakk! Schlakk! Schlakk! Schlakk! Schlakk!… Dix coups administrés du côté gauche. Et on repart à droite… Et on fait à nouveau le tour à gauche. Dix fois de suite. Cent coups d’étrivière. La douleur était à la limite du supportable. Après la correction, les fesses d’Angelina ressemblaient à une bassine de confiture de groseilles. Elle avait supplié qu’on lui applique de la pommade adoucissante, mais vu la gravité de la faute sa maman lui avait refusé ce soulagement. Pendant cette confession publique, j’avais observé plusieurs fois, à la dérobée, Fraulein Moltke. Ces symptômes ne trompent pas. Serrant les dents autant que les fesses, gorge serrée et boyaux noués, notre cerbère s’était bel et bien payée un orgasme dans sa culotte!!
Le soleil entre à flots par de hautes baies vitrées. Fraulein Moltke se lève. Elle sort un livre de son sac. Des bandes de papier blanc servent de marqueurs à plusieurs pages. Elle ouvre le livre à l’une de ces pages et va le placer dans le tiroir du projecteur. Herr Löwendorfer fait baisser les stores.– Mes très chers frères et sœurs…
Il toussote pour s’éclaircir la voix. Il me regarde, assise raide et figée sur ma chaise à dossier droit.
– Vous connaissez tous Leni Erfürth, récemment arrivée dans notre communauté. Traquée par le nouveau régime pour ses opinions politiques, elle m’a été recommandée par des amis de Vienne. Des amis intégristes, partageant nos idées. Après en avoir délibéré avec notre estimée régisseuse, Schwester (sœur) Moltke, nous avons décidé de lui donner asile chez nous. Bien qu’elle n’appartienne pas à notre mouvement, la sachant même socialiste et athée, nous lui avons généreusement ouvert nos portes, par charité chrétienne d’abord, partant aussi du principe que les ennemis de nos ennemis sont nos amis. Face aux douloureux événements dont le Seigneur accable l’Autriche, nous, les « Vieux Croyants », devons aide et assistance à toute personne menacée par la vindicte aveugle et barbares des nazis, quelles que soient ses origines ou sa confession. Nous ne cachons d’ailleurs pas l’espoir d’ouvrir leur cœur par l’exemple de notre mode de vie vertueux, de nos hautes valeurs morales, et d’obtenir un jour la conversion de ces chères âmes que Dieu nous adresse dans son infinie bonté. C’est dans cet esprit de protection et de charité que nous avons accueilli Leni. Et puis il s’est passé CECI: comme il est dit dans le Livre Saint, « Ils laissèrent entrer la femme, et avec elle une armée de démons pénétra dans la cité. » Rappelons aussi le père du désert Nisthérôs le Cénobite, qui a écrit dans ses apophtegmes : « La beauté physique ne va pas au delà de la peau. Si les hommes voyaient ce qui est sous la peau, la vue des femmes leur soulèverait le coeur. Quand nous ne pouvons toucher du bout des doigts un crachat ou des excréments, comment pouvons-nous désirer avoir des relations charnelles avec ce sac de fiente? »
Le gourou fait signe à la Moltke d’allumer le projecteur. L’écran s’illumine. Une décharge électrique ne me ferait pas sursauter davantage. Je transpire de la tête aux pieds. J’ai l’impression que mon souffle va s’arrêter.
De calme et posé qu’il était quelques instants auparavant, Herr Löwendorfer se transforme tout à coup en démon grimaçant. Bavant, échevelé, il entame une danse sauvage en montrant l’écran du doigt. Son bras tendu s’agite par saccades rageuses, trépidantes, comme le bras d’un batteur pendant un ragtime particulièrement déchaîné. Passant du rouge brique au blanc verdâtre, il vocifère:
– Le ver est dans le fruit!! Le serpent est entré dans l’Arche!!… JÉZABEL… « Achab prit pour femme Jézabel, fille d’Ethbaal; elle le poussa à aller servir Baal et se prosterner devant les idoles. Rois – 16 : 31 ». « L’Éternel parla sur Jézabel et il dit : les chiens dévoreront Jézabel près du rempart de Jizreel. Rois – 21 : 23 ».Première projection.
… Deuxième projection.
… Troisième projection.Ce sont des dessins licencieux qui m’avaient été commandés par Lipsky, pour illustrer la traduction allemande de Félicia ou mes fredaines, d’Andréa de Nerciat.
La Moltke passe encore deux ou trois vues. Elle éteint le projecteur, monte sur l’estrade. Elle vient se placer derrière ma chaise, pose ses deux mains sur mes épaules et prend la parole:
– Rassurez-vous, mes chers frères et sœurs, nous n’allons pas faire dévorer Leni par des pitbulls. Par contre, je serais assez favorable à ce que notre sœur expie ses péchés en subissant quelques bonnes et salutaires morsures sur cette partie de son anatomie pour laquelle, à en juger par ses dessins, elle semble avoir une évidente prédilection.
Des rires étouffés parcourent l’assistance.
Hedwig Moltke me regarde, ses lèvres ourlées en un sourire moqueur. Je me retiens de la gifler, sachant que ce geste de révolte ne ferait qu’aggraver ma punition. Son silence, chargé de supériorité méprisante, m’irrite bien plus que si elle s’était mise en colère et m’avait injuriée.
Elle finit par articuler du coin de la bouche, d’une voix sifflante et haineuse, à peine plus haut qu’un chuchotement:
– Tu es bien une viennoise. Je vous connais… Affichant un appétit répugnant pour la luxure, pour les pires débauches sexuelles. Mais affolées à la seule idée que le fouet pourrait marquer votre jolie peau blanche… votre peau de courtisanes de luxe, frottée de crèmes, huiles et parfums, rendue souple et soyeuse par les bains et les massages. Tu n’est pas la première que je vois, tu sauras?Elle me met sous le nez un martinet qu’elle avait tenu caché derrière son dos.
– Regarde-le, Leni … Voici l’instrument qui sert à chasser les démons du corps des femmes.Cette fois, je ne peux m’empêcher de me rebiffer.
– Avant de parler du corps des autres, Fraulein Moltke, il faudrait commencer par examiner le votre et vous demander s’il est si propre que ça? Que fait Herr Löwendorfer avec vous après que vous lui ayez administré son lavement?
Un « Oh ! ! » scandalisé s’élève de l’assemblée des fidèles.
La régisseuse me coule un regard meurtrier.
– Nous réglerons cette question une autre fois, Leni.
Elle joue avec les lanières de cuir qu’elle fait glisser et onduler entre ses doigts calleux de paysanne.
– Aujourd’hui, c’est de TA punition qu’il s’agit: la punition biblique qui est administrée aux pécheresses depuis la faute d’Ève.
Elle se tourne vers Herr Löwendorfer, s’agenouille devant lui et lui présente cérémonieusement le martinet.
– Daignez, Ô Père Vénéré, condescendre, au nom du principe sacré de Toute Puissance Masculine, à châtier la pécheresse Leni Erfürth comme elle mérite d’être châtiée, c'est-à-dire sans faiblesse ni rémission.
Se tournant vers moi:
– Te soumets-tu de bonne grâce à la juste correction que notre Père Supérieur veut bien se donner la peine de t’administrer pour ton bien? Ou bien dois-je faire monter sur l’estrade Otto et Edelgard Massenbach pour te maîtriser, et te maintenir ignominieusement courbée, dans la position d’une esclave à qui l’on donne le fouet?
Quel choix avais-je? Les époux Massenbach sont, lui un monument de muscles, elle une montagne de chair. Ancien fermier ruiné par la crise économique des années trente, Otto a rejoint les « Vieux Croyants », où il est devenu le chef d’un redoutable service d’ordre. Sa femme, elle, soulève une balle de fourrage de 40kg au bout de sa fourche. A quoi bon essayer de résister? Je me donne du courage en me répétant que, après tout, ce n’est pas la première fois que mon gros joufflu se fera fouetter…
… N’est-ce pas, monsieur Victor Blandt?
J’avale ma salive, aspire une profonde goulée d’air et prend la position que m’indique ma tourmenteuse: buste penché sur la table; bras tendus au dessus de ma tête; jambes légèrement écartées; croupe bien présentée.
– Préparez-la, Schwester Moltke, ordonne le Père Löwendorfer.
Je sens l’étoffe glisser sur mes mollets, sur le gras de mes cuisses: c’est ma jupe de dirndl qui remonte, pour être rabattue sur mes épaules. Les gros ongles cornés de la Moltke s’introduisent sans ménagement sous l’élastique de ma culotte, prestement baissée autour des genoux. Un souffle d’air frais fait frissonner mes cuisses et mon derrière dénudé. Allez, Leni, sois honnête… Il n’y a pas que l’air frais qui te fasse frissonner!!
La régisseuse se penche pour me murmurer à l’oreille:
– Je te conseille de contrôler très strictement ta lascivité, Leni… Parce que si tu mouilles dans ton tablier pendant la fessée – j’ai vu des femmes le faire – je te préviens que je te forcerai à écarter les cuisses pour que le Père Löwendorfer applique quelques bons coups de lanières sur ta moule baveuse.
J’étouffe un gémissement, qu’elle peut mettre sur le compte de ma posture inconfortable. La vérité, c’est que ses paroles doucereusement sarcastiques me font l’effet d’une brûlure morale, aussi douloureuse que le fouet. Les passionnés se « reniflent » entre eux. Aurait-elle deviné mes penchants sexuels? Serait-elle en train de pincer les cordes qui me font vibrer?
Après m’avoir consciencieusement troussée et déculottée, Hedwig Moltke contourne la table pour me faire face. Elle saisit mes deux poignets qu’elle serre très fort, immobilisant ainsi mes bras tendus à l’horizontale de chaque côté de ma tête.
Je suis prête.
Un sifflement…
Schlaffffff!!!!
Le premier coup de martinet vient de s’abattre.
Trois autres suivent. Notre « Vénéré Père » interrompt un instant mon châtiment pour écarter largement mon grand tablier de fille de ferme, repoussant les pans de grosse toile le plus loin possible de chaque côté des hanches pour dégager ma croupe nue dans toute sa honteuse plénitude.
– Compte les coups, m’ordonne la Moltke. Tu vas en recevoir quarante.
– Je viens de m’en prendre quatre!!!
Dit d’un ton de protestation larmoyante, tortillant ma croupe déjà sévèrement mordue par le cuir incisif.
– Tu en es donc à un dixième de ta punition. Commence à compter à partir de cinq. Et je te préviens… Chaque coup que tu ne compteras pas à voix haute, bien distinctement pour que tout le monde entende, sera nul et non avenu.
– … CINQ!!… SIX!! … SEPT!! … HUIT!!… NEUF!!…
La douleur devient vite intolérable. A chaque coup, j’entends distinctement les claquements des lanières, à la fois fermes et souples, qui viennent balafrer par le travers mon pauvre derrière, dont la masse – que j’imagine bien rouge – peut-être pourpre? – ondule et se frise comme la mer sous un ciel d’orage.
– … VINGT-SEPT!!… VINGT-HUIT!!… VINGT-NEUF!! … TRENTE!!…
Ma conscience brouillée perçoit une voix lointaine ressemblant… oui… ressemblant, me semble-t-il, à celle de Fraulein Moltke.
– Eh bien, Leni? … Que pensent de ce traitement les fesses délicates et satinées de notre jolie viennoise? Voyez-vous, ou plutôt sentez-vous, une différence avec les caresses dépravées et libidineuses des amants que vous rencontriez dans les boîtes de nuit, cabarets et restaurants à la mode de la Gomorrhe autrichienne… MA-DE-MOI-SELLE ERFÜRTH??
Dans la marge de manœuvre restreinte qui est la mienne, solidement cloué sur la table par la Molkte qui me tire les bras en avant, je me tords comme une anguille prise à l’hameçon, sautant, me cabrant, bondissant en rythme avec le martinet qui me laboure le derrière.
– … TRENTE-DEUX!!… TRENTE-TROIS!!...
Des ondes de souffrance érotique me secouent tout entière. Alors que je m’étais promis de tenir le coup, de ne surtout pas leur donner le spectacle de mon vice, de ma jouissance de femme fouettée, je craque. Tout lâche: ma chair: mes nerfs; mes boyaux; mon vagin; mon cerveau. D’abord mon trou rectal laisse échapper un pet sonore, salué par un concert général d’éclats de rire. Puis je me mets à frapper mon sexe enfiévré contre le rebord de la table… frappe, frotte… TRENTE-SEPT!! … TRENTE-HUIT!!… frappe, frotte… TRENTE-NEUF!!… Frappe, frotte… FRAPPE… FROTTE…
Je mouille.
Je jouis.
Je trempe mon tablier. Au milieu de la jupe s’étale une large tache de cyprine.
Ce qui va me valoir, demain ou après demain, ce que m’a annoncé sans sourcilier Fraulein Moltke: une fouettée sur mon vagin coupable. Sur ma « moule baveuse »!!!
Mon Victor.
Mon chéri.
Tu connais mes faiblesses. Tu sais à quel point je suis influençable et vulnérable. Ne penses-tu pas que j’ai mieux à faire de ma vie que de tomber sous la dépendance de sectaires à moitié cinglés qui haïssent les femmes tellement ils ont peur de la sexualité? Et moi… MOI… Moi qui suis tellement ambivalente envers moi-même!!
Je te lance cet appel au secours parce que je ne sais plus où j’en suis.
AU SECOURS!!!!
Viens me délivrer. Vite!!!
Je t’aime, Victor Blandt.
Je t’aime… Ou crois t’aimer (tu vois que je ne te mens pas!). En fin de compte le résultat est le même. Bien que ce ne soit pas tout à fait la même chose. Schopenhaeur. J’aimerais reprendre des cours de philo.
Et toi, mon Victor, m’aimes-tu?
Allez, Vic… un p’tit effort, je t’implore à genoux. Bitte schön. À Paris avec toi. Nous promener enlacés dans l’île de la Cité; les tours de Notre-Dame; les bateaux mouche sur la Seine; les guinguettes à Nogent; le feu d’artifice au Champ de Mars; la Foire du Trône. Où habiterons-nous? Sur la butte Montmartre? Au Quartier Latin? Une chambre sous les toits où l’on se douche dans un tub en zinc, ou un luxueux appartement avec salle de bains en marbre? Je mettrai un tablier parisien très coquin, tout en volants et fanfreluches, un nœud énorme au creux des reins, pour te préparer une cassolette de queues d’écrevisses au Sauternes. As-tu déjà baisé dans le métro, tassés dans la cohue, debout pressurés de partout, toi par ta braguette ouverte, la bonne femme sous sa robe relevée jusqu’au nombril?
J’adorerais ça. Sur la ligne 8, entre les stations République et Reuilly-Diderot. J’ai toujours ce plan du métro que tu m’as donné. Quand nous descendrons à Daumesnil, je sentirai ton sperme couler sur mes cuisses. Les gens me regarderont. Je suis sûre qu’ils sauront que je viens de me faire baiser dans le wagon. J’aurai tellement honte que je jouirai une deuxième fois. À la maison tu me donneras la fessée.
J’en tiens une sacrée couche, hein??
Ta Leni adorée.
P.S.: Un avion survole notre domaine tous les mardis, entre 17 et 18h. J’ai pu savoir que c’est la liaison hebdomadaire Insbruck–Zurich. Peut-être cela t’aidera-t-il à repérer l’endroit où je suis.
Je t’attends, mon amour (ai-je besoin de te dire avec quelle impatience!!!).8 Intermède parisien
– Mes potes, mes potes … t’en as de bonnes, toi!! D’abord tous les pilotes ennemis n’étaient pas mes potes. Ensuite les aviateurs austro-hongrois combattaient sur le front italien. De toute la durée de la guerre, il n’y a pas eu un seul combat aérien entre un Français et un Autrichien.
– D’accord, mais pour écrire tes bouquins?… Pour parler des combats aériens comme toi seul a su le faire, tu as obligatoirement eu des contacts avec des aviateurs austro-hongrois de l’époque… Un chapitre entier de ton livre sur la guerre aérienne dans les Balkans – Nids d’Aigles dans les Carpates – est consacré à l’as hongrois Godwin Brumowski. Tes livres sont traduits en allemand et en magyar. Tu as bien obtenu tes renseignements quelque part…
– Pour les combats dans les Balkans, j’ai échangé une correspondance avec Milan Uzelac.
– N’est-ce pas à lui qu’on a demandé d’organiser, après guerre, une compagnie aérienne nationale?
Alban avait une voix agacée au téléphone. Je lui cassais visiblement les pieds. Pour arranger les choses, nous n’étions pas tout à fait du même bord, politiquement parlant.
– Ta souris?
– Quoi, ma souris?
– Elle est bien Autrichienne?
– Oui.
– Donc devenue Allemande avec l’Anschluss.
– Théoriquement oui.
– Ce qui la rend traître à son pays si elle s’évade en Suisse.
Je commençais à m’échauffer.
– Les camps nazis sont remplis de bons citoyens qui n’ont pas pu s’échapper à temps. Merde, tu le sais aussi bien que moi, Alban.
Lourd silence. Je me demandais s’il n’allait pas raccrocher. Au bout d’un long moment, il finit par me demander:
– Qu’est-ce que tu veux savoir exactement?
– La partie du territoire autrichien que survole l’avion Innsbruck–Zürich, dans son vol hebdomadaire du mardi. En particulier l’endroit précis où il franchit la frontière suisse.
Je l’entendis soupirer dans l’écouteur. Un soupir trop théâtral pour être vrai. Le succès de ses livres avait un peu monté à la tête de l’ancien « Escargot ». C’était en grande partie dans mes reportages qu’il avait glané la matière de son dernier roman: L’AVIATRICE DE FRANCO.
– Tu es chez toi ce soir?
– Sauf si je viens te voir.
– Je te préviens tout de suite: je suis à court de whisky.
– Alors je ne bougerai pas de chez moi.
– Si j’obtiens quelque chose d’Uzelac, je t’appelle.
Alban Rivière. Pilote dans l’escadrille des « Escargots ». Abattu dans le secteur de Péronne en 1916, pendant l’offensive sur la Somme. Prisonnier en Allemagne jusqu’à la fin de la guerre. Auteur de nombreux romans et mémoires sur le thème de l’aviation Brelan d’As; Les Escargots volants Ceux d’en face; Le Soleil ne se leva pas; Les Ailes du destin…….
Leurs biplans Farman étant d’une lenteur qui les rendait terriblement vulnérables aux tirs de l’ennemi, les équipages avaient choisi pour insigne un escargot ailé.
Je m’étais mis en rapport avec Alban au cours de mon enquête sur la nouvelle Luftwaffe. Il était devenu évident que Göring mettait en place une puissante armée de l’air allemande, en violation flagrante du traité de Versailles. Et je soupçonnais de plus en plus Hitler d’envoyer une partie de cette aviation en Espagne, pour soutenir l’insurrection fasciste du général Franco. Aussi, et surtout, pour y tester ses nouveaux Heinkel et Dornier en prévision de la guerre générale qu’il projetait depuis son arrivée au pouvoir. La suite des événements devait, hélas, me donner raison.
Après avoir eu plusieurs entretiens amicaux avec Alban Rivière, je m’aperçus qu’il devenait réservé à mon égard, pour ne pas dire renfrogné. Je ne tardai pas à en connaître la raison. L’orgueil d’appartenir à la nouvelle arme aérienne était chez lui immense. Pour un public lassé, et évidemment horrifié, par la boucherie des tranchées et une guerre qui s’enlisait à n’en plus finir dans la boue picarde, les « as » étaient devenus les héros modernes d'une guerre propre, noble, chevaleresque et technique, qui pouvait encore faire rêver et permettait d'améliorer l'image du front auprès des populations fatiguées. Durant sa captivité en Allemagne, Rivière avait été traité avec égards, il avait lié des liens d’amitié avec des aviateurs allemands. Il avait appris la langue de Gœthe, qu’il parlait presque aussi bien que moi. Il recevait à Paris, dans son luxueux appartement de l’avenue de Wagram, le capitaine Carl Hollenwitz et sa ravissante épouse, Stefanie – Hollenwitz, l’as de la « Jasta 2 » (2ème Jagdstaffel – escadrille de chasse) qu’il avait affronté deux fois dans les airs, la seconde fois criblant de balles le fuselage du Fokker peint en damier noir et blanc, les couleurs de la Jasta Zwei. Rivière ne cachait pas – à son mari moins qu’à personne – que la belle Stefanie lui avait inspiré le personnage de Magda von Streck, l’héroïne de L’Aviatrice de Franco. A lire, dans le roman, la longue liste des prouesses érotiques accomplies entre celui qui allait devenir le Caudillo, et celle qui était descendue des nuages pour atterrir sur un lit mauresque de Tétouan, je n’aurais pas été très content si je m’étais appelé le capitaine Hollenwitz.
Au fond de lui, sans l’avouer ouvertement, Rivière admirait, et probablement approuvait, le redressement spectaculaire de l’Allemagne, sous la férule du chancelier Hitler. Je savais également qu’il faisait partie de l’« Action Française » de Charles Maurras, prenant régulièrement la parole dans leurs meetings et écrivant dans leur journal. Nous étions toutefois redevenus bons amis lorsqu’il avait admis, en riant de bon cœur, avoir utilisé une partie de mon enquête au Maroc espagnol pour rédiger L’Aviatrice – roman que, personnellement, je trouvais assez médiocre, mais qui eut beaucoup de succès.
Restait ce Milan Uzelac.
Allait-il m’ouvrir une porte? Ou au contraire m’acculer dans une impasse en refusant de répondre aux questions de Rivière? Pire peut-être : en lui fournissant délibérément des informations fausses…
Avant 1914, les forces armées austro-hongroises n’avaient pour toute arme aérienne que quelques ballons, chargés de surveiller les frontières. Aucun avion. Les Allemands fournirent une vingtaine d’Albatros que personne ne savait piloter. L’état major choisit Milan Uzelac, un officier croate, pour former l’embryon d’une aviation militaire. Uzelac devait rester à la tête de la « K-u-K Luft » (Kaiserliche und Königliche Luftfahrtruppen – Forces Aériennes Impériales et Royales) pendant toute la durée de la guerre. Partant de 32 avions en octobre 1914, l’Autriche-Hongrie put aligner 754 chasseurs et bombardiers en 1918. Bien qu’inférieure, en hommes et en matériel, aux autres puissances belligérantes, l’aviation austro-hongroise se comporta très bien, ses équipages faisant preuve d’une réelle valeur face aux Italiens, mieux entraînés et pouvant leur opposer le fameux Ansaldo « Babilla », l’avion de chasse le plus rapide de son temps, capable de montées ascensionnelles foudroyantes. Après l’effondrement de l’empire des Habsbourg, le nouveau gouvernement chargea Uzelac de créer et d’organiser une compagnie aérienne civile, exploitant des lignes commerciales.
Au moment de l’Anschluss, Milan Uzelac était toujours directeur général de la compagnie Air Autriche et de ses deux filiales: Air Alpes et Air Adriatique. Si quelqu’un pouvait me donner le renseignement que je cherchais, c’était bien lui. Et la situation d’écrivain dont jouissait Rivière était une couverture parfaite pour demander un détail dont il pouvait avoir besoin pour son prochain roman.
Attendons…
Dans le climat, actuellement tendu, entre le Reich allemand et les démocraties occidentales, je me voyais mal me pointer dans les bureaux d’Air Alpes, leur demandant quelles étaient les villes survolées chaque mardi, en fin d’après-midi, par le vol Innsbruck–Zürich. On m’aurait poliment prié d’attendre dans un petit salon isolé. Où deux manteaux de cuir, portant « Gestapo » écrit sur leurs visages, seraient venus me cueillir dans un silence feutré, pour me faire sortir par une porte dérobée et m’engouffrer sur la banquette arrière d’une grosse Mercedes qui aurait démarré en trombe…
La carte du Tyrol ne m’était guère plus utile. J’en avais, évidemment, étalée une sur la table. Deux en fait: une carte SwissTopo au 1/200 000ème; et une Baedeker, plus détaillée, montrant le relief physique des massifs montagneux. Rien de plus simple que de poser une règle entre Innsbruck et Zürich, et de relier ces deux villes par un trait de crayon. La ligne directe, « à vol d’oiseau », là voilà. Un avion étant effectivement une machine volante, on pouvait logiquement penser qu’il aurait emprunté cet itinéraire. Simplement ce qui aurait été probablement vrai aux Pays Bas, cessait de l’être au dessus des Alpes. Car cette ligne directe traverse le massif glaciaire du Wetterstein, où plusieurs sommets approchent des 3000 mètres (très exactement 2992 ms pour le Zugspitze). Il est évident que pour des raisons, autant de commodité que de températures et de courants atmosphériques, un avion va contourner cette difficulté en ce cherchant un itinéraire moins contraignant. Et c’était là que je me trouvais coincé. Tant que je ne savais pas comment, ni par où, l’avion de la Alpen Luftfahrt (Air Alpes) évitait ces grands glaciers, je ne pouvais pas découvrir l’endroit où il franchissait la frontière suisse. Or c’était là, à proximité de ce passage, que se situait cette communauté des « Vieux Croyants » où Leni gardait les vaches, était astreinte à des tâches ménagères pénibles, se faisait punir par une vieille fille aigrie et revêche, cette Hedwig Moltke, qui prenait sa revanche sur une jeune viennoise, jolie, raffinée et cultivée, en lui troussant la blouse sous le moindre prétexte, lui donnant la fessée en invoquant, dans son délire biblique, la « pécheresse Jézabel », Sodome et Gomorrhe, la femme de Loth changée en statue de sel, les dix plaies d’Égypte, des nuées de taons et de frelons s’abattant sur le pays, le déluge, le feu craché par les entrailles de la terre, encore quelques autres de ces châtiments hautement prisés par les patriarches de l’Ancien Testament. Léni n’était certes pas sans défauts. Il lui arrivait de mériter le fouet, que je n’hésitais pas à lui donner d’un bras aussi vigoureux que justicier. Mais, pour une femme, la différence est considérable entre se faire corriger par son amant pour une faute qu’elle reconnaît, qu’elle sait devoir expier pour se faire pardonner et cajoler à nouveau, et les punitions arbitraires et méchantes que lui fait subir, pour des motifs futiles ou inventés, cette mégère à moitié folle des « Vieux Croyants ».
Il me fallait tirer Leni des griffes de cette confrérie de malades mentaux et d’obsédés sexuels. C’est d’ailleurs en lui racontant, dans ses grandes lignes, l’histoire des mésaventures de ma maîtresse, que j’étais parvenu à vaincre les réticences d’Alban Rivière et qu’il avait finalement accepté de m’aider.
Je ne bougeai naturellement pas de chez moi. J’attendis en vain toute la soirée, me versant verre après verre de Bruichladdich, mon scotch préféré. Juste quelques gouttes d’eau pure, même pas le contenu d’un dé à coudre, pour dégager les arômes et rehausser le goût. C’est tout. Noyer un « pure malt » avec des glaçons est un crime impardonnable. Je relus au moins cinq fois la lettre de Leni, glissant de temps en temps un regard oblique vers le téléphone. A minuit, Alban Rivière n’avait toujours pas appelé. Le relancer aurait été la pire sottise: c’est pour le coup qu’il aurait pris son pied en nous envoyant proprement sur les roses, ma bonne femme et moi. Il y a là un mystère que je ne parviens pas à percer. Les romans d’Alban Rivière – un mélange d’aviation et de perversité, d’intrigues diaboliques et de sensiblerie à l’eau de rose – sont remplis de dangereuses séductrices, de vamps, de nymphomanes, de nurses anglaises et de danseuses égyptiennes, de « Ziegfield Girls » de Broadway et d’empoisonneuses mandchoues, de midinette parisienne au service du tzar et de princesse prussienne travaillant pour la France, par amour pour un pilote de chasse rencontré au bar du Ritz. On passe d’une alcôve parfumée dans un quartier huppé de Londres à un grabat sordide derrière l’Alexanderplatz, à Berlin. D’un night club de New York à une fumerie d’opium de la concession internationale, à Shanghai. Femmes fatales. Femmes sensuelles. Femmes victimes (rarement). Femmes cruelles (souvent). Femmes dominatrices. Femmes soumises. Femmes fouetteuses ou fouettées.
Femmes…
Alors qu’Alban est homosexuel.
Un autre verre de Bruichladdich.
Un autre dé à coudre d’eau.
Pas n’importe quelle eau : de la Vittel pour moi, la plus pure à mon avis, sans arrière goût de sels minéraux. Celle qui préserve le mieux les arômes naturels du whisky, tout en leur donnant un « plus » que l’on obtiendrait pas en buvant l’alcool sans eau du tout. Quant aux imbéciles, ou ignorants, qui diluent leur scotch dans de l’eau gazeuse …
Bruichladdich.
Un whisky grandiose distillé dans l’île d’Islay, archipel des Hébrides.
Ah! ce mélange inimitable d’iode, de tourbe et de café!!!
One for the road…
Non!!!!
One for the fucking flight.
D’une manière ou d’une autre, que ce soit par Alban ou par d’autres circuits (malheureusement je ne voyais pas lesquels?), je devais délivrer Leni.
Une Gauloise Bleue au coin des lèvres, j’ai écouté sur mon gramophone Pathé Marconi – « La Voix de son Maître » – verre en main, le regard un peu vague: La Mauvaise Prière, de Damia; Moi j’crache dans l’eau, de Lucienne Boyer; C’est à Hambourg, de Suzy Solidor. Je ne cherchais pas l’abrutissement dans l’alcool. Je voulais échapper à ce sentiment de culpabilité que je ne parvenais pas à repousser complètement. Alors que je connaissais les projets d’Hitler pour annexer l’Autriche et la Tchécoslovaquie, aurais-je du faire acte d’autorité quand nous habitions au 43, Honningerstrasse? Était-ce là, quand le pays était encore libre, que j’aurais du me montrer sourd à ses protestations, la fesser pour son obstination, la traîner par l’élastique de sa culotte et emmener Leni de force en Suisse?
Oui, sans doute…
J’avais péché par faiblesse.
Je sais très bien que je joue au macho. Alors que Leni a en elle de solides composantes Fem/Dom. J’ai beau le savoir, ça ne change pas grand-chose à l’affaire …
Bruichladdich.
Un autre « caporal ordinaire »… leurs arômes se marie si bien!!!
La Voix de son Maître.
Bohémienne aux grands yeux noirs – Tino Rossi.
Sombreros et mantilles – Rina Ketty.
J’ai écrasé ma cigarette dans le cendrier, mis mon chapeau, boutonné ma veste et je suis sorti.
L’un des plus typiques et des plus intéressants club de jazz se situait, à cette époque, rue des Fossés-Saint-Bernard, face à la halle aux vins de Jussieu: le « Funeral Parlor » (Pompes Funèbres). En fait, c’était plus qu’un caveau musical. Le Parlor était surtout un café-théâtre où ses animateurs essayaient de recréer l’ambiance des « Caf’Conc » d’avant 1914.
Après avoir fait des débuts prometteurs au célèbre Cotton Club de New York, le « Zazou d’Harlem », Cab Calloway, venait de faire une tournée triomphale en Europe. Les places pour ses concerts des 23 et 24 avril 1934, à la salle Pleyel, s’étaient revendues au marché noir. Avant d’aller au lycée, les jeunes fredonnaient au petit déjeuner:
Yeah…
She said zaz-zuh-zaz …
Zaz-zuh-zaz-zuh-zay, Zaz-zuh-zaz-zuh-zaz, Zaz-zuh-zaz-zuh-zay!
Cab étant retourné, pour le meilleur ou pour le pire, à son Harlem natal, un curieux personnage, se faisant appeler Bugsy Panama, était devenu la vedette du Funeral Parlor. C’était un Afro-Américain lui aussi, originaire de Chicago, qui avait joué durant quelques mois dans l’orchestre de Calloway. Vétéran, bien évidemment, de la guerre des gangs au temps de la prohibition. Quand on l’interrogeait sur le massacre de la Saint-Valentin, il ne répondait jamais directement, se contentant de laisser supposer, par des sourires savamment étudiés, quelques clins d’œil et haussements d’épaules fatalistes, qu’il y avait effectivement participé. Mais tout ça c’est du passé… Laissons les morts reposer en paix. Dans sa chronique mondaine de Paris Soir, Josyane Claverolle qualifiait Bugsy Panama de « Fossoyeur au saxo », imaginant, en plein Paris, un enterrement style delta du Mississippi, tout le monde remontant le boulevard Voltaire en direction du Père Lachaise, Bugsy en tête du cortège, buste cassé en arrière, trompette à la verticale, lançant vers les cieux ses notes inspirées, trois ou quatre cents personnes chantant, dansant, buvant de la bière au goulot et se payant des transes vaudou derrière le corbillard.
Quand Bugsy Panama venait au devant de vous du haut de ses 1m96, j’aime mieux vous dire que vos paupières commençaient à danser le jitterbug. Le gars donnait à fond dans le style « zoot »: ses cheveux, décrêpés par la méthode Williamson, étaient gominés et lustrés au point de faire ressembler son crâne à un œuf de laque noire. Les lumières tournantes et colorées des projecteurs venaient s’y refléter comme dans des miroirs biseautés. Il portait une veste noire aux épaules rembourrées, cintrée à la taille et lui descendant aux genoux. Un pantalon de zouave montant à mi-poitrine, retenu par des bretelles de la largeur d’une main. Sur la bretelle droite on pouvait lire: If you want to screw; Sur celle de gauche: Use a screwdriver. Une longue chaîne de montre à gousset était fixée au niveau de sa taille et pendait presque jusqu’à ses chevilles avant de remonter dans la poche : utile en cas de castagne. Une chemise de soie ivoire à jabot, barrée par un double collier de lapis-lazuli. Gourmettes, boucles d’oreilles, strass et plaqué or. Énormes godillots d’ouvrier sur les chantiers… mais en croco blanc.
Il me broie la main, qui est le quart de la sienne.
– Well, well… Here comes the vultures (Tiens, tiens… Voici les vautours qui arrivent ). « Vautour » signifiant, en argot américain, un reporter fouille-merde, un paparazzi.
Il me prend par le bras.
– Viens voir. Autant que je te montre l’objet du crime avant que tu ne le découvres par tes propres moyens…
Il m’entraîne au-delà de la piste de danse, dans des coulisses poussiéreuses encombrées d’échafaudages, cordages, poulies.
– Vise moi un peu ça!!
Il ouvre une malle. Je ne peux m’empêcher de sursauter en étouffant un cri. Dans la malle il y a un tronc de femme ensanglanté.
– Une balance de moins.
Il referme le couvercle, se penche pour me murmurer à l’oreille :
– Marco m’a appris qu’elle travaillait pour le gang des Marseillais.
Du bout de son énorme index, il fait le geste de se trancher la carotide… Couic.
Nous nous regardons. Je suis vert. Bugsy examine d’un air satisfait le gros saphir qui orne son majeur. Dans la salle, le pianiste joue Canal Street Shuffle. Il me semble entendre de légers grattements au niveau du plancher. Le couvercle de la malle s’ouvre tout seul.
Olga, la danseuse étoile, sort de sa boîte, radieuse, souriante, plus ensanglantée du tout, vêtue d’une cape bleu ciel et d’un maillot de bains constellé d’étoiles dorées.
– Qu’est-ce que tu penses de notre nouveau numéro?
Bugsy se frotte les mains à toute vitesse. On dirait un écureuil épluchant une noisette.
– Nous démarrons le spectacle la semaine prochaîne. Ça va s’appeler « Les Tabliers Sanglants ».
– Sur une chorégraphie de Nuñez Callijo? demandai-je.
– Naturellement. Ses « Tabliers Puants » ont été un triomphe. Je ne sais pas où il va chercher ses trucs, mais il a réellement le sens du gore, ce mec.
– Le coup de la malle, c’est lui qui a inventé ça?
– L’idée est de lui. Pour la technique, nous avons embauché un illusionniste.
Olga nous interrompt.
– J’me sauve. Les « Puants » vont commencer dans cinq minutes.
Elle s’enfuit d’un pas de ballerine, sautillant sur la pointe des pieds, sa courte cape révélant un derrière rond et ferme dont chaque joue monte et descend au rythme de sa démarche, comme deux pistons actionnés par une bielle.
J’avais déjà vu plusieurs fois « Les Tabliers Puants ». C’est un joli spectacle, bien monté, joué par des filles qui se mettent réellement dans la peau des personnages et ne se contentent pas de danser en tablier, de faire quelques pirouettes sur scène en trémoussant de l’arrière train et de s’enduire les cuisses de crème au chocolat pour simuler la diarrhée pendant que, au plafond, un machiniste pulvérise sur la salle les odeurs adéquates…
J’ai trouvé une table libre près des vestiaires. Avant d’avoir rien commandé, une blonde au nez retroussé et aux joues constellées de taches de son, vêtue d’un uniforme de serveuse américaine dans les drive in, vient m’apporter un whisky, un cruchon d’eau et un paquet de cigarettes. Je renifle le verre: Bruichladdich. Les cigarettes sont des Gauloises. Bugsy Panama connaît mes goûts. Le mec cultive ses relations dans la presse.
Ils sont trois musiciens: Bugsy à la trompette bouchée Mauléon Daffil, un Antillais, à la batterie; Jean-Claude Assouline, un blanc, au piano. Ils jouent Slumming on Park Avenue, que chante Alice Faye dans le film du même nom. Ils en sont aux dernières notes:
Let’s go smelling where they’re dwelling
Sniffing everything the way they do
Allons sentir ces endroits où ils habitent
Reniflant toutes choses comme ils ont l’habitude de le faire
Bugsy gonfle ses joues, embouche sa trompette qui hulule. La musique stoppe net après un rapide et puissant solo de batterie. Mauléon Daffil s’immobilise, ses baguettes en l’air. Assouline se tourne sur son tabouret de piano pour rouler des yeux effarés.
Ce bruit…
Ces odeurs…
Oui ! Quelqu’un vient incontestablement de lâcher un puissant gaz intestinal – une flatulence sonore, prolongée comme un roulement de tambour, a résonné dans la petite salle aux murs recouverts de tentures funéraires, déclenchant l’hilarité de l’assistance.
Trois femmes entrent sur scène. Deux noires, une blanche. Toutes les trois très grandes, au dessus de 1m80. Elles sont sanglées dans d’immenses tabliers de caoutchouc blanc qui les couvrent du menton aux chevilles. La femme blanche est Olga, la « dépecée » de la malle. Filtres bleus, scène bleue, tabliers bleus. Les projecteurs tournent. Filtres verts, scène verte, tabliers verts. Virage au rouge, puis au jaune. L’une derrière l’autre, Olga entre les deux noires, elles avancent au pas… Deux pas en avant, un en arrière… On dirait trois automates en tabliers de laboratoire… Un ballet lent et régulier, réglé avec une précision chirurgicale. Assouline se remet au piano. Bugsy joue en sourdine de sa trompette bouchée.
– Elles ont encore pété, soupire la première noire.
– Qu’est-ce que ça pue ici!! lui rétorque Olga en se bouchant ostensiblement le nez.
A quoi la troisième remarque en prenant une posture théâtrale, menton relevé, épaules rejetées en arrière, seins en obus sous l’armure caoutchoutée:
– Moi je suis d’avis qu’on leur donne une bonne leçon, à ces cochonnes.
Olga module sur un ton de plain chant:
– Leçon… Leçon… Leçon… son… son…
Réponse en chœur des noires:
– Cochonnes… Cochonnes…. chonnes… onnes…
Olga soulève une tenture et crie:
– Pauline, Marinette, Fezzi, venez ici.
Une des noires soulève une autre tenture.
– Arrivez ici TOUT DE SUITE!!!
La batterie roule doucement. Bugsy et Assouline reprennent Slumming on Park Avenue, en douceur cette fois. Un projecteur bleu illumine la tenture de gauche. Un rouge celle de droite. Apparaissent dans le cercle bleu deux petites blondes, presque des gamines, en uniformes de soubrettes: robe noire moulante; tablier-taille amidonné, bandeau festonné sur les cheveux; souliers vernis noirs. Dans le cercle rouge c’est une créole qui surgit, vêtue en femme de chambre victorienne: coiffe à rubans; longue robe plissée, tenue écartée par plusieurs jupons superposés; impressionnant tablier encombré d’une profusion de festons, volants, pattes d’épaules brodées et gancées, bretelles croisées dans le dos, longs cordons descendant le long de la raie fessière et battant l’arrière des mollets à chaque pas. La batterie s’accélère. La trompette bouchée joue plus fort.
Les projecteurs colorés s’éteignent. La musique cesse. La scène baigne dans une lumière tamisée presque sombre.
– Qui a pété? demande Olga d’un ton sévère.
Les deux blondes pointent ensemble leurs doigts vers la créole.
– C’est Fezzi.
– Menteuses! Vous êtes de sales menteuses!! C’est Pauline qui a pété. Et Marinette lui a soulevé la jupe pour mettre son nez dans sa culotte et sentir.
Les musiciens se remettent à jouer.
La lumière remonte.
Les trois grands tabliers de caoutchouc se tiennent par le cou pour entonner en chœur le refrain que chante Alice Faye dans le film:
Let’s go smelling where they’re dwelling
Sniffing everything the way they do.
Les grandes femmes en tablier de caoutchouc sortent l’une derrière l’autre en dansant, laissant sur scène les petites servantes, dont aucune ne dépasse 1m60.
– Ce n’est pas bien d’accuser les copines, Fezzi.
– Menteuses!! Je t’ai vue, Mariette… Oui, je t’ai vue soulever la jupe de Pauline et mettre ton nez dans sa culotte… Ton nez de vicieuse qui adore renifler les pets. Tu le fais tout le temps. Quand tu fais le ménage dans la chambre de ta patronne, tu inspectes sa lingerie et tu sens ses culottes. Quand elles ont des traces marron révélatrices, tu te les enfonces dans la bouche et tu te payes une belle branlette sur son plumard. Ose dire le contraire
La petite créole saisit des deux mains la jupe de son tablier, la tient écartée pour faire un simulacre de révérence moqueuse.
– Moi je suis une domestique bien stylée: je me tiens informée sur ce qui se passe au château.
Les soubrettes blondes éclatent d’un mauvais rire chargé d’animosité, de rancœur.
– Ton informateur on le connaît. T’aurais pas une p’tite idée, Mariette?
– Ben… heu… Moi, tu sais comment que j’suis: j’médis jamais sur personne. Simplement j’ai des oreilles et y’a comme ça certaines choses que je peux pas m’empêcher d’entendre. Quand on règle les trois carburateurs d’une voiture de sport, le moteur fait forcément du bruit.
– Trois carburateurs!!!
– Oui. Trois carbus et huit cylindres en ligne.
– Putain!! Comment qu’elle est donc, c’te bagnole qui fait tant de barouf avec son moteur ?
– Une Delahaye Grand Sport.
– Un peu, en fait, comme celle que not’ maître a achetée au Salon de l’Auto?
– J’avions point fait le rapprochement, Pauline. Mais maint’nant que tu l’dis, ben oui, c’en est tout à fait une comme celle de not’ maître. Crème et marron glacé, avec des pneus à flancs blancs et une boîte Cotal à six vitesses.
– Ne penses-tu pas que Madame la Vicomtesse avait peur de la conduire?
– Peur? Rien qu’à l’entendre ronfler, gronder, Madame en pissait plein ses caleçons. J’en sais quelque chose, c’est moi qui les lavais. Madame refusait d’entrer dans le garage tellement qu’elle en avait la trouille, de cette grosse Delahaye.
– Alors, Monsieur a été obligé de la revendre?
– Non. C’est une superbe bagnole, tu penses!! Un modèle 135 MS carrossé par Figoni et Falaschi, construit à cinq exemplaires seulement. Monsieur il y tient comme à la prunelle de ses yeux. Il a résolu la question en prenant un chauffeur pour Madame.
– Ho Ho!!… Un chauffeur?
– Oui. Un Ch’ti.
– Un chauffeur ch’ti?
– C’est comme j’teul dis, ma crotte. Beau gosse d’ailleurs. Né et élevé là haut, dans les corons du pays minier.
– Peut-êt’ben à Hénin-Liétard?
– Ouais, j’crois en effet que c’est ça son bled… Hénin-Liétard… Absolument!!
– Blond aux yeux bleus?
– Merde, Pauline… Bientôt tu vas m’dire que tu le connais!!
– Ce que j’peux te dire, Mariette, c’est qu’il a les mains plutôt baladeuses, ton chauffeur ch’ti.
– Ah!! T’as déjà eu à te plaindre de lui?
– Il m’a attirée au garage sous prétexte de me faire monter dans la Delahaye. Il a essayé de me trousser sur la banquette arrière.
– Pareil avec moi, Pauline.
– Seulement nous, on est des filles sérieuses, vois-tu. On s’est débattues et on a envoyé Môôôsieu le Ch’ti sur les roses. Ou plus exactement dans une flaque de cambouis. Même que je lui ai poché un œil.
– Moi je lui ai cassé une dent.
– Tandis que certaines…
– Que nous ne nommerons pas…
La batterie de Mauléon Daffil se déchaîne. La trompette bouchée meugle.
Fezzi se précipite sur les deux blondes, poings en avant, ses traits déformés par la fureur. Mêlée, coups, crêpage de chignon.
Un claquement sec, strident, fait sursauter tout le monde.
– LE FOUET!!!
La voix d’Olga vient de derrière les tentures.
– Je vous préviens, les servantes: si vous ne vous calmez pas IM-MÉ-DIA-TE-MENT, vous allez être fouettées toutes les trois.
La voix d’une des noires vient de la tenture opposée.
– Fouettées jusqu’au sang au chat à neuf queues.
La menace fait son effet. Les petites femmes de chambre se mettent à pleurnicher en portant piteusement leurs mains sur la partie de leur anatomie concernée.
La salle rit. La musique repart. Je glisse un regard de côté. La fille du vestiaire est rouge, congestionnée, visiblement au bord de l’orgasme. Nos regards se croisent. De rouge qu’il était, son visage devient grenat. Elle va vite se cacher derrière ses manteaux et ses renards argentés. Mon verre est encore à demi plein. À une table voisine, deux couples d’Anglais en sont à leur troisième bouteille de Veuve Cliquot. L’une des femmes, une rousse sèche au dentier proéminant, habillée d’une robe à ramages vaguement indienne, joue nerveusement avec les perles de son sautoir et déclare d’une voix suraigüe:
– If these little sluts were MY chambermaids, I would have them birched by a footman. (Si ces petites salopes étaient MES femmes de chambre, je leur ferais donner les verges par un laquais.)
Musique.
Slumming on Park Avenue.
Les deux grandes noires caoutchoutées reviennent sur scène, portant une table d’examen gynécologique en inox tubulaire. Olga ferme la marche, gainée dans son immense tablier, raide, sans un pli. On la dirait emprisonnée dans un cylindre luisant, lisse, d’un blanc éblouissant sur lequel court un spot lumineux.
Altière, hiératique, elle porte le nécessaire à lavements comme le Saint Sacrement.
Les trois petites « cochonnes » éclatent en sanglots. Elles se mettent à genoux pour supplier, mains jointes:
Grâce! Pitié!!… Oh non… Bou – Hou – Hou… Pas un lavement en public!!!
Olga, impavide, leur montre une canule de la dimension d’un concombre.
– Voilà ce que je vais vous enfoncer dans le trou-trou, mes petites. Rien ne vaut un bon lavement pour nettoyer les femmes vicieuses, au moral comme au physique.
Olga se tourne vers ses collaboratrices.
– Nous allons commencer par Pauline. Saisissez moi cette jeune dégoûtante et mettez la en position sur la table.
Les deux noires empoignent Pauline qui se débat en criant. Elles la traînent jusqu’à la table métallique sur laquelle elles la couchent de force.
Un savant effet de spots fait étinceler les chromes et l’acier poli de la table gynécologique.
Solo de batterie endiablé.
Le rideau tombe lentement – une lourde tenture funéraire en épais tissu noir, bordée de filets blancs en forme d’arabesques. Au centre du rideau se trouvent des armoiries, blanches elles aussi, les initiales T.F.P., surmontées d’une couronne: THE FUNERAL PARLOR.
Bugsy Panama monte sur le devant de la scène, trompette en main, costumé « Zoot » de la tête aux pieds.
– Ladies and Gentlemen… Messdames et Messieurs… Your attention, please.
Il s’éclaircit la voix, se polit les ongles sur son plastron de soie ivoire.
– Comme vous le savez tous, ce n’est pas au FUNERAL PARLOR que vous verrez des spectacles contraires aux bonnes mœurs. Nous avons ici ce soir quelques invités de marque.
Son regard explore le fond de la salle, côté vestiaire.
– J’aperçois l’un des meilleurs représentants de la presse française. Un as du grand reportage, ami des stars d’Hollywood, qui a couvert la prohibition aux States (Je n’avais jamais mis les pieds à Hollywood et mon premier voyage aux U.S.A. datait de 1935, soit deux ans après la fin du régime sec), la guerre sino-japonaise, la montée des fascismes en Allemagne et en Italie (ça c’était vrai), un homme dont la probité et la rigueur morale font honneur à la tradition journalistique (rions)…
Bugsy se tourne vers la droite, où trois hommes vêtus de costumes sombres sont assis autour d’un seau à glace d’où émerge le goulot d’une bouteille de champagne.
– Et la police!! Permettez moi de rendre hommage à la magnifique police parisienne, dont j’ai le plaisir et l’honneur de recevoir ce soir trois de ses plus distingués représentants. Un commissaire principal. Deux commissaires divisionnaires. La semaine dernière nous avons eu un député. Puis un producteur de cinéma accompagné de Pola Negri. Goddamn!! Si ça continue vous allez me rendre bouffi d’orgueil… Je vais être obligé de demander un lavement à Olga pour dégonfler mon ego!!
La préposée au vestiaire glousse de plaisir, une main sous son petit tablier de mousseline à volants. Elle regarde Bugsy avec des yeux visiblement enamourés. Les policiers daignent sourire.
Des cris retentissent derrière le rideau. Un bruit de cascade. La voix grondeuse d’Olga. Cinq ou six claques sonores sur la peau nue. Nouvelle cascade. Musique en sourdine. Let’s go smelling where they’re dwelling. Le bruitage est parfait: des glou – glou – glou succèdent à des ruissellements, des gémissements sourds à des halètements saccadés. Le public a réellement le sentiment que les trois soubrettes sont en train de se faire ramoner la tuyauterie par les mains expertes de leurs lavementeuses caoutchoutées. Une vapeur diffuse, à peine visible, descend lentement du plafond. Toute la salle se bouche le nez en lançant des protestations faussement dégoûtées.
Le spectacle se termine par un lever de rideau. Les soubrettes sont assises côte à côte sur d’énormes pots de chambre en faïence. Elles grimacent et font la moue en tenant leur ventre à deux mains. Olga et ses deux assistantes se tiennent par la main pour saluer le public dans un concert d’applaudissements. Leurs grands tabliers luisants sont maculés de matière brune qui dégouline jusque sur leurs bottes.
C’est la sonnerie du téléphone qui m’a réveillé. Le soleil filtrait à travers les fentes des volets, couvrant mon pyjama de rayures horizontales. Je ressemblais aux détenus dans les camps hitlériens. Durant quelques secondes j’eus peur. Serait-ce un présage de ce qui m’attendait si je commettais l’imprudence de retourner en Autriche?
– Tu as de quoi écrire?
– Attends deux secondes… ça y est, vas-y.
– Tu as une drôle de voix. T’es bourré?
– Disons que j’ai passé une nuit plutôt liquide…
– Tu as la chiasse?
– J’ai rêvé de lavements…
– Aah! Des lavements!!!
Cette nouvelle sembla enthousiasmer Alban. Je me souvins qu’il en avait mis dans plusieurs de ces romans. Il aimait particulièrement faire lavementer des Françaises ou des Anglaises prisonnières de fabuleuses reines arabes, retranchées avec leurs amazones dominatrices dans quelque forteresse du désert, quelque part au-delà de la Mer Rouge…
– Qui se faisait mettre la canule dans ton rêve, toi ou ton « Moi » projeté sur une femme
– Écoute, mon vieux… J’ai passé une nuit à peu près blanche. Je tente d’arracher la femme que j’aime des griffes de sa communauté de pervers. Je me mets la cervelle au court bouillon pour essayer de trouver un moyen de la faire sortir d’Autriche. Alors excuse moi, la psychanalyse des lavements ne fait pas partie pour l’instant de mes préoccupations majeures. Si tu le veux bien, nous reprendrons cette très importante conversation plus tard. Pour l’instant une seule chose m’intéresse: as-tu appris quelque chose?
– Le vol Innsbruck–Zürich du mardi s’appelle le vol 742 de la Alpen Luftfahrt. Le zinc – un Dornier DX2 transportant seize passagers – traverse la frontière suisse entre 18h30 et 19h, selon les conditions météo. Il suit la vallée de l’Ill jusqu’à Saint-Anton, puis vole au dessus de la frontière entre Hohenems et Lustenau.
– Merci Alban. Je te revaudrai ça.
J’ai vite ouvert les volets pour dissiper cette impression lugubre de vêtements rayés. En bas sur le trottoir, une femme et un homme s’engueulaient devant un taxi: elle voulait le prendre, il essayait de l’en empêcher. Enfin, mon plan s’étoffait, sans se réaliser pour autant. Maintenant j’allais pouvoir localiser cette communauté des « Vieux Croyants ». Sans minimiser, de très loin, l’importance du renseignement fourni par Alban, j’étais bien obligé d’admettre que le boulot – le boulot le plus difficile, sur le terrain – ne faisait que commencer.
J’ai posé une feuille de papier blanc sur mon bureau. Pris mon stylo Parker. Sorti une Gauloise Bleue du paquet.
Première action:
… Première action?
Me verser un doigt de Bruichladdich. Ça allait m’éclaircir les idées. Peut-être même faire surgir le génie qui sommeille en moi.
Je suis allé m’en verser un tout petit peu plus qu’un doigt… Non! non! je le jure, pas un verre plein!! Alors c’est vrai que mon cerveau embrumé, en fait pas seulement embrumé, égaré, confus, s’est rapidement mis à fonctionner au quart de tour.
Avant d’imaginer COMMENT j’allais sauver Leni, je devais d’abord LA RETROUVER.
Ha!!
Tu le vois, l’effet du Bruichladdich? Particulièrement quand il est associé à la fumée acre du « caporal ordinaire ».
Retrouver Leni. La revoir. La prendre dans mes bras. Lui dire que je reviens en Autriche pour la sauver. Lui dire que nous allons passer en Suisse ensemble. Lui dire …
Bruichladdich.
… lui dire que je désire l’épouser.
… lui dire que nous vivrons heureux à Paris.
… lui dire que si elle avait le mal du pays, il y a un excellent restaurant-épicerie-traiteur autrichien rue de Longchamp, près du Trocadero.
… lui dire…
Bordel…!!!
Bien entendu: avant de fantasmer, l’objectif N°1 est de retrouver Leni. Puis d’organiser les moyens de son évasion.
1°/ Déterminer si je dois commencer mes opérations de repérage en Autriche ou en Suisse?
2°/ Sachant que je ne pouvais attendre aucune aide du gouvernement français en cas de pépin, je prenais un gros risque en entrant clandestinement en Autriche. Depuis l’annexion par l’Allemagne hitlérienne, les frontières étaient étroitement surveillées. Un étranger rôdant le nez en l’air à quelques kilomètres de la Suisse, interrogeant les villageois et cherchant manifestement des renseignements, avait toutes les chances de se retrouver prestement et militairement transporté dans les locaux de la polizei.
3°/ En Suisse, au contraire, j’avais les coudées entièrement franches. La contrebande de cigarettes et de chocolat se faisant de la Suisse vers l’Autriche, les autorités locales n’avaient aucune raison d’y prendre ombrage. Cela constituait un revenu supplémentaire pour les populations frontalières, sans violer pour autant les lois helvétiques. Là bas je pourrai poser toutes les questions que je voudrais sans être inquiété.
4°/ C’est également parmi ces contrebandiers suisses que j’avais le plus de chances de trouver un passeur pour faire évader Leni.
Décision: un doigt de Bruichladdich, une deuxième Gauloise et un appel téléphonique à la gare de Lyon. J’avais un train direct à 22h57', arrivée à Genève à 7h14' le lendemain matin. J’ai donné mon numéro de correspondant de presse et retenu la couchette 38, dans la voiture 9. Ma montre indiquait midi moins vingt. Onze heures à perdre.
Je suis descendu du métro place du Palais Royal. J’ai avalé un sandwich au comptoir du Dupont de la rue Saint-Honoré. Il faisait beau. Je me suis assis au soleil devant le bassin des Tuileries. Des gamins en culotte courte poussaient du bout de leurs perches des bateaux à voile, loués 50 centimes de l’heure au bonhomme en blouse grise qui apportait chaque matin sa vingtaine de maquettes dans un chariot tiré par un poney nommé Bijou. Des mômes demandaient au loueur la permission de lui donner un sucre. La réponse était invariablement négative: « Tu te rends compte, mon petit… Tous les sucres que ça lui ferait dans une journée!! » Une maman avertit son fils, un peu trop penché sur le rebord du bassin pour mettre à l’eau son canot à remontoir mécanique: « Michel, si tu mouilles ton costume, c’est le martinet en rentrant. »
Au musée de l’Orangerie, il y avait une exposition August Macke. Au bord du lac bleu… Saut périlleux au cirque… Le magasin de chapeaux… Grande vitrine illuminée… Superbe!! J’aime tout particulièrement la période charnière où, sans abandonner complètement le fauvisme et ses couleurs torturées, Macke commence à s’intéresser au cubisme et à l’art primitif. August Macke, que l’on a appelé le Cézanne allemand. Mobilisé le 8 août 1914. Tué un mois plus tard à Perthes-lès-Hurlus. Dingue!
Dingue. DINGUE. DINGUE.
Les bateaux mouches glissaient sur la Seine, promenant au fil de l’eau des touristes et des provinciaux visitant la capitale. J’ai fait l’une de mes balades préférées: partir de la gare d’Orsay et longer les quais jusqu’au Jardin des Plantes. Flâner en prenant son temps. S’attarder devant les boîtes des bouquinistes. S’accouder au parapet pour regarder défiler un train de péniches, la haute cheminée du remorqueur s’inclinant pour passer sous les ponts.
Un bouquiniste très bien achalandé en livres qui nous intéressent avait sa boîte en face de l’Institut de France, juste après le pont des Arts. Je l’avais découvert quand j’étais encore au lycée Condorcet, en troisième ou en seconde. Avant la guerre – celle de 39-45 – toute cette littérature « domination, soumission, fessées, lavements » était assimilée à de la pornographie et se vendait par conséquent sous le manteau. J’avais lu toute la collection des « Orties Blanches ». Il m’a proposé Les mésaventures de Ginette, de Maurice d’Apinac. Allons-y pour les fessées de dame Ginette… Cela me fera un peu de lecture dans le train, au cas ou je n’arriverais pas à m’endormir. C’était un petit livre que je glissai facilement dans ma poche. Je m’apprêtais à prendre congé quand je le vis loucher de côté et prendre un air mystérieux pour murmurer:
– Ne la regardez pas maintenant. Faites comme si vous aviez terminé votre achat et attendez un peu plus loin. Elle va venir me voir… La brune en tailleur de tweed beige… Revenez quand elle sera partie. Je vous dirai les livres qu’elle m’aura achetés. C’est bien entendu « pour son frère qui est malade et ne peut pas se déplacer ».
Je m’éloignai jusqu’à la boîte voisine, où je fis semblant de fouiller dans les livres exposés pour observer discrètement la femme en tailleur beige. Effectivement, elle s’était approchée du bouquiniste et lui parlait, certainement à voix basse car elle rapprochait son visage du sien. La trentaine. Trop maigre pour mon goût. Chic dans le genre sport. Un peu garçonne. Son sac, ses chaussures, ses tweeds écossais, tout disait « fric ».
Le bouquiniste lui mit deux gros livres dans un sac de papier brun. Le feu aux joues, elle traversa vite la chaussée pour prendre de la distance et se réfugier sur le trottoir d’en face. On voyait qu’elle se retenait pour ne pas se sauver en courant.
– Humiliations chéries, de Jean Claqueret, et Sévère éducation, de René-Michel Desergy. Elle vient tous les deux mois environ. La fois précédente, elle m’avait pris Le Fouet au Harem, de Jean de Villiot, et Lise fessée, de Sadie Blackeyes. Elle gare sa voiture plus haut, rue des Saints-Pères. Une Alfa-Romeo rouge. Elle m’a dit qu’elle participait à des courses automobile. Avez-vous remarqué sa main gauche?
– Gantée, alors que la droite ne porte pas de gant.
– Exactement. Son bras gauche est amputé au dessus du coude. Elle a une prothèse articulée.
Sur le coup, j’eus envie de la suivre, ne serait-ce que pour la voir monter dans son Alfa. Quand je scrutai le trottoir d’en face, elle avait déjà disparu. Je continuai ma promenade en direction du Pont-Neuf. Des jeunes femmes se bronzaient au soleil sur la presqu’île du Vert-Galant, épaules nues, la jupe retroussée à mi-cuisses, lorgnées par un pêcheur à la ligne goguenard, un grand père à barbe blanche coiffé d’un chapeau de paille et ceint d’un tablier bleu.
L’American Bar se trouvait, à cette époque, quai des Grands Augustins, entre les rues Séguier et Git-le-Cœur – un de ces nombreux « bars américains » dont la mode s’était propagée à Paris après 1918: ni terrasse ni vitrine; une salle entièrement fermée; un long comptoir en acajou ciré; quelques tables dans des box le long du mur; aucune fenêtre, éclairage électrique même en plein jour, diffusé par des globes jaunes ou orangés. On y servait des Tom Collins, des Manhattan, des Gibson, des Pink Lady. S’il n’était pas le plus grand, c’était certainement le plus célèbre. Le boxeur Jess Willard y avait été barman pendant quelques mois. Henry Miller y avait dédicacé son Tropique du Cancer. J’étais présent parmi le service de presse. Entre 1925 et 1930, on y rencontrait Hemingway, Dos Pasos, Man Ray, Sylvia Beach.
Mon métier m’a fait beaucoup voyager. Nulle part au monde je ne connais de plus belle perspective que celle qui, de la place Saint-Michel, s’ouvre sur les tours de Notre-Dame, l’île Saint-Louis, l’enfilade des ponts jusqu’à Austerlitz et Bercy…
Non!!
NON!!!
J’y étais allé deux fois, toujours en tant qu’invité. La première fois avec André Tardieu, alors président du conseil dans le gouvernement Chautemps. La seconde fois avec le commandant norvégien Riiser-Larsen et son épouse, le premier homme à avoir survolé le pôle nord en ballon dirigeable.
Invité d’accord. Payer l’addition de ma poche…
Non, NON et NON.
Le cuissot de chevreuil grand veneur coûte à peu près ce que j’ai laissé à mon dentiste la semaine dernière. Côté vins, le prix d’une bouteille de Chassagne-Montrachet 1928 donne envie de se prendre la tête à deux mains et de courir sans s’arrêter jusqu’à une cellule capitonnée à Charenton.
Quel démon m’a poussé à aller lire la carte de la Tour d’Argent?
Et puis après tout…
Il me restait quatre heures avant mon train.
Je n’en serai ni plus riche ni plus pauvre. Demain je serai à Genève. Après demain sur la frontière autrichienne. Au cours de mes crapahutages sur les cols du Vorarlberg, je peux très bien me prendre quelques balles de Mauser dans la paillasse. Ou bien me faire épingler par les SS et expédier à grands coups de crosse dans l’un de leurs nouveaux camps de vacances en Silésie. Au moins je garderai un merveilleux souvenir de ma dernière journée à Paris.
Peut-être toutes les tables sont-elles retenues?
Elles ne l’étaient pas. Le maître d’hôtel m’en a trouvé une, sans doute pas devant la baie vitrée avec une vue unique sur la Seine et la rive droite, mais néanmoins très acceptable. La clientèle française n’était pas encore arrivée. Il n’y avait dans la salle à manger que des Américains, habitués à dîner de bonne heure. Je sentais dans ma poche le livre acheté à mon copain, le bouquiniste du pont des Arts. Je me demandais où se trouvait, en ce moment, la femme à l’Alfa Romeo, avec son bras artificiel et son « frère malade » pour qui elle achetait Humiliations chéries et Le Fouet au harem. De quel côté de la barrière se situait-elle, celle-là? Dominatrice ou dominée? Avec un homme ou avec une femme?
La nuit est tombée peu à peu. Paris flamboyait de toutes ses lumières. Notre-Dame illuminée ressemblait à quelque prodigieux décor de théâtre. J’attaquais le dessert – une omelette norvégienne flambée au Cointreau – quand sont entrés Coco Chanel, Jean Cocteau et Reynaldo Hahn.
Je suis arrivé gare de Lyon une bonne demie heure à l’avance. Allongé sur ma couchette, les mains croisées derrière la nuque, je ne pouvais pas me débarrasser de l’image de la femme au bras artificiel.
22h55'… 56'… 57'
Un coup de sifflet sur le quai. Le Paris-Genève s’ébranle.
Une sourde inquiétude m’oppresse. Les dés sont jetés. J’ai décidé de sauver Leni, il n’est plus question de faire machine arrière.
Je vais griller une Gauloise dans le couloir. Des immeubles noirs défilent. Beaucoup de fenêtres allumées. Des rues avec les feux rouges et les phares des voitures. Une gare, trop vite traversée pour que je puisse lire son nom. Une usine, fantômatique dans la lumière blafarde de puissantes rampes à arc. Le fracas d’un train passant en sens inverse. Je baisse la vitre pour jeter mon mégot dehors et vais me recoucher.
Mon veston est suspendu à mes pieds, à un petit crochet de cuivre vissé sur le coffrage en bois verni. Je vais pêcher dans sa poche Les mésaventures de Ginette. Je commence à lire à la lueur de la faible ampoule au dessus de ma tête pendant que le train prend de la vitesse et traverse, dans un fracas de boggies, de roues et d’aiguillages, la banlieue sud.
Le livre est illustré par G.Topfer. Une gravure me fait particulièrement bander: un garçon de treize ou quatorze ans inspecte le derrière de sa sœur qui vient d’être fessée. La gamine, présentée de face et debout, cache son visage dans son tablier tellement elle a honte. Son frère, assis sur le bord du lit derrière elle, lui tient sa blouse relevée. La partie visible de son visage exprime une intense jubilation. La culotte de la fille corrigée est écroulée sur ses chevilles. Le texte se rapportant à cette illustration nous raconte comment la jeune Ginette, alors âgée de quinze printemps, a eu sa blouse troussée et a reçu une magistrale fessée au battoir à linge pour avoir ri stupidement alors que, faisant du repassage à la buanderie avec sa mère, celle-ci s’était brûlé le doigt sur un fer chaud. Il est précisé que la mère et la fille étaient toutes deux en blouse et tablier identiques – blouses blanches, tabliers bleus – et que « la sueur faisait coller la bavette à leurs seins qu’on apercevait par transparence à travers l’étoffe tendue, tellement elles transpiraient dans la chaleur moite de la buanderie. »
J’ai commencé à me masturber dans mon mouchoir vers Créteil. Ça n’a pas été long. L’excitation produite par Les mésaventures de Ginette s’est révélée si intense que j’ai éjaculé au moment où le train sautillait bruyamment à travers le réseau d’aiguillages de Villeneuve-Saint-Georges.9 Les tueurs sont lâchés
PUCES MORTELLES EN MANDCHOURIE
Les Japonais se procurent des souches virulentes de virus en vue d’une guerre bactériologique en Chine.
Au kiosque à journaux de la gare de Genève-Cornavin, ce titre attira mon attention. J’achetai La Tribune et lut l’article. Il n’était pas signé. Heureusement pour le scribouillard qui l’avait rédigé: je me serais pointé le lendemain matin à la rédaction du canard pour lui mettre mon poing dans la figure.
L’ancienne province de Mandchourie, devenue protectorat nippon et rebaptisée « Mandchoukouo » …
Ces prétendues révélations avaient plusieurs années de retard. Les journalistes du monde entier étaient au courant. Et les diplomates, et les militaires, et les scientifiques. Je faisais partie des correspondants étrangers présents à Shanghai au moment de l’entrée des troupes japonaises. Au Cercle Sportif, le club sélect dans la concession française, j’avais lié connaissance avec Boris, un Russe de Mandchourie, résistant et agent du Guomindang. Il m’avait dit, preuves à l’appui, que dès le début des années 1930, afin de répandre la peste parmi les populations civiles, des médecins militaires japonais avaient eu l’idée de se servir de puces. Pour élever les puces et les nourrir, il fallait capturer et faire se reproduire d’énormes quantités de rats, mulots, ragondins et autres cobayes. C’était devenu la principale activité d’une sinistre « Ferme aux animaux », située dans la banlieue de Harbin.
Ce groupe ultra secret – nom de code : « Unité 731 » – avait mis au point diverses méthodes pour propager les épidémies: containeurs similaires à ceux utilisés pour le lancement de tracts; bombes en carton qui s’auto-détruisaient après avoir libéré des rongeurs infectés; vols de pigeons malades; contamination de légumes, chocolats, biscuits; bouteilles lâchées au fil des rivières ; largage de ballons que le vent pouvait transporter depuis la côte jusque dans l’intérieur des terres…
Rentrant de Chine, le parallèle m’avait frappé. En Asie, le problème était exactement le même qu’avec l’Allemagne hitlérienne: si les démocraties avaient, dès le départ, mis le holà aux rêves d’expansion nippons – dès l’annexion de la Mandchourie, dès l’invasion de la Corée – il aurait été encore possible d’opposer des barrières que même la puissante armée impériale japonaise n’aurait pas pu, ou pas osé franchir. Hélas, le « sens de l’histoire » n’est pas allé dans cette direction…
A Shanghai, à Nankin, à travers les terres brûlées du Jiangxi (les Chinois incendiaient leurs villages et leurs récoltes, tuaient leurs bêtes avant de fuir), j’avais assisté au tragique exode des populations terrorisées. Maintenant, dans ce havre de paix et de prospérité insolente qu’était la Suisse, j’assistais à un autre genre d’exode, moins spectaculaire mais tout aussi tragique. Depuis la montée en puissance du nazisme, Genève était envahi par un flot de nouveaux réfugiés. D’abord étaient arrivés les nantis – financiers ; spéculateurs; gros commerçants; professions libérales – dans de puissantes berlines, parfois conduites par des chauffeurs en uniforme, bottés et casquettés comme des sous officiers britanniques. Cette faune-là habitait Hermance, Cologny, Collonge-Bellerive, Vandœuvres. Premiers à débarquer, ayant du « répondant » auprès des banques suisses, ils avaient loué les plus belles villas au bord du Léman, colonisé les hôtels les plus luxueux.
Après ces « grossiums », vinrent s’infiltrer à partir du milieu des années trente, par petits groupes apeurés, des familles nettement moins bien habillées, voyageant dans des compartiments de 3ème classe, certaines trimbalant des valises en carton fermées par des ficelles. Pour cette catégorie de réfugiés, Genève n’était qu’un lieu de transit. Un puissant et remarquablement organisé service d’entraide israélite les prenait en charge, les logeait temporairement dans des garnis miteux du côté des Acacias… Onex… Le Grand Lancy, derrière les voies ferrées et les passerelles métalliques, au-delà de la gare de marchandises de La Praille. De là on leur trouvait on embarquement pour les U.S.A., le Canada ou l’Amérique du Sud. Au fond de l’entrepont, comme dans les films de Chaplin. Ce qui était préférable aux chambres à gaz.
Du fait de cet afflux de migrants, le marché de l’immobilier connut à cette époque une inflation galopante. Un confrère de la Radio Suisse Romande a fait une enquête édifiante à ce sujet. La directrice d’une grosse agence immobilière genevoise a indiqué pendant le reportage que beaucoup de propriétaires ne voulaient louer qu’à des étrangers, pour une raison facile à comprendre: le loyer peut varier du simple au double!! Les riches expatriés, jouissant du statut de réfugiés et de ce fait exonérés d’impôts, ne discutent jamais le prix de leur logement et paient rubis sur l’ongle. Pour les populations « bas de gamme », des marchants de sommeil, souvent des tenanciers d’hôtels de passe, louaient leurs misérables piaules à prix d’or. Le malheur des uns fait le bonheur des autres.
Au bureau, dès qu’il m’a aperçu « Jumbo » Bouchard m’a attaqué direct au foie:
– Bruichladdich sans glace?… Veux-tu que je pète dans ton verre pour le réchauffer?
Je lui ai balancé mon coude en travers des côtes. Méchamment.
– Ce n’est ni le moment ni l’heure de déconner. Je viens de passer une nuit à peu près blanche dans ma couchette …
– T’as pourtant l’habitude des wagons-lits.
– C’est pas le train qui est en cause. C’est ce qui tourne là dedans..
J’ai tapé plusieurs fois mon front du bout de l’index. Jumbo a écarté ses mains en un geste fataliste.
– J’espère que t’avais un bon bouquin jouissif pour te changer les idées?
– J’en avais un.
– Tu me le prêteras?
– Si t’es bien gentil.
– Tu t’es payé une chouette branlette?
– La seule chose que j’ai à te dire, Jumbo, ce n’est ni pour siroter du Bruichladdich ni pour prendre mon pied que je suis à Genève ce matin.
– Toujours ta nénette…??
– Ma fiancée.
– TA FIANCÉE. Je te prie de m’excuser, Vic.
– T’es tout excusé.
– Lisbeth Krupp.
– Qui c’est celle-là?
– Anglaise de naissance. De Manchester, je crois. Famille dans le textile. Père Lord de quelque chose. Elle a été un temps actrice, a tourné plusieurs films dans le cinéma muet des années vingt. Elle est devenue Allemande en épousant un Krupp. Oui, ces KRUPP-LÀ: canons; aciéries; forages en mer Baltique; mines de métaux rares au Chili; or au Congo; diamants en Afrique du Sud; j’en oublie sûrement les trois quarts. Comme tu le sais, la partie du clan Krupp rattachée à l’ancienne noblesse prussienne s’est opposée au National Socialisme et a été contrainte de s’expatrier. Le changement de nationalité de la mère Lisbeth est venu juste à point pour lui éviter d’être imposée en Angleterre: les clauses du traité de Versailles l’exonèrent automatiquement de tout impôt, puisque – théoriquement – l’empire industriel Krupp est démantelé et cédé aux Alliés. Simplement…
Bouchard me fit un clin d’œil.
Je lui rendis un clin d’œil presque identique. À la différence près que ma paupière à moi était plus lourde, plus triste, plus désabusée.
– Simplement les avoirs de la famille Krupp sont à 60%…??
– En Suisse.
– Les 40% restants…??
– Répartis entre les États-Unis, le Mexique, l’Argentine, le Chili. Je parlais hier soir avec l’attaché commercial de l’ambassade de Turquie. Il m’a dit que de plus en plus de grandes banques internationales ouvrent des agences au Liban. Si t’as du pognon à placer …
– Comment s’appellent-t-elles déjà, leurs plages pour playboys?
– Ô Cap.
– Entre autres… Et puis il y a aussi Oceana, Aqua Park, Salesh Mountain…
– Je te retrouves où, à Beyrouth?
– Ce soir chez Krupp. Chemin de Bellefontaine, à Cologny. Viens entre sept et huit. Leur villa n’a pas besoin de numéro, le parc est si immense qu’il occupe toute la rue. Quand tu verras des chauffeurs en train de lustrer des Rolls à la peau de chamois, des servantes en grands tabliers victoriens, des mémères t’observant derrière leur face-à-main, tu sauras que c’est là.
– Comment vais-je entrer sans invitation?
Il sortit son portefeuille bourré de cartes diverses. Il les battit comme on bat des cartes à jouer, m’en tendit une.
Je dressai mon sourcil droit en accent circonflexe.
– T’as tes entrées dans la haute, maintenant?
Il haussa les épaules.
– C’est pas à toi que je vais apprendre le métier…
Quelques minutes avant huit heures un taxi me déposait à l’entrée du chemin de Bellefontaine. A la place des Rolls je vis des voitures de police garées dans tous les sens, leurs gyrophares dansant la gigue. Des flics en gilet pare-balles remplaçaient les tabliers victoriens. La seule mémère que j’aperçus de loin se faisait enfourner dans une ambulance sur une civière. L’entrée du parc était interdite. Des hommes en smoking gesticulaient. Des femmes en robe du soir piquaient leurs crises de nerfs. Une grande blonde pleurait, assise sur le bord du trottoir, la tête entre ses mains. Ses pieds étaient chaussés de ballerines lamé or, une semelle décollée sans doute pendant sa fuite à travers les allées du parc. Un vieux à lorgnons, coiffé d’un huit-reflets et engoncé dans un manteau d’astrakan, essayait de la consoler.
J’harponnai quelqu’un au hasard dans la foule.
– Qu’est-ce qui est arrivé
– Sorry, gov’nor. I don’t speak French.
Dans l’effervescence générale, je ne m’étais même pas rendu compte que mon interlocuteur portait un kilt.
– What happened? (Qu’est-ce qui est arrivé?)
– Some bastard threw a bomb (Un salopard a jeté une bombe).
– Many killed? (Il y a beaucoup de morts ?)
– Beats me, gov’nor. I had just entered the park when I heard the friggin’blast (Je n’en ai pas la moindre idée, direc’teur. Je venais juste d’entrer dans le parc quand j’ai entendu la putain d’explosion.)
J’ai tourné en rond jusqu’à la nuit, interrogeant des inconnus qui n’en savaient pas plus que mon Écossais. Les sirènes des ambulances répondaient à celles de la police. La foule ne faisait que grossir. Attirés par le bruit, des habitants de Cologny venaient nombreux en spectateurs. Les flics, visiblement nerveux, refoulaient tout ce monde avec des « Circulez! Circulez! Il n’y a rien à voir ». Une jeune servante en tablier – nullement victorien, un classique tablier blanc de soubrette – m’a dit moitié en français, moitié en italien: « Fumée beaucoup… Molto fumo… PFUFFFF!!!… Terribile esplosione… Partout le sang… Del sangue dovunque ». Ses cheveux noir de jais étaient frisés comme les poils d’un caniche. Elle avait une coquetterie dans l’œil droit.
Désespérant de retrouver Bouchard dans cette cohue, je suis rentré à pied par la route de Thonon et le quai de Cologny. Marcher me fit du bien. J’aspirai la brise à pleins poumons. Elle sentait les rhododendrons. La lune faisait courir des frisures argentées sur le lac. Loin sur la rive d’en face, on devinait à droite les lumières de Lausanne. Je me laissai guider par le jet d’eau illuminé: tant que j’allais à sa rencontre, je marchais dans la bonne direction.
Pourquoi?
Premièrement : pourquoi cet attentat? Deuxièmement: pourquoi Bouchard m’avait-il fait venir à cette réception des Krupp?
Je les connaissais de nom, comme tout le monde. Sans plus. Effectivement, je me souvenais de quelques vieux films anglais dans lesquels avait figuré la belle Lisbeth – Lisbet Marsh avait été son nom de scène à l’époque… Le Fantôme des catacombes, Rue des bouches peintes… Le « Tivoli » en haut de la rue de Belleville… On collait du « sem-sem gum » sous les fesses des rombières… J’étais en culottes courtes et j’allais éjaculer dans mon caleçon en regardant, à l’heure du déjeuner, les ouvrières en tablier des Grands Moulins de Pantin.
Lisbet Marsh…
En ville je suis allé droit au bureau. Le veilleur de nuit n’avait pas vu Bouchard de la soirée. Je suis allé me coucher. Pas pour longtemps.
Drrrrrrrrrrrrrrrrri-i-i-i-i-ing...
– Blandl à l’appareil.
– Monsieur Victor Blandl, de l’agence France Presse?
– C’est moi.
– Patientez un petit instant, monsieur. Je vous passe le service.
Un bruit d’abeilles faisant la révolution dans une ruche.
– Monsieur Blandl ?
– Oui.
– Monsieur Victor Blandl, de l’agence France Presse ?
– C’est moi-même.
– Patientez un instant, je vous passe le chirurgien.
J’ignore quelles abeilles ont gagné ; à les entendre bourdonner, vibrer, siffler, cracher, elles devaient se livrer une sacrée bagarre dans les rayons de la ruche. L’écouteur plaqué contre mon oreille, je me représentais l’abeille Robespierre faisant guillotiner l’abeille Danton, sous les acclamations féroces des abeilles tricoteuses.
– Monsieur Blandl?
– Oui.
– Docteur Delcourt, à l’hôpital du Bon Secours à Thonon. Je viens d’opérer monsieur Bouchard… Michel Bouchard… Je vous rassure tout de suite, son état n’est pas grave. Quelques éclats de grenaille dans la cuisse gauche, le crâne légèrement éraflé, aucun organe vital n’est atteint. Étant donné l’endroit où il se trouvait au moment de l’attentat, on peut estimer qu’il a eu beaucoup de chance. Il est réveillé de l’anesthésie et demande à vous voir.
– Thonon?
– Vu le nombre de blessés dans l’attentat de Cologny, quelques uns ont été transportés chez nous.
– Particulièrement les blessés français?
– Je vous mentirais si je vous disais le contraire.
– Pour que la sécu française les prenne en charge, la Suisse ne payant pas un kopeck.
– Ça peut effectivement se dire comme ça.
L’hôpital du Bon Secours était deux kilomètres au-delà de Thonon, au parc de La Chataigneraie. Le jour commençait à poindre quand j’y suis arrivé en taxi.
Il y avait deux lits dans la chambre, un vide, l’autre occupé. Bouchard tirait une sale tronche dans le plumard occupé. Je le trouvai vieilli de dix ans.
– Tire toi, Vic.
Sortant un bras des draps, il m’a attrapé la main.
– Tire toi vite!!
– Tu ne crois quand même pas que la bombe… ?
– Genève est devenu un nid d’espions. Depuis l’Anschluss, nous ne savons plus à quel saint nous vouer. Je me méfie même de ma secrétaire, et ça va faire dix ans qu’elle travaille à l’agence.
– On sait qui a fait le coup chez Krupp?
– Ça serait un kamikaze. Il se serait introduit dans la villa avec une ceinture d’explosifs autour de la taille.
Une infirmière est venue prendre sa température.
– On connaît la raison de cet attentat?
– Pour l’instant il n’a pas été revendiqué. Et le tueur n’a pas encore été identifié.
– Lisbeth?
– Tuée sur le coup. Le terroriste était à deux mètres d’elle quand il a actionné le détonateur.
– Pourquoi voulais-tu que je vienne à cette réception?
– Pour te présenter le rabbin Lœbbstein. Il était l’invité d’honneur. C’est l’un des dirigeants du comité d’entraide juif, financé en partie par les Krupp. Lœbbstein connaît toutes les filières d’évasion. Par le Danemark; par la Hollande; par la Suisse… Je pensais qu’il pourrait t’aider à faire évader ta…
Il m’a fait un clin d’œil sous ses bandages.
– …ta FIANCÉE.
J’ai essayé de rire.
– Tu peux dire ma MÔME.
L’infirmière est revenue lire le thermomètre.
– 37.3 Impeccable, monsieur Bouchard. Vous allez sortir de chez nous tout neuf.
– Si vous jetiez un coup d’œil sous le drap, vous pourriez constater que j’ai déjà retrouvé ma vigueur de jeune homme.
Nous l’avons suivie des yeux quand elle a quitté la chambre, tortillant du cul sous sa longue blouse réglementaire. La lumière blanche du plafonnier donnait du modelé à sa croupe ferme et rebondie, encadrée par le tablier amldonné.
Jumbo s’est tourné sur le côté. Il s’est hissé sur un coude pour approcher son visage du mien.
– Ne reste pas à Genève, Vic.
– Tu crois que je suis déjà repéré?
– J’en suis certain. Genève est truffé d’agents nazis. Et je ne t’apprends rien en te disant que les hitlériens t’ont dans leur collimateur.
– Tu ne penses tout de même pas que la bombe chez Krupp…??
– Il est encore trop tôt pour se prononcer. On en saura peut-être davantage demain. Je dis bien peut-être…
Il se gratta les ailes du nez.
– Pour l’instant je vois deux pistes. Ou bien un attentat anarchiste, voulant frapper l’opinion publique. Une vengeance des pauvres contre les rupins. Ou alors un crime commandité par les nazis.
– Pour punir les Krupp de soutenir le comité juif?
– C’est assez probable.
– Ils auraient recruté leur « martyr » quelque part au Moyen Orient?
– Des fanatiques antisémites prêts à monter au paradis d’Allah sous la forme d’une colonne de fumée, je peux t’en trouver autant que tu veux entre Le Caire et Téhéran. Ce n’est pas sans raisons que les Boches implantent des réseaux dans tous les pays islamiques.
– Tu penses que je pourrais être leur prochaine cible?
– J’en mettrais ma main au feu. Dietrich Hormleschs est en train de faire une enquête discrète sur toi. A mon avis, ce n’est pas pour t’inviter à prendre un pot avec lui.
– Hormleschs, hein?
– Tu le connais?
– De nom seulement…
– Officiellement, il dirige une boîte d’import-export. En réalité c’est le gauleiter SS chargé des affaires helvétiques. J’ai mes informateurs dans les principales ambassades. Des conversations m’ont été rapportées. A plusieurs reprises Hormleschs a mentionné ton nom. Il essayait de savoir où tu étais, ce que tu faisais …
– J’espère que tu lui as dit qu’on peut me trouver tous les samedis après-midi, à partir de dix-sept heures, au salon de thé « Les Goûts Doux », dans le vieux Carouge.
– Ha!!… Le labo et le magasin en bas au rez de chaussée, le salon de thé à l’étage. C’est là où la patronne met ses vendeuses en grands tabliers bleus et les dresse à être de bonnes pâtissières à coups de martinet en travers du joufflu!!
– Des coups de lanières bien sifflants et cinglants, sous la blouse que la punie doit tenir elle-même retroussée par derrière.
– … pour ensuite gougnouter les jolies vicelardes au cours de leurs bacchanales au sous-sol!!
Jumbo a rigolé en passant sa main sur les quelques cheveux qui dépassaient de ses pansements.
– Les Goûts Doux, ouais… A Paris j’ai bien connu les frangines Watt. Ça fait un bout que je n’ai pas eu l’occasion d’aller leur rendre visite. C’est Howie Wilbur qui m’a dit qu’elles avaient ouvert une succursale à Genève. Sais-tu qui elles ont choisi comme gérante?
– Leurs salons de thé ne sont pas mis en gérance; ce sont des franchises. Elles ont maintenant des succursales à Biarritz, Nice, Rome, Capri…. Devine où elles ont ouvert leur toute première succursale, je te le donne en mille?
– Où ça?
– Sur l’île de Lesbos, dans l’archipel du Péloponèse.
– Sais-tu qui a pris la franchise pour la Suisse?
– Lily Barlier.
– L’ancienne maquerelle du Hip Hop… Vingt dieux!!! Je la revois dans sa revue costumée, Blouses, Torchons et Tabliers. Elle a réellement le sens du spectacle, la mère Barlier. Je me souviens de ces soirées « SOUILLONS » où hommes et femmes mettaient un tablier bleu et se bombardaient de plats sucrés, salés… Tartes, crèmes, gâteaux au chocolat… Choucroutes, ragoûts, sauces, poissons… C’était à qui lançait de la brandade de morue, qui des pâtes en sauce, de la moussaka, du céleri rémoulade, des éclairs au café, des babas, des fromages blancs à la crème, des fromages bien coulants et bien puants... Tout le monde lançait ce qu’il avait dans la main sur sa victime préférée. Toutes les parties du corps pouvaient servir de cible. Il n’y avait rien de dur nulle part: que du mou, du gluant, du coulant, du collant, et l’on pouvait donc viser, sans risque de blesser quiconque, le visage, les seins, le ventre, la vulve, les couilles. D'autant plus que chaque participant était protégé par un grand, long et enveloppant TABLIER BLEU. Quand on avait terminé ce que Lily appelait « La Séance de Barbouillage »…. Putain!! Tu me donnes envie d’aller faire un tour aux « Goûts Doux » de Carouge.
– Pour te faire dominer par cet escadron d’amazones?
– De temps en temps je ne déteste pas inverser les rôles. Je trouve que ça change de la tringlette classique.
Dans le couloir, on entendit passer le chariot qui montait les repas des cuisines.
– Ton rabbin… Lœbbstein… Était-il là au moment de l’attentat?
– Son dieu devait le protéger ce soir-là. Il venait juste de sortir sur le perron pour accueillir une délégation humanitaire suédoise. À quelques minutes près, il aurait sauté avec les autres.
– Tu as son adresse?
– Comme ça de tête, non. Mais tu peux la trouver dans l’annuaire.
Avant de me quitter, Jumbo a fortement étreint ma main, jusqu’à me faire mal aux articulations.
– Pas d’imprudences, Vic?
Je lui ai tapoté ses bandages du bout de mon doigt.
– Toi non plus, vieux.
Michel « Jumbo » Bouchard. Il avait été le modèle et le maître de tous les jeunes dans la profession, à commencer par moi. Avec la garnison assiégée dans Port Arthur, il avait assisté à la capitulation de la grande base navale russe d’Extrême-Orient. Avec les fusiliers-marins bretons sur l’Yser, il avait failli avoir son bras droit arraché par un shrapnel. Avec les premiers soviets soldats-ouvriers de Pétrograd, il avait accompagné le triomphe des révolutionnaires et avait fourni à la presse occidentale le seul reportage de première main sur l’abdication du tsar Nicolas II. Avec la colonne Pétain pendant la guerre du Rif, « Jumbo » avait osé rapporter l’utilisation du gaz moutarde sur les douars rebelles. Il était avec les Chemises noires pendant leur marche sur Rome pour installer leur chef, Benito Mussolini, au pouvoir. Il était avec les faibles troupes du négus Hailé Selassié résistant héroïquement à l’agression italienne.
L’adresse du rabbin Lœbbstein était bien dans l’annuaire. Quand je suis arrivé au bout de sa rue, c’était moins spectaculaire qu’à Collonge-Bellerive. Chez Krupp il y avait trente bagnoles de police. Devant la synagogue il n’y en avait que deux .
Leurs gyrophares n’étaient même pas allumés.
Le lendemain les deux attentats faisaient la une de tous les journaux. J’eus un mauvais sourire de hyène en constatant – une fois de plus – la soumission des médias au pouvoir politique. Dans les cinq journaux que je lus, le mot nazi ne figurait pas une seule fois: il fallait ménager le grand voisin qui faisait tourner l’industrie helvétique et plaçait son or dans les banques suisses. À la place des vrais coupables, on livra en pâture au public un fantomatique, et totalement imaginaire « réseau Stolichnaya » – des paraît-il héritiers des anciens nihilistes, soi-disant envoyés par Moscou pour répandre la terreur parmi les grosses fortunes et porter, partout dans le monde, des coups au système capitaliste. Je me suis marré en sortant une Gauloise du paquet. Les mecs qui avaient imaginé ce mensonge ne s’étaient pas beaucoup creusé la cervelle: Stolichnaya est une marque de vodka…
A l’hôpital de Thonon, deux gendarmes armés gardaient la porte de Jumbo. Je dus montrer mes papiers, me laisser fouiller. Le plus âgé, un brigadier, entra chez Bouchard. Il y eut quelques paroles inintelligibles. Puis la voix de mon vieux copain, éclatante, joyeuse:– « VIC!! Bien sûr qu’il entre… Merde, on vous a jamais appris à faire la différence entre les potes et les malfrats? »
– Qu’est ce qui se passe encore … Pourquoi la maréchaussée devant ta porte?
– C’est peut-être rien. Comme ça pourrait être sérieux. La nuit dernière, la surveillante d’étage a surpris un type qui rôdait dans le couloir. Dès qu’il l’a vue il a pris la fuite.
– Un nihiliste aux cheveux longs, fringué en moujik?
Jumbo s’est soulevé pour ricaner. Il a étouffé une grimace, sa jambe le faisait toujours souffrir.
– T’as lu leurs conneries dans la presse?
– La surveillante, qu’est-ce qu’elle raconte?
– Pas grand chose. Elle a juste aperçu une silhouette qui s’enfuyait.
– Tu peux marcher
– Oui. Ils ont retiré sept éclats de ma cuisse. Il faut que je marche le plus possible pour retrouver ma motricité.
– Tu peux venir avec moi dans le parc?
– Bien sûr…
– Sans l’escorte aux képis?
– Ben… Je ne pense pas, non. Ils ont l’ordre de me coller aux fesses.
– Ce que j’ai à te dire est ultra confidentiel. Je ne pense même pas que ça se sache à l’Élysée.
– Ici je suis seul.
– Seul!!… C’est toi qui le dis. Ce n’est pas pour rien qu’on t’a transporté de ce côté-ci de la frontière.
Je suis allé au lavabo. J’ai dévissé l’applique électrique au dessus du miroir.
– C’est quoi ça?
Jumbo s’est dressé sur ses oreillers.
– … les sales cons!!
J’ai orienté mon pouce vers la porte.
– Ces deux clowns là dehors sont postés pour t’espionner, absolument pas pour te protéger. Je ne voudrais pas être médisant, mais je ne serais pas étonné que ce terroriste aperçu par la surveillante ait été inventé par un sous-fifre au ministère de l’Intérieur. Ces mecs dans le couloir ne sont pas des gendarmes. Ce sont des poulets des Renseignements Généraux.
– Comment veux-tu que je m’en débarrasse? Je ne peux rien faire, ils ont leurs ordres.
– Pour l’instant je n’ai débranché qu’un micro. Il y en a certainement d’autres dans ta piaule.
J’ai fouillé mes poches à la recherche de mon bloc-notes. Mes doigts ont tâté au passage le paquet de Gauloises. C’était peut-être ça la solution.
– T’as de quoi écrire?
– Je dois avoir mon stylo quelque part par là…
Il l’a trouvé sur sa table de chevet, entre la bouteille d’eau minérale et une boîte de mouchoirs en papier.
Je lui ai tendu une sèche. Je me suis assis dans la ruelle du lit, tourné du côté opposé à la porte.
– Assieds-toi ici à côté de moi. Approche toi plus près, face au mur.
Jumbo a fait ce que je lui disais.
– Chaque fois que j’écris, tu souffles de la fumée pour masquer mon écriture. Puis tu brûles le papelard. Prêt?
– Prêt.
Je lui ai allumé sa cigarette et j’ai mis mon briquet dans sa main. Le cordon d’amadou dessinait un serpent orange sur son pyjama bleu d’hôpital.
J’ai rapproché ma tête de son épaule et j’ai écrit sur une feuille du bloc-notes:
« HITLER VA ENVAHIR LA TCHÉCOSLOVAQUIE. »
Couverture de fumée.
Flamme du briquet
Papier en cendres.
Réponse:
« CE N’EST PAS POSSIBLE. TES RENSEIGNEMENTS SONT FAUX »
Fumée – Briquet – Cendres.
« JE LES TIENS DU PLUS HAUT NIVEAU À BERLIN. L’INVASION EST PROGRAMMÉE AU PRINTEMPS PROCHAIN. »
Fumée – Briquet – Cendres.
J’imaginais les deux bouffons dans le couloir, intrigués de ne plus nous entendre parler.10 Bombes sur le Yang Tsé-kiang
J'ai raconté aux juifs un bobard pas bien méchant, pensant que ça les inciterait à m'aider. Je leur ai dit que j'avais discuté avec le rabbin Lœbbstein chez les Krupp, avant l'attentat, et qu'il m'avait dit de passer le voir à sa synagogue au sujet de Leni.
Mon interlocuteur s’appelait Nahmann – Chaim Nahmann.
C’était un Loubavitch en costume traditionnel: des papillotes sortaient de son chapeau plat pour pendre en spirales le long de ses joues creuses; des franges bleues – les « ficelles » – étaient attachées à une large ceinture-châle, drapée autour de sa redingote noire au col et aux manches élimées.
Sa barbe aile de corbeau me parut teinte.
– Le rabbin Lœbbstein vous a dit qu’il vous aiderait à faire sortir votre fiancée d’Autriche?
Je sentais dans sa voix une prudente méfiance. Ce n’était pas le genre de type qu’on pouvait mener en bateau. J’ai vigoureusement secoué la tête en signe de négation.
– Non. Il ne m’a fait aucune promesse de ce genre. Il m’a juste dit de passer le voir afin de lui exposer mon problème. Peut-être alors aurait-il pu me donner quelques renseignements qui m’auraient été utiles. C’est d’ailleurs pour cela que je me suis permis de venir vous voir.
Nahmann ne me regardait pas directement. Pourtant j’étais sûr que ses yeux perçants, noirs et brillants comme des billes polies, lisaient à l'intérieur de moi.
– Comprenons-nous bien, monsieur Blandl. Nous savons qui vous êtes. Nous avons lu vos remarquables reportages sur le réarmement de l’Allemagne et la montée des fascismes en Europe. Nous vous considérons comme un ami. Seulement…
Cette fois il me regarda en face.
– … seulement nous ne faisons pas ce que nous voulons à Genève. Notre comité d’entraide et de secours n’existe – ne peut exister – que grâce aux dons que nous recevons de ceux qui soutiennent notre cause. L’argent nous vient de Suisse, de France, de Grande Bretagne, de Hollande… Beaucoup des Etats-Unis… Ces donateurs nous demandent des comptes, ce qui est normal. S’ils apprenaient que nous prenions en charge et financions l’évasion de personnes non israélites, ils fermeraient aussitôt le robinet. Plus de sous. Plus de comité. C’est aussi simple que ça. Je voudrais pouvoir vous aider à sauver votre fiancée. Malheureusement je ne le peux pas. Mes devoirs envers le comité me l’interdisent.
Mes paupières s’abaissèrent. Mes lèvres se retroussèrent en un sourire en coin.
– Je comprends très bien, monsieur Nahmann. Excusez-moi d’avoir pris votre temps. Et merci de m’avoir reçu.
Je me levai pour prendre congé. J’allais franchir la porte quand il me demanda:
– Où est votre fiancée en ce moment?
– Dans une communauté fondamentaliste, au Tyrol. Ils ont accepté de l’héberger parce qu’elle était recherchée par la Gestapo.
– Recherchée à quel titre?
– Opposante à l’Anschluss. Artiste collaborant à des journaux de gauche. Opinions libérales. Tout ce que les nazis détestent.
– Où est-elle au Tyrol?
– Dans le Vorarlberg, pas loin de la frontière suisse.
– Nord ou Sud?
– Nord. Cette communauté dont je vous parle se trouve entre Hohenems et Lustenau, pas loin du lac de Constance.
– Où exactement?
– Je ne le sais malheureusement pas…
– Lustenau, murmura-t-il comme s’il se parlait à lui-même.
Il désigna le siège que je venais juste de quitter.
– Asseyez-vous, monsieur Blandl.
Il décrocha son téléphone, tapa plusieurs fois sur la fourchette du bout de son doigt, arrachant quelques faibles bruits de grelots à l’antique appareil en bakélite et cuivre. Son bureau mansardé devait être une ancienne chambre de bonne. Par la fenêtre sans rideaux, on apercevait le Salève.
– Est-ce que Gorodsvitch est là? Passez le moi, s’il vous plaît… Moshe? Peux-tu monter me voir un instant?
Nous avons attendu sans nous parler. En nous observant intensément.
Moshe Gorodsvitch faisait penser au Bibendum de Michelin: aussi large que haut, cerclé de bourrelets de graisse qui gonflaient sa chemise par boudins superposés; ses yeux globuleux ressortaient comme des boules de billard sur un visage réjoui. Nahmann fit les présentations. De réjoui qu’il était, le visage de Gorodsvitch devint radieux. Alors que je m’attendais à une poignée de main molle, il broya mes phalanges dans un étau.
– Enchanté de faire votre connaissance, monsieur Blandl. Depuis le temps que j’entends parler de vous…!! Nous avons failli nous rencontrer à Nankin. Mais vous étiez déjà parti pour Chongqing avec Tchang Kaï-chek alors que moi je suis resté à moisir sur place.
Il s’exprimait dans un français fluide, avec un fort accent slave.
Mes sourcils firent un double saut périllieux.
– Vous étiez à Nankin pendant les massacres?
– J’étais dans la Zone de Sécurité, avec les travailleurs humanitaires.
– Avec John Rabe?
– Et Minnie Vautrin, et Georg Rosen, et John Magee…
J’avais rencontré ces quatre courageux combattants pour la cause humanitaire. Rabe, le directeur allemand de la succursale chinoise de Siemens. Vautrin, une missionnaire américaine travaillant en Chine depuis trente ans, fondatrice de la première université pour filles. Rosen, secrétaire de l’ambassade d’Allemagne. Magee, un pasteur luthérien. Travaillant nuit et jour jusqu’à l’épuisement, envoyant télégrammes sur télégrammes aux dirigeants des grandes puissances, harcelant l’état-major japonais, ces expatriés avaient réussi à créer une Zone de Sécurité à l’ouest de la ville. On estime que quelques 200 000 réfugiés y furent accueillis, nourris, protégés.
Ironie de l’histoire: coupés de leur pays depuis de nombreuses années, inconscients du danger que le nazisme faisait courir au monde et pensant au contraire que la révolution national-socialiste avait été bénéfique à l’Allemagne, Rabe et Rosen avaient écrit au chancelier Hitler, lui demandant d’intervenir en faveur des Chinois et de faire cesser les massacres…
Nankin, décembre 1937!!!
– Vous êtes resté jusqu’au bout? lui demandai-je.
– Jusqu’à ce qu’on nous expulse à la pointe des baïonnettes.
– En janvier trente-huit?
– Non, en février… Le 12 février. Sur pression des Japonais, Hitler a donné l’ordre à Rabe et Rosen de rentrer en Allemagne. C’était fini. Le commandant en chef des troupes japonaises, le général Matsui, donna douze heures aux étrangers pour quitter Nankin.
– Vous vous êtes embarqué sur le Yang Tzé à bord du Merry Lady?
– Non, ça c’était le premier groupe. Moi je faisais partie du deuxième. Nous sommes partis le 13, sur le Dang’Nán. Le ciel devait me protéger. Le Merry Lady a été mitraillé par des chasseurs zero, il y a eu pas mal de victimes. Mon groupe a pu embarquer à Shanghai. Ce sont les Anglais qui ont assuré l’essentiel de l’évacuation. Nous étions parqués pêle-mêle sur les docks, comme du bétail. Mille, deux mille, peut-être davantage… Hommes, femmes, enfants… Anglais; Allemands; Américains; Français; Italiens; Russes blancs; Belges; Hollandais; Grecs… Une vraie cour des miracles… Des institutrices hurlaient, refusant d’abandonner leurs élèves. La Military Police les empoignait à bras le corps et les embarquait de force. Les soldats anglais refoulaient impitoyablement les Chinois qui tentaient de forcer les barrages. On nous contrôlait un par un, puis on nous conduisait à l’embarcadère par paquets de cent. Je suis monté à bord d’un vieux torpilleur qui avait vu du service en 14-18. Il nous a menés à Rangoon.
Nahmann riait. Il écarta ses longs bras, nous prit Gorodsvitch et moi par l’épaule.
– Je crois que vous avez pas mal de choses à vous raconter tous les deux.
Il consulta sa montre.
– Pourquoi n’iriez-vous pas boire une bonne bière à la Boarding School?
Il esquissa un sourire en coin.
– Janine Jacquelin vous a fait de la publicité, monsieur Blandl.
Je ne pus m’empêcher de rire avec lui. C’est en 1936 que Grégoire Labry a adapté au cinéma le roman d’Alban Rivière, Si haut pour mourir, avec (évidemment) Janine Jacquelin dans le principal rôle féminin. Rivière étant Rivière, Labry étant Labry et Jacquelin étant Jacquelin, ce film sur l’Aéropostale ne pouvait avoir que de fortes connotations impérialistes et colonialistes. Léon Daudet en avait aussitôt fait une critique élogieuse dans L’Action Française. J’avais répondu à Daudet dans L’Humanité, émettant de sérieuses réserves sur le fond, tout en reconnaissant les qualités techniques du film: belle photo; superbes vues aériennes de la chaîne de l’Atlas, des déserts de Mauritanie, de la côte africaine jusqu’à Dakar ; reconstitution réaliste des appareils de l’Aéropostale: le Salmson 2A2… Le Bréguet 14… Le Latécoère 300 « Croix du Sud », aux commandes duquel disparut Jean Mermoz… Je le reconnaissais volontiers dans mon article: le film de Grégoire Labry n’avait pas à rougir à côté de celui réalisé trois ans plus tôt par John Ford – Airmail – avec Pat O’Brian, Gloria Stuart, Slim Summerville. Restait l’idéologie que je ne parvenais pas à digérer. Et le cabotinage habituel de Janine Jacquelin, promue au rang de star uniquement parce qu’elle est la maîtresse de Labry. Tout le monde s’entend pour dire que la petite Jacquelin est un joli brin de fille. Mais qu’elle touche les tréfonds de la nullité en tant qu’actrice. Nulle – Nulle - Archi-nulle. Sa place n’est pas sous les sunlights, mais dans une cuisine à préparer sa soupe en tablier. Je jubile. Tenez vous bien : ce jugement N’EST PAS DE MOI. Ces lignes ont été écrites par Edmond Née, le critique cinématographique de L’Intransigeant, à propos d’un autre film de Labry: Quand Satan conduit le bal. J’ai bien évidemment sauté à pieds joints sur l’occase. Dans une prochaine critique, pour la presse de gauche syndiquée, j’y suis allé d’une couche supplémentaire, d’un saut encore plus accentué dans le sens de mes convictions profondes: « Non seulement je rejoins entièrement et totalement l’opinion de mon confrère Edmond Née, mais je serais même plus sévère que lui; je pense personnellement qu’après avoir préparé sa soupe en tablier de mère de famille, notre Janine Jacquelin nationale devrait être contrainte à mettre un deuxième tablier par-dessus celui qu’elle porte pour servir le repas à table – Un tablier bleu de femme de peine – Toutes les femmes des quartiers populaires savent de quel tablier je parle, parce qu’elles le portent tous les jours – LE GROS TABLIER BLEU!!! – Parfaitement. Et ce ne sont certainement pas les ménagères de Grenelle, Belleville ou Ménilmontant qui me contrediront… Ainsi ficelée du menton aux mollets dans son GROS TABLIER BLEU, les pans croisés sur son arrière train rebondi, les longs cordons noués au milieu du ventre, je verrais très bien l’orgueilleuse et fantasque Janine Jacquelin se prendre une fessée, couchée en travers des genoux de Grégoire Labry. » L’actrice aurait pu ne pas répondre. Traiter mon attaque par le dédain et le mépris. Ou m’envoyer ses hommes de loi. Elle m’a étonné en me répondant indirectement au cours d’une interview sur Radio–France–Armorique (elle est originaire de Quimper).
Question: « Janine Jacquelin, comment avez-vous réagi à ces déclarations machistes de Victor Blandl? »
Réponse : « Sur le coup j’étais furieuse. Puis je me suis calmée. Et j’ai fini par reconnaître que Blandl n’a pas entièrement tort. »
Q : « Concernant le port du tablier? »
R : « Tout à fait. Les stars ont trop tendance à vivre dans leur bulle de rêve. Le tablier nous remet les pieds sur terre. Quand je roule de la pâte à tarte, les mains dans la farine et dans le jus de cerise, je ne peux plus me prendre pour l’impératrice de Byzance… »
Q : « Que vous incarnez magnifiquement dans Le Phare d’Alexandrie!! »
R : « Merci. Vous posez très précisément le doigt sur la plaie. A force d’être impératrice, reine, princesse dans mes films… Ou marquise rouée de Parc-aux-Cerfs… Ou courtisane intrigante dans la Cité Interdite… Ou favorite au harem du sultan de Zanzibar… Je finis par me prendre au jeu et par y croire. C’est un piège redoutable, croyez-moi. On peut facilement devenir schizo si on ne réagit pas. »
Q : « Vous réagissez en portant des tabliers à la maison? »
R : « Oui. C’est une excellente antidote. Je cesse de jouer quand je suis en tablier dans ma cuisine. »
Q : « Vous aimez cuisiner? »
R : « Beaucoup. La mouclade… Les huitres chaudes aux baies de genièvre… Les palourdes farcies… Tous mes invités m’en font des compliments. »
Q : « Souvenirs de votre enfance bretonne? »
R : « Probablement. J’aimais faire la cuisine avec ma mère. Elle cousait elle-même ses tabliers. Je la revois, les coupant dans du vichy à carreaux bleu et blanc. Elle m’en avait fait deux à ma taille. Je crois qu’on ne quitte jamais complètement son enfance. »
Q : « Comment avez-vous réagi au GROS TABLIER BLEU préconisé par monsieur Blandl? »
R : « Curieusement assez bien. J’en ai été étonnée moi-même. En toute logique, j’aurais du me sentir indignée, outragée. Eh bien non. Je vais vous faire une confidence… »
Q : « Je suis certaine que nos auditeurs sont tout oreilles… »
R : « Comme vous le savez, Grégoire a tourné Si haut pour mourir d’après le roman à succès d’Alban Rivière. Au cours de l’adaptation, nous avons vu très souvent Rivière… Pour discuter des scènes… Pour approuver les dialogues… Si Grégoire était le cinéaste, c’était Rivière l’aviateur. Nous avions constamment besoin de ses conseils. Un soir où il dînait chez nous, je reconnais avoir fait ma coquette: j’ai servi à table vêtue d’une robe en satin vert acide, outrageusement moulante, le décolleté plongeant presque à moitié des seins. Sur cette robe j’avais noué un petit tablier taille rouge vif, la poche représentant une énorme pomme, du même vert acide que la robe, les larges cordons s’épanouissant en un gros nœud papillon au creux de mes reins. En fait robe et tablier formaient un ensemble, pour être porté par la maîtresse de maison lors de ses réceptions. Cette mode n’est pas encore bien introduite en France, mais elle fait fureur en Angleterre et aux Etats-Unis. Me voici donc servant à table, faisant du charme à Alban Rivière dans mon cocktail apron. Qu’il soit notoirement homosexuel m’excitait. Je voulais voir si ma tactique de séduction féminine parviendrait quand même à éveiller du désir en lui. J’ai eue ce qu’il faut bien appeler un comportement d’allumeuse. »
Q : « D’allumeuse en tablier?»
R : « Exactement!! »
Q : « Alban Rivière a-t-il réagi comme vous l’escomptiez? »
R : « Non, pas du tout… Mais alors pas du tout, du tout, du tout… Il m’a demandé si je connaissais Victor Blandl. Je lui ai répondu que je le connaissais par ses reportages – dont j’admirais la valeur professionnelle, tout en étant opposée à ses idées – et par ses critiques cinématographiques – que je détestais… Ou plus exactement que je croyais détester, Blandl me considérant comme une ravissante idiote, dénuée de tout talent. Rivière m’a alors dit: « Si tu te comportais comme tu le fais ce soir en présence de Victor, sais-tu comment il te corrigerait? »
Q : « Vous ne connaissiez pas personnellement monsieur Blandl? »
R : « Non… Je l’avais aperçu lors de services de presse. Mais je me tenais à distance. Il me faisait un peu peur. »
Q : « Janine Jacquelin, quand vous serviez à table ceinte de votre coquet tablier de cocktail, vous avez eu – de votre propre aveu – un comportement d’allumeuse. Comment monsieur Blandl vous aurait-il corrigée? »
R : « D’après ce qu’a pu me dire Rivière, Victor Blandl a une fiancée Allemande… Autrichienne, plutôt… Quand elle a un comportement similaire à celui que j’ai eu ce soir-là, il la fesse et la met en tablier bleu. »
Q : « Ah… Voici enfin la fessée!! »
R : « Et voici le GROS TABLIER BLEU. »
Q : « Procédons par ordre, si vous le voulez bien: Janine Jacquelin, que pensez-vous de la fessée? »
R : « En tant que méthode éducative? »
Q : « Commençons par là… »
R : « J’y suis résolument opposée. D’un côté un enfant. De l’autre un adulte. David et Goliath. Si l’adulte gagne – semble gagner – en imposant sa domination par la force physique, l’enfant deviendra sournois, dissimulé… D’autant plus violent en dedans que la brutalité engendre automatiquement une violence refoulée. Derrière un soumis se cache toujours un terroriste. »
Q : « Pourtant un récent sondage paru dans Marie Claire montre que 88% des mères françaises emploient la fessée pour se faire obéir. Et 59% ont un martinet à la maison. »
R : « Je sais, j’ai lu cet article… Je vous renvoie à un reportage paru récemment dans Idées Actuelles sur les bagnes d’enfants. Les châtiments corporels y sont systématiquement utilisés, pour "étouffer dans l’œuf toute velléité de rébellion" . Résultat : 97% des enfants qui sortent de ces "maisons de correction" deviennent des criminels. Parmi les trente et un guillotinés de la dernière décénie, dix huit sortent des établissements d’éducation surveillée. »
Q : « Dans un cadre familial, ce n’est pas la même chose. »
R : « Ce n’est pas la même chose en apparence. Dans la famille il y a ce qu’on appelle de l’amour… DE L’AMOUR… "Qui aime bien châtie bien"… "Te donner le martinet me fait encore plus de mal à moi qu’à toi"… Tout cela n’est qu’hypocrisie. Un FORT soumet un FAIBLE à sa volonté. La fessée familiale, c’est ça et rien d’autre. Et c’est pour cette raison que j’y suis formellement opposée.»
Q : « L’avez-vous connue vous-même? »
R : « Trop souvent. Nous étions neuf enfants à la maison. Moi; mes cinq frères et sœurs; et trois cousins orphelins que mes parents avaient recueillis. Mon père nous fouettait avec une corde goudronnée. "Comme dans la marine", disait-il fièrement. Le plus souvent il rentrait du cabaret avec quelques bols de cidre dans le nez. Un jour je lui ai mordu la cuisse jusqu’au sang pendant qu’il m’administrait la corde sur mes fesses nues. »
Q : « Merci, Janine Jacquelin, de nous donner une opinion nette et bien tranchée sur ce sujet qui intéresse et préoccupe tous les parents. Vous êtes résolument contre les châtiments corporels administrés aux enfants dans le cadre de l’éducation. Que pensez-vous maintenant de la fessée dans le contexte de ce qu’il est convenu d’appeler "la Discipline Domestique"? »
R : « Un mari corrigeant sa femme… Un amant donnant la fessée à sa maîtresse… »
Q : « Oui. »
R : « Je pense qu’ici il faut bien distinguer entre deux modes de "correction" totalement différents, même opposés. L’homme profite de sa force physique pour asservir sa compagne en la battant. Je suis évidemment contre… Farouchement contre. C’est de l’abus de pouvoir caractérisé. Si j’avais mon mot à dire dans la législation ou la magistrature, je recommanderais LE FOUET pour punir ces brutes… Cinquante ou soixante coups de fouet, administrés sans ménagements en prison, la femme battue assistant au châtiment de son tyran. Et puis il y a la "Discipline Domestique" que vous évoquez… »
Q : « Pour vous, c’est autre chose? »
R : « Totalement!! Je dirai que ça n’a rien à voir. Nous avons ici une relation de domination/soumission souhaitée, désirée par la femme. C’est ELLE qui veut un mari ou un amant autoritaire… Un homme capable de l’allonger en travers de ses genoux et de la fesser quand elle a été insupportable. »
Q ; « N’est-ce pas là le retour à ces punitions infantiles que vous venez à l’instant de condamner? »
R : « Pas du tout. Dans la Discipline Domestique il n’y a aucun rapport de force. La femme fessée n’est pas FAIBLE, contrainte à se soumettre parce que les BICEPS de son mâle ont trois fois la dimension des siens. Aucun rapport. D’une part c’est ELLE qui choisit ce mode de vie. D’autre part ELLE est libre de s’en aller si la relation ne lui convient pas. »
Q : « Pourquoi une femme désire-t-elle la Discipline Domestique? »
R : « Il y a autant de réponses qu’il y a de femmes dans le monde!! Le facteur principal est, je pense, un sentiment de sécurité: à travers l’autorité maritale, la femme recherche la protection de L’HOMME FORT. »
Q ; « Un lointain rappel des cavernes, quand la femme faisait la popote pendant que son homme chassait le mammouth. »
R : « Cela peut se dire ainsi. Au fur et à mesure du processus de la civilisation, nous avons oublié ce combat ancestral pour la survie. Mais notre INCONSCIENT se souvient… Et certaines femmes ont conservé ces fantasmes de soumission au mâle. »
Q : « Nous voici de retour à la soumission musclée. C’est bien parce qu’il avait de GROS BISCOTEAUX que l’homme de Cromagnon pouvait affronter le mammouth et rapporter des quartiers de viande à sa caverne. C’est bien parce qu’elle manquait de PUISSANCE PHYSIQUE que sa femme attendait son retour de la chasse pour frotter deux silex, allumer son feu et faire rôtir à la broche un cuissot d’auroch. »
R : « Oui. Seulement c’est beaucoup moins simple que ça en à l’air. Cette force physique que vous évoquez a évidemment provoqué des abus condamnables. Oui, c’est sûr, des GROS BRAS ont abusé des femmes. Il n’empêche que, dans l’ensemble, pour la survie de la famille et de la communauté, les femmes avaient impérativement besoin de ces GROS BRAS. Elles en avaient besoin pour manger. Et elles en avaient aussi besoin pour assouvir leurs pulsions sexuelles naturelles. »
Q : « C’était il y a cent mille ans. »
R : « L’Inconscient reste en dehors du temps. »
Cette émission de Radio–France–Armorique m’avait révélé une Janine Jacquelin que je ne connaissais pas: peut-être la fillette de Quimper qui, ceinte de son tablier en vichy bleu et blanc, aidait sa maman à éplucher les encornets sur un vieil évier de grès aux bords ébréchés, attendant l’une et l’autre, sans jamais se le dire, que le père rentre du cabaret d’un pas mal assuré…
Oui, comme le disait Chaim Nahmann, Janine Jacquelin m’avait fait de la pub.
– En tant que juif orthodoxe appartenant à la communauté loubavitch, je ne peux pas approuver ce que nous considérons, à tort ou à raison, comme des débauches. Mais mon ami Moshe Gorodsvitch étant un mécréant (Gorodsvitch prit une mine contrite), et vous même, monsieur Blandl, n’ayant pas, selon ce que j’ai pu en juger par vos reportages, d’autre religion que le marxisme, je pense pouvoir me permettre de vous recommander la Boarding School. Bien que Janine Jacquelin ne fasse pas partie de la troupe, leurs Girls sont jolies et les spectacles ne sont pas trop mal montés. Je vous souhaite une excellente journée.
Nahmann me quitta sur une chaleureuse poignée de main. Il se rassit derrière son bureau sans ôter son chapeau à larges bords et se remit à compulser des dossiers. Ses papillotes semblaient danser une sarabande le long de ses joues mal rasées.
La Boarding School occupait un ancien hôtel particulier à Chambrésy. Les spectacles, mis en scène sans recherche ni imagination, ne sortaient pas de la banalité: les acteurs ne faisaient que reproduire, en tableaux animés, les photos archi-classiques parues dans les revues anglaises branchées S.M. La bière, de qualité très moyenne, y était beaucoup trop chère.
La salle n’était pas pleine. Voulant être tranquilles, nous avons pris place à une table au fond, contre le mur.
– Nahmann m’a fait venir parce que je couvre ce secteur qui vous intéresse. Vous dites que votre fiancée se trouverait dans les environs de Lustenau?
– Quelque part dans ce secteur. Je pense qu’elle est dans le triangle compris entre Feldkirch, Lustenau et le lac de Constance.
Gorodsvitch me regarda en riant. La graisse formait des petites boules mobiles qui roulaient comme des billes autour de sa bouche en ventouse.
– Nous sommes loins du Yang Tsé-kiang…
– Loins en kilomètres. Mais tragiquement proches sur le plan politique.
Il hocha gravement la tête en signe d’assentiment.
– 1931 la Mandchourie. 1938 l’Autriche. Ils poursuivent le même plan de conquête, les Japs en Asie, les Boches en Europe.
Sur l’estrade, un headmaster en costume de tweed marron, sa lèvre supérieure ornée d’une moustache aussi British qu’une moustache peut l’être, administre le châtiment de la canne à une fausse gamine en uniforme de collégienne, courbée sur un pupitre. Un tableau noir essaye de donner un semblant de réalisme à la scène. Sur ce tableau on peut lire, écrit à la craie: THE CANE IS GOOD FOR LAZY GIRLS (La Canne fait du bien aux paresseuses).
– Vous avez suivi Tchang Kaï-chek quand le gouvernement du Guomindang s’est replié sur Chongqink?
J’ai acquiescé.
– Oui. Tout le monde savait que l’accord passé entre Tchang Kaï-chek et Mao était bidon. Simplement on ignorait lequel des deux trahirait le premier.
– Vous avez donc quitté Nankin le 7 décembre.
– Dans la soirée du sept, oui. Les ministères ont déménagé leurs archives toute la journée. Tchang et son état-major sont partis vers trois heures de l’après-midi. L’ultimatum japonais étant resté sans réponse, nous savions que la 10ème armée du général Matsui allait donner l’assaut incessamment.
– Ils ont attaqué le 10, aux premières lueurs du jour. La bataille de Nankin a duré trois jours… Trois journées d’horreur. Dans la soirée du 13 la ville – en fait un amas de ruines – était entièrement aux mains des Japs.
Sur scène, l’étudiante punie pleure à chaudes larmes en frottant ses fesses marquées par la canne en rotin. Assis sur sa chaise, le sévère headmaster observe son manège d’un air satisfait. Dans sa main droite il tient toujours l’instrument de correction. Des doigts de sa main gauche il tortille la pointe de son impressionnante moustache. La fille fessée va au tableau, tête basse et traînant les pieds, sa démarche entravée par sa culotte enroulée autour des genoux: une culotte blanche en coton à côtes du type « Petit Bateau ». Arrivée devant le tableau noir, elle prend le bâton de craie. Son autre main reste glissée sous la jupette plissée pour caresser délicatement ses globes châtiés. En dessous de THE CANE IS GOOD FOR LAZY GIRLS, elle écrit de la même écriture nerveuse, traçant des majuscules à hauts jambages: THANK YOU, SIR.
– Les Chinois n’avaient pas d’aviation. Alors qu’au contraire l’armée de l’air japonaise était très forte. Sur terre, la résistance chinoise a été héroïque. C’est sous les bombes qu’ils ont été écrasés.
– C’est ce qu’avait très bien compris Madame Dragon!!
Soong Meï-ling, le seconde femme de Tchang Kaï-chek. Élevée aux Etats-Unis, parfaitement bilingue, autant Américaine que Chinoise, elle avait été chargée par son mari de plaider la cause du Guomindang auprès des Américains, sollicitant leur aide matérielle – tout particulièrement pour créer une armée de l’air capable d’affronter les Japonais.
La réponse américaine s’appela Claire Chennault.
– L’avez-vous connu?
– Oh oui… Même très bien!! On ne pouvait pas ignorer Chennault à Chongqink. Il avait un accent du Delta tellement prononcé que même des Américains avaient du mal à le comprendre. Ce type était capable de descendre des quantités incroyables de whisky. Chennault prétendait que ses victoires aériennes avaient été gagnées alors qu’il était rond comme un potiron aux commandes de son Curtiss P-40.
– Est-ce vrai qu’il était l’amant de Soong Meï-ling?
– Je ne me suis jamais caché sous le lit de Madame Dragon. Mais comme c’est le secret de Polichinelle, il doit effectivement y avoir une part de vrai.
– On dit qu’elle a un sacré tempérament!!
– N’ayant pas eu l’honneur d’accéder à son auguste couche, j’ignore comment la belle Soong se serait comportée sous mes assauts gallants… Lesquels auraient été, j’ose le dire, aussi raides que vigoureux. Mais là nous sommes dans la pure supposition.
Sur scène, dans un décor inchangé, une sévère directrice a remplacé le sévère directeur. Coiffée en chignon; lunettes cerclées de métal; longue jupe noire; strict chemisier blanc, boutonné jusqu’au cou. La collégienne qui reçoit la canne est rousse, alors que la précédente était blonde. Si ce n’avait été pour la compagnie de Gorodsvitch, j’aurais réglé mon adition et je serais parti. La fessée au rotin dans les pensionnats anglais n’est pas ma tasse de thé.
– Soûls ou pas soûls, Chennault et son escadrille de mercenaires internationaux ont fait un boulot du tonnerre en Chine.
– Tu parles!! 134 victoires homologuées. Probablement le double non comptabilisé. Ces mecs étaient des dingues du manche à balai. Chennault affirmait – contre les généraux de son époque – que si des chasseurs, opérant en groupe bien coordonné, parviennent à abattre le quart d’une vague de bombardiers, les trois-quarts restant abandonneront et rebrousseront chemin. C’est ce qui s’est passé à Tianjin, Hankou, Wuhan…
– C’est l’un de ces anciens pilotes de Chine qu’il vous faudrait en ce moment, Victor. Un de ces casse-cou qui se poserait en catastrophe sur le Vorarlberg, enlèverait votre fiancée à la barbe des S.S. et viendrait vous la livrer sur l’aérodrome de Genève.
Redevenant sérieux, Gorodsvitch trempa son doigt dans la bière et dessina une frontière rudimentaire sur la table.
– Voici Lustenau, en Autriche. Juste en face, vous avez la ville suisse de Rappenhof. Passez à mon bureau demain matin. Je vous donnerai quelques adresses.
Sur scène, le headmaster fouette au rotin une brune boulotte, toujours courbée sur le même pupitre. Cette fois il est en manches de chemise et porte une fausse barbe. On lit sur le tableau noir: IMPROPER BEHAVIOR MEANS THE CANE (Une mauvaise conduite signifie la Canne). Les coups sont administrés trop lentement et, me semble-t-il, pas bien fort. Je me demande combien sont payées ces filles pour se prêter à ces exhibitions?
La nuit tombait quand nous sommes sortis. Nous sommes rentrés en ville par le petit train de Lausanne. Nous avons dîné ensemble chez un Chinois de la rue du Rhône, histoire d’échanger encore quelques souvenirs de là-bas. Les patrons n’étaient pas Chinois mais Laotiens. Sans le dire ouvertement, ils nous ont semblé plutôt pro-japonais, dans doute considérés comme des libérateurs qui allaient chasser les Français d’Indochine. Nous avons été les derniers à quitter le restaurant. Dans ma chambre d’hôtel je n’arrivais pas à m’endormir. Au bar ils n’avaient pas de Bruichladdich. J’ai du me rabattre sur du Lagavulin, pas mauvais non plus.
Le lendemain j’étais devant le Centre juif à huit heures et demi; ils n’ouvraient qu’à neuf. Je faisais le pied de grue sur le trottoir, regardant les tramways dégorger leurs cargaisons d’employés, quand je vis arriver mon Gorodsvitch, plus Bibendum que jamais. Son complet, pourtant ample et copieusement fripé, craquait aux entournures. D’énormes lunettes cerclées d’une épaisse monture en écaille le faisaient vaguement ressembler à Sacha Guitry. Il m’a pris par le bras, m’a entraîné dans le bâtiment à la suite de deux jeunes secrétaires. Elles aussi se tenaient par le bras. Seulement elles riaient alors que je n’avais pas du tout envie de rire. Attendant l’ascenseur, l’une dut dire à sa copine une blague plus ou moins salace, car la copine lui appliqua une claque bien sentie sur les fesses, lui fit les gros yeux et gronda : « Tu devrais avoir honte, Myriam!! » Elles se tenaient serrées l’une contre l’autre, face à face, pendant que la cabine montait dans les étages. La plus petite – celle qui avait eu son derrière claqué – levait la tête pour regarder son amie avec des yeux chavirés d’amour. Elle était décolorée en blond platine, portait une robe rose pleine de froufrous et essayait de ressembler à Mae West. Sa copine, brune, coiffée à la Jeanne d’Arc, était sanglée dans un tailleur de coupe masculine. Ma braguette enfla. Tous les éléments se trouvaient réunis pour aiguillonner mes fantasmes, aussi sûrement qu’un matador excite le taureau en lui plantant ses banderilles dans les flancs.
Mon cerveau enfiévré construisit aussitôt un scénario, certes imaginaire mais qui aurait très bien pu être réel.
LA BRUNE IMPÉRIEUSE (d’un ton sévère)
« C’est du joli, Myriam!! Tu sais comment nous allons régler cette question ce soir, n’est-ce pas? »
LA BLONDE MINAUDANTE (voix de fillette grondée)
« Oui, ma chérie, je le sais. »
LA BRUNE IMPÉRIEUSE
« Ressens-tu réellement, profondément en toi, le désir d’être punie pour avoir prononcé ces mots dégoûtants? »
LA BLONDE MINAUDANTE (soudain excitée)
« Oh oui!!… J’ai besoin d’être punie très sévèrement. Tu sais à quel point ton autorité m’est nécessaire pour m’empêcher de faire des sottises. Sans tes punitions, toujours justes et judicieuses, ta petite Myriam chérie se sentirait complètement perdue… Elle serait comme une pauvre petite fille abandonnée!! »
LA BRUNE IMPÉRIEUSE (d’un ton radouci)
« Puisque je te vois dans d’aussi bonnes dispositions, je vais t’autoriser à déterminer toi-même le châtiment que tu dois recevoir pour expier ta mauvaise conduite de ce matin. Tu sais que tu seras corrigée dès notre retour à la maison en rentrant du bureau, n’est-ce pas, Myriam ».
LA BLONDE MINAUDANTE (respirant plus vite)
« Dès notre retour à la maison ce soir, oui ma chérie… Je ne vais penser qu’à ça toute la journée… Punie… Je vais être punie ce soir par ma grande amie adorée… Ouiiiiiiiiiiiii… JE VAIS RECEVOIR LE CHÂTIMENT HONTEUX SUR MES FESSES NUES!!!! »
LA BRUNE IMPÉRIEUSE
« Tu parles toi-même de tes fesses nues. C’est donc que tu vas te faire trousser, puis déculotter? »
LA BLONDE MINAUDANTE
« Ouiiiiiiiiiii… Ma robe troussée bien haut par derrière, rabattue jusqu’au dessus de la ceinture… Ma petite culotte baissée sur mes mollets… Les pans de mon tablier écartés de chaque côté pour bien exposer mon cul!!! »
LA BRUNE IMPÉRIEUSE
« Parce que tu porteras ton tablier pendant la correction? »
LA BLONDE MINAUDANTE
« Naturellement!! Tu sais bien que je ne suis jamais sans tablier dans la maison… Je suis UNE FEMME, non? »
LA BRUNE IMPÉRIEUSE
« Quel tablier mettras-tu pour te faire fesser? »
LA BLONDE MINAUDANTE (les yeux de plus en plus brillants)
« Mon grand tablier de cuisine… Le gris et jaune à fines rayures, qui me descend aux chevilles. Avec sa poche sur le ventre et des bretelles croisées dans le dos. Et puis j’étais parfaitement stupide quand je t’ai parlé tout à l’heure de baisser ma petite culotte… Encore une de mes sottes étourderies… Bien sûr que non, elle ne sera pas du tout petite, ma culotte… Sous mon grand tablier, je vais au contraire porter ma longue culotte victorienne… tu sais, mon caleçon fendu… Celui qui a des volants de dentelle au bas de chaque jambe… Qui se noue par derrière avec un cordon, exactement comme un tablier… Le caleçon dont tu écartes la fente pour me donner la fessée… D’abord tu commences par l’écarter pour découvrir mon cul… Mon gros cul que tu fesses à toute volée… PIF!! – PAF!!!… PIF!! – PAF!!!… PIF!! – PAF!!!… LA FESSÉE… La magistrale et cuisante fessée qui dresse les bonnes femmes et les oblige à marcher droit… La bonne fessée, claquante et pétaradante, administrée dans l’ouverture du caleçon fendu victorien… Puis, quand mon cul est bien rouge, tu dénoues les cordons et tu m’ôtes complètement ma culotte… Une jambe après l’autre… C’est alors que tu prends le martinet. »
LA BRUNE IMPÉRIEUSE
« Penses-tu avoir besoin du martinet ce soir? »
LA BLONDE MINAUDANTE
« Absolument!! Je pense que ma punition se déroulera en deux temps… Non!! En trois temps… D’abord je recevrais une magistrale fessée manuelle, administrée comme je viens de te le dire, allongée à plat ventre sur tes genoux dans mon tablier de cuisine, la fente du caleçon écartée au maximum pour présenter mon cul aux claques. Dans un deuxième temps, tu m’enlèveras complètement le caleçon, tu me feras prendre la position, courbée sur le dossier du fauteuil… Tu ajusteras les pans du tablier qui auraient pu, pendant ces changements de posture, reprendre leur place initiale et couvrir une partie trop importante de mon gros cul… Alors tu me fouetteras au martinet. »
LA BRUNE IMPÉRIEUSE
« Et le troisième temps? »
LA BLONDE MINAUDANTE
« Après avoir été fessée et fouettée comme le méritait mon honteux langage de la matinée, je te servirai le dîner dans la salle à manger – je te ferai une entrecôte marchand de vin, ton plat préféré. Le repas terminé, je desservirai la table et je ferai la vaisselle. Pour cette tâche, selon mon habitude je nouerais mon GROS TABLIER BLEU par-dessus le tablier de cuisine que je portais depuis notre retour du bureau: tu sais bien, ma grande amie adorée, que la première chose que je fais en rentrant chez nous, c’est de me mettre en tablier… Tu connais suffisamment mon opinion sur ce sujet: les maris devraient fesser leurs femmes quand elles ne mettent pas leur tablier. Et c’est bien ce que tu fais, n’est-ce pas ma chérie? Ah pour ça oui, j’ai été bien dressée avec toi. La première fois que tu m’as vue faire le ménage sans tablier, ça a été une bonne fessée sur tes genoux. La seconde fois: cinquante coups de martinet que je devais compter à haute voix. Tu t’interrompais à chaque dizaine pour que je répète cinq fois de suite, tortillant désespérément mon derrière enflammé: "Une vraie femme n’ôte jamais son tablier" ».
LA BRUNE IMPÉRIEUSE
« Et la troisième fois où tu n’as pas mis ton tablier en rentrant, qu’est-il arrivé? »
LA BLONDE MINAUDANTE (troublée)
« Ça j’ai moins aimé. »
LA BRUNE IMPÉRIEUSE (sarcastique)
« Je sais très bien que tu n’as pas beaucoup apprécié cette punition. Parce qu’elle te faisait chier, c’est le cas de le dire!! Mais c’était ma décision… MA DÉCISION… Et je l’ai fait sans te demander ton avis, que cela plaise ou non à mademoiselle Myriam. »
LA BLONDE MINAUDANTE (à voix basse)
« Je sais… Et je m’en suis pris plein mon cul!!»
LA BRUNE IMPÉRIEUSE
« Allez!!… Dis ce que je t’ai fait… Dis le tout de suite avant que je me fâche. »
LA BLONDE MINAUDANTE
« Tu m’as… »
LA BRUNE IMPÉRIEUSE
« Oui, Myriam? »
LA BLONDE MINAUDANTE (bafouillant)
« Après m’avoir donné… LE FOUET… Tu as mis ton tablier… Ton tablier de caoutchouc et tu es allée… Tu es allée préparer le… »
LA BRUNE IMPÉRIEUSE (sèche, cassante)
« LE QUOI, Myriam? »
LA BLONDE MINAUDANTE (pétrissant ses mains et se mordant les lèvres)
« LE LAVEMENT!!! »
LA BRUNE IMPÉRIEUSE
« Combien de litres? »
LA BLONDE MINAUDANTE (sa bouche en cul de poule)
« DEUX!!! »
LA BRUNE IMPÉRIEUSE (sourire sadique)
« Et quand j’ai injecté ces deux litres d’eau savonneuse dans ton trou à caca, où t’ai-je installée pour évacuer tes saletés? »
LA BLONDE MINAUDANTE (anéantie, toute volonté détruite)
« SUR LE POT!!! »
LA BRUNE IMPÉRIEUSE
« Quel pot? »
LA BLONDE MINAUDANTE (cachant son visage dans ses mains)
« LE POT DE CHAMBRE!!! »
LA BRUNE IMPÉRIEUSE
« Je te surveillais comment? »
LA BLONDE MINAUDANTE
« Montre en main. Je devais garder mon lavement dix minutes. »
LA BRUNE IMPÉRIEUSE
« Une fois ces dix minutes écoulées, as-tu fait ton caca devant moi? »
LA BLONDE MINAUDANTE
« OUI… Et je suis venue te le montrer!!! »
LA BRUNE IMPÉRIEUSE
« Et une fois que mademoiselle Myriam a été purgée de ses immondices, que lui a fait sa grande amie? »
LA BLONDE MINAUDANTE
« Elle la couchée sur son tablier de caoutchouc et elle l’a torchée comme un gros bébé. »
LA BRUNE IMPÉRIEUSE
« Juste torchée? »
LA BLONDE MINAUDANTE
« Non. La vilaine Myriam a reçu une seconde fessée… Mouillée celle là… LA FESSÉE MOUILLÉE… Pour avoir fait des simagrées en refusant de prendre tranquillement et sagement son lavement. Tu plongeais une éponge dans une cuvette remplie d’eau froide; tu me la passais lentement sur mon cul, insistant sur la raie et l’entrejambes; et tu m’a fessée avec ma brosse à cheveux jusqu’à ce qu’une buée de vapeur monte de ma peau brûlante et mouillée. »
LA BRUNE IMPÉRIEUSE
« Que s’est-il passé pendant cette deuxième fessée? »
LA BLONDE MINAUDANTE
« Myriam a vidangé les dernières cochonneries qui restaient encore dans ses intestins… Ses muscles du ventre, des cuisses et des reins se sont brusquement relâchés sous l’effet de la fessée… Elle a déposé un dernier caca mou sur le tablier de caoutchouc de sa grande amie. »
LA BRUNE IMPÉRIEUSE
« Quelle a été la réaction de sa grande amie en se faisant chier dessus? »
LA BLONDE MINAUDANTE (criant presque)
« LE FOUET À CHIENS!!! »
LA BRUNE IMPÉRIEUSE
« Pourquoi ai-je justement employé le fouet à chiens sur toi? »
LA BLONDE MINAUDANTE (au bord de l’orgasme)
« Parce que… »
LA BRUNE IMPÉRIEUSE
« Parce que QUOI, Myriam? »
LA BLONDE MINAUDANTE (jouissant dans sa culotte)
« Parce que… Rôôôh… Le fouet… LE FOUET À CHIENS!!!… Ouiiiiiiiiiii… Aaghhhhh…. C’est symbolique… Rôôôôôhh… C’était pour me faire comprendre…. »
LA BRUNE IMPÉRIEUSE (glaciale)
« Te faire comprendre QUOI, Myriam? »
LA BLONDE MINAUDANTE (débridée, en plein orgasme)
« Me faire comprendre qu’une femme… Rôôôôôhh… Une femme digne de ce nom… N’est pas… Aaghhhh… Un animal… Un animal soumis à ses instincts… Hou-ou-ou-ou… Je jouis… Jouiiiiiiiiiiiiiiiiiiii !!!… Il faut me dresser… Un dressage sévère… Hou-ou-ou-ou-ou… LE FOUET À CHIENS… Ouiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiii…. Administré sans pitié ni rémission sur mon gros cul de salope… Pour m’apprendre à me tenir!!… Rhôôôôôhhh… Pour châtier la chienne en chaleur que je suis… Hou-ou-ou-ou-ou… Une chienne qui chie partout et veut une grosse bite dans son con baveux… Aaaaghhhhhh… Femme… Discipline…. Fessée…. Tablier!!!!!! »
Nous étions arrivés depuis longtemps au quatrième étage. Les deux secrétaires avaient disparu au détour d’un couloir, mais leurs silhouettes s’imposaient toujours à mes yeux et je bandais encore en pensant au dialogue que je venais d’inventer. Gorodsvitch occupait un petit bureau poussiéreux, donnant sur une arrière cour où pendait du linge sur des cordes. Plusieurs photos décoraient le mur. L’une représentait Mao Tsé-toung, entouré de ses compagnions de la Longue Marche. Une autre photo, dédicacée, montrait Soong Meï-ling – La seconde épouse de Tchang Kaï-chek – celle qui avait, paraît-il, un tempérament volcanique et avait vraisemblablement été la maîtresse du chef de mercenaires Claire Chennault – vêtue d’une robe chinoise traditionnelle, une fleur d’hibiscus dans les cheveux et un éventail ouvert sur ses genoux. Les autres photos représentaient des scènes de la rue dans un ghetto d’Ukraine, ou de Biélorussie… Sur l’une d’elles un juif orthodoxe donnait à manger à une colombe blanche, perchée sur son épaule. Je me suis demandé depuis combien de temps Moshe Gorodsvitch avait perdu la foi et était devenu athée.
Il dut suivre mon regard car il se racla la gorge et sa voix devint voilée.
– Voila. J’ai trois adresses pour vous. Comme vous l’a expliqué mon chef, Chaim Nahmann, notre comité ne peut pas vous venir en aide directement. De par nos statuts, il nous est impossible de faire évader d’Allemagne des personnes de confession non-israélites. Je suis en charge des évasions dans cette région qui vous intéresse. C'est-à-dire la partie septentrionale du Vorarlberg autrichien, entre Feldkirch et le lac de Constance.
Il fit glisser vers moi, à travers son minuscule bureau en bois blanc, trois dépliants publicitaires – de ceux que l’on peut se procurer dans les syndicats d’initiatives.
– Ces trois là sont des adresses sures. Les patrons qui tiennent ces auberges de montagne sont sympathisants à notre cause, opposés aux hitlériens. Vous pourrez leur exposer librement votre projet. Le Vorarlberg suisse est une région touristique très fréquentée par les skieurs et les alpinistes; beaucoup d’Anglais… Les Français sont moins nombreux, mais vous ne vous ferez pas remarquer outre mesure.
Gorodsvitch se leva, me tendit la main. Je crus que sa manche de chemise allait craquer à l’épaule.
– Je vous souhaite bonne chance, Victor.
Sa voix s’étrangla.
– Toujours anticiper les plans de l’adversaire, comme Tchang Kaï-chek l’a fait à Chongqing.
Sa poignée de main était forte. La mienne encore plus forte.
– Merci, Moshe.
Dans ma chambre d’hôtel, un Bruichladdich sans glaçons à portée de main (ils n’en avaient pas au bar, mais je m’en étais trouvé deux bouteilles dans un magasin de vins fins et spiritueux de la rue de Lyon), allongé tout habillé sur mon lit, une Gauloise Bleue allumée au coin de mes lèvres, le cendrier posé sur mon ventre, j’ai examiné ces dépliants que m’avait donné l’homme de Nankin.
Tous les trois représentaient des hôtels de montagne, situés dans des petites stations de sports d’hiver du canton de Saint Gall, Le frontière autrichienne n’était qu’à quelques kilomètres. Pimpantes auberges peintes de couleurs vives; fleurs à toutes les fenêtres; balcon de bois sculpté faisant le tour de la maison; toits pentus pour laisser glisser la neige. Les glaciers, trop blancs, se détachaient sur un ciel d’un bleu qu’on ne voit que sur les cartes postales. En ouvrant le dépliant, on pouvait voir des photos des chambres, de la salle à manger, du bar, des cuisines…
Les portraits des patrons, aussi:
Ignaz und Maria Finkenberg – Gasthoh Finkenberg, à Mühlau – ski; soleil; sports de montagne; tranquillité dans un paysage splendide.
Ezio und Camilla Vecchiarelli – Hotel Edelweiss, à Patsch – sports de montagne; ski; soleil; tranquillité dans les Alpes du Vorarlberg.
Andreas und Susanne Ehringer – Gasthof Zahnradbahn, à Aeschach – soleil; ski; escalade; vue imprenable sur le massif du Riswald.
Mon choix s’est porté sur ce dernier hôtel: « L’Auberge du train à crémaillère ». Pas parce qu’il me parut mieux que les autres. Parce que la patronne – Susanne Ehringer, une jolie blonde d’une quarantaine d’années – s’était fait photographier en tablier. Son mari paraissait plus âgé qu’elle. Il la tenait par la taille. Elle souriait, toute contente, sanglée dans un grand tablier à bretelles fortement ceinturé, les cordons ramenés par devant, noués sur le ventre et pendant jusqu’au sexe. L’image me vint – totalement suggestive – que Frau Ehringer devait parfois se masturber à sa table de cuisine, pendant qu’elle épluchait les légumes, levant son tablier pour s’introduire dans le vagin un gros poireau bien vert. Des images de ce genre me viennent assez souvent quand je regarde une jolie femme en tablier, je le reconnais volontiers.
Je consultai ma montre; il n’était pas encore midi, ce qui me parut une bonne heure pour les appeler. Je composai le numéro de la Gasthof Zahnradbahn.
Une voix d’homme me répondit – sans doute cet Andreas aux cheveux longs et à la dégaine d’adolescent trop vite grandi.
La saison hivernale n’étant pas commencée, ils n’avaient encore personne. Je pouvais choisir la chambre que je voulais.
– Vous arriveriez quand?
– Est-ce qu’après demain vous convient?
– Aucun problème. Votre chambre sera prête. Vous venez en voiture?
– Non, par le train.
– Vous venez d’où?
– De Genève.
– Vous aurez un changement à Zürich. Il vous faudra descendre à Rappenhof. Il y a deux trains par jour, un le matin, un autre le soir. Si vous me dites celui que vous prendrez, je peux venir vous chercher à la gare.
– De Genève, ça fait un voyage de combien d’heures?
– Il faut compter sept bonnes heures. Genève-Zürich ça va vite avec le rapide. Mais vous aurez une heure d’attente pour la correspondance à Zürich. Puis pour Rappenhof, il vous faudra prendre un tortillard qui s’arrête partout. Si vous partez le matin de Genève, vous serez à Rappenhof pour 17 heures.
– C’est bon. C’est ce train-là que je prendrai.
– Nous disons donc après demain… Ça nous met au mercredi 14. Je vous attendrai au train. Ma voiture est une vieille Ford rouge.
– J’ai vu votre photo sur le dépliant publicitaire. Je vous reconnaîtrai.
– Alors c’est parfait. A quel nom dois-je retenir la chambre?
– Blandl… Victor Blandl.11 Où j’apprends ce qu’est le « Gruyère »
– Ditters, lança Susanne Ehringer en mettant la table.
Ma description de frau Moltke, la régisseuse du domaine, et de herr Löwendorfer, le chef de la communauté des « Vieux Croyants », l’avait bien amusée.
– Tilmann Ditters. Lui saura vous renseigner. C’est un voyageur de commerce qui navigue constamment entre la Suisse et l’Autriche. Il est représentant en blouses et tabliers. Nous ne devrions pas tarder à le voir. Avant la saison des sports d’hiver, il fait la tournée des hôtels et restaurants dans les stations de ski pour remplir son carnet de commandes.
– Savez-vous où on peut le joindre?
L’aubergiste fit « oui » de la tête pendant que son épouse retournait à la cuisine.
– Il habite Vaduz, au Liechtenstein. Attendez… Je dois avoir son numéro de téléphone dans mon agenda.
Dès mon arrivée à la Gasthof Zahnradbahn, le contact avec les patrons avait été excellent. Content d’accueillir un Français dans son auberge, Andreas Ehringer cherchait toutes les occasions d’engager la conversation et répondait spontanément à mes questions. Quant à son épouse, Susanne, j’avoue, sans la moindre honte, que de la voir s’affairer entre les chambres à l’étage, sa cuisine et son jardin, en tablier du matin au soir – grand et long tablier à bretelles jusqu’au déjeuner – tablier taille ou à bavette fantaisie dans l’après-midi – eh bien oui… Ça produisait un effet certain au niveau de ma braguette, frau Ehringer ayant ce qu’il faut bien appeler un fort joli cul qu’elle savait très bien mettre en valeur.
Non seulement ce Tilmann Ditters représentait une firme de Lugano qui fabriquait des blouses, des tabliers, du linge pour la restauration, mais il importait aussi des dirndls tyroliens pour les vendre en Suisse. C’était un petit bonhomme rondouillard, jovial, grand amateur des rieslings autrichiens de la Wachau. Pendant que Susanne examinait sa nouvelle collection – elle mettait un tablier après l’autre et se regardait dans la glace en prenant des poses – nous avons discuté des mérites d’un vin de glace Ruster « Eiswein » 1928 comparé à un Beerenauslese 1931 « vendange tardive de grains nobles ». Il préférait le premier, moi le second. Les Ehringer n’ayant aucune de ces prestigieuses bouteilles dans leur cave, Andreas déboucha un vulgaire mais excellent grüner vetliner.
Les yeux du représentant s’arrondirent quand il me vit sortir de ma poche mon paquet de cigarettes.
– Des Gauloises bleues!!!… Ah ça alors… Les dernières que j’ai fumées, c’était à Nice en 1927.
Je lui en offris une. Il aspira une profonde bouffée, garda longtemps la fumée dans ses poumons avant de la rejeter en un fin pinceau gris. Il regarda la cigarette entre ses doigts et se mit à rigoler.
– Ouais… Je préfère le vin blanc au vin rouge. Et je préfère le tabac blond au tabac gris.
Susanne nous observait du coin de l’œil tout en essayant ses tabliers. Elle brancha Ditters sur le sujet qui me tenait à cœur. Elle se drapa dans un immense et enveloppant tablier blanc, deux poches rectangulaires sur les côtés, larges bretelles croisées dans le dos, non pas nouées mais boutonnées derrière la taille par quatre gros boutons de nacre: pratiquement l’uniforme, strict et sévère, des infirmières allemandes. Elle se redressa d’un air conquérant, les reins cambrés, les lèvres pulpeuses, ses seins gonflés tendant outrageusement la bavette.
– C’est sûrement un tablier comme celui-ci que porte Hedwig Moltke.
Le représentant mordit aussitôt à l’hameçon. Il se retourna pour regarder Susanne, visiblement surpris.
– Vous connaissez madame Moltke?
– Pas personnellement, non. Mais nous avons eu ici, dans notre auberge, une jeune hongroise qui avait quitté cette communauté des « Vieux Croyants »… Tu te souviens d’elle, n’est-ce pas, Andreas?… Ça devait être en mai l’année dernière… Non, en juin…
Son mari joua le jeu.
– Je m’en souviens très bien… Wanda Kosleck… Elle s’était enfuie de leur couvent après avoir été tondue et fouettée pour avoir eu des rapports sexuels avec un homme marié et père de famille… Elle nous a raconté par le menu détail les relations, pas tout à fait normales, reconnaissons le, qu’entretient madame Moltke avec le chef des « Vieux Croyants », herr Löwendorfer.
Ditters éclata de rire – un rire homérique, tonitruant. Je voyais le moment où il allait renverser son verre de vin tellement son corps était secoué de soubresauts.
– Ils valent leur pesant de cacahuètes, ceux-là!!! Je ne devrais pas en dire de mal parce que ce sont de bons clients. Chaque année ils me prennent une cinquantaine de blouses et autant de tabliers. Mais faut r’connaître qu’ils en tiennent une sacrée couche!!!
– Vous connaissez les membres de cette communauté?
– Non, pas du tout. On ne peut pas les rencontrer et leur parler. Les « Vieux Croyants » ont un service d’ordre extrêmement rigoureux qui interdit tout contact avec des personnes venant de l’extérieur. On me fait entrer dans ce qu’ils appellent le parloir. Je déballe ma collection et madame Moltke choisit les modèles. De temps en temps le père Löwendorfer vient donner son avis. Mais j’ai vite compris qu’il compte pour du beurre.
– C’est Hedwig Moltke qui choisit et commande le linge domestique nécessaire à la communauté?
– Absolument. Elle fait la pluie et le beau temps là bas. Non seulement elle choisit et commande, mais elle dessine elle-même des patrons de blouses et de tabliers. À partir de cent unités, la boîte pour laquelle je travaille peut les fabriquer. Je me souviens d’une fois…Ditters écrasa la fin de sa Gauloise dans le cendrier.
– … elle m’a présenté un modèle de sa conception, qu’elle appelait une « blouse à fessées ». Pour qu’on ne perde pas de temps à déboutonner des boutons par derrière, elle voulait une fermeture Éclair partant de la taille, qu’on aurait qu’à descendre pour découvrir les fesses de la femme qui allait être châtiée.
Je croisai le regard de Susanne qui guettait ma réaction. J’allumai une seconde Gauloise avec le mégot de la première.
– Vous savez donc que les châtiments corporels font partie de la règle de ces « Vieux Croyants »?
Ditters ne me répondit pas tout de suite. Il tendit son verre à Andreas qui le remplit de grüner vertlinger.– Je vais vous dire une chose, monsieur Blandl. Je fais ce métier depuis trente ans. De par sa spécialité – blouses, tabliers, linge de maison ou pour la restauration – j’ai une clientèle en grande partie féminine. Cette clientèle peut se diviser en deux catégories bien distinctes et complètement séparées. D’une part des femmes pour qui le tablier est un revêtement purement fonctionnel, servant à protéger leur robe pendant qu’elles exécutent des travaux salissants. Quand elles ont fini de faire la cuisine, ou le ménage, ou la lessive, elles l’enlèvent. Parce qu’elles n’en ont plus besoin. Parce que le tablier n’a pas de résonance émotionnelle ou affective à l’intérieur de leur psychisme.
Ditters leva son verre en direction d’Andreas.
– Pas moche votre p’tit vertlinger.
La bouteille étant vide, Andreas comprit le message et descendit à la cave en chercher une autre.
Susanne se regardait dans la glace, vêtue d’un coquet tablier à fleurettes – des bleuets, des pâquerettes, des crocus et quelques chardons sur fond vert pâle – porté sur une blouse d’un vert plus foncé, boutonnée par devant et descendant à mi-mollets. Tout en se passionnant pour la collection de Ditters, elle ne perdait pas un mot de notre conversation.– Merci, herr Ehringer… Vraiment excellent ce p’tit blanc… Vous me donnerez l’adresse pour que j’en commande. J’étais donc en train de vous raconter mon métier, monsieur Blandl. Deux catégories de femmes, absolument. Celles que je viens de vous décrire. Et les autres.
Je vis Susanne s’immobiliser, droite, raide, maintenant des deux mains sous son menton la bavette d’un tablier rayé brun et mauve qu’elle n’avait pas encore passé autour de son cou.– Cette deuxième catégorie de femmes comprend CELLES QUI AIMENT RÉELLEMENT LEURS TABLIERS. Elles les aiment parce que les tabliers font vibrer leur psychisme. Il y a des choses que j’ai souvent observées chez mes clientes, mais que je ne peux pas dire ici, en présence de madame Ehringer…
Susanne s’approcha, tenant encore devant elle son tablier à rayures.
– Ne vous sentez surtout pas gêné par ma présence, herr Ditters. Je ne suis pas née de la dernière pluie. Par ailleurs…
Elle lui prit son verre des mains; but une gorgée de vin; lui rendit son verre ; le regarda droit dans les yeux.– … par ailleurs vous nous vendez depuis suffisamment longtemps vos blouses et vos tabliers pour savoir à quelle catégorie de femmes j’appartiens?
Le représentant acquiesça.– Dès que j’ai démarché votre auberge, je l’ai su.
– À quoi pouviez-vous repérer une telle tendance chez ma femme? demanda Andreas.
– De la même manière que je la repère chez d’autres clientes: des postures; des regards; des attitudes; des mouvements de lèvres; des battements de paupières; des trémoussements du….
– … du?? souligna Susanne.
Ditters rit.– Je vous laisse le dire vous-même, frau Ehringer.
– DU CUL!!!
– Vous êtes au cœur du problème… Et si je peux me permettre de reprendre vos propres paroles, frau Ehringer: AU CUL DU PROBLÈME.– Pouvez-vous préciser votre pensée, herr Ditters.
– Si vous y tenez absolument, frau Ehringer. Et en m’en excusant.
– J’y tiens absolument. Et je vous dispense de vous excuser.
– Depuis le temps que j’exerce cette profession, j’ai remarqué que les femmes appartenant à cette deuxième catégorie dont je viens de vous parler…
– Celles qui se plaisent en tablier… CELLES QUI AIMENT VISCÉRALEMENT PORTER DES TABLIERS.
– Exactement, frau Ehringer. De par ma longue expérience, je peux vous affirmer que ces femmes-là… Vous venez de me dire que je peux m’autoriser certains mots crus…
– Je le maintiens. Je déteste l’hypocrisie.
– Eh bien les femmes qui aiment porter des tabliers toute la journée, sont également des femmes qui aiment jouir sexuellement plusieurs fois par jour.
– Baisées en tablier par leur homme!!!
– Tout à fait. Le matin dans le salon, quand elles passent l’aspirateur. Dans leur cuisine, courbées sur la table pendant qu’elles préparent les repas. A la buanderie, pendant qu’elles lavent ou repassent. À la cave ou au grenier. La queue… UNE BONNE QUEUE BIEN RAIDE… Ces femmes-là sont très portées sur le sexe.
– Voulez-vous dire qu’elles ont des besoins sexuels supérieurs à la moyenne?
– C’est en tout cas ce que j’ai pu observer dans l’exercice de ma profession. Quand je présente mes blouses et mes tabliers à une nouvelle cliente, je sais au bout de cinq minutes à quelle catégorie elle appartient. Jusqu’à leurs gestes qui ne sont pas les mêmes. Elles n’ont pas la même manière de se passer le cordon de la bavette par-dessus les cheveux, de se nouer les cordons de taille au creux des reins, de se regarder dans la glace pour voir comment tel ou tel modèle de tablier leur va. Je vais peut-être vous étonner: j’ai plusieurs clientes, aussi bien suisses qu’autrichiennes, que le seul fait d’essayer un nouveau tablier fait mouiller dans leur culotte.
– Vous vous en apercevez à quoi, à leur regard?
– Au regard… À leur façon de s’humecter les lèvres et d’avancer la bouche… Au timbre de leur voix… Au gonflement de leurs seins… En fait, toute leur attitude les trahit. Bien sûr, certaines savent se contrôler mieux que d’autres. Et puis il y a celles qui craignent de se faire corriger par leur mari si elles font un peu trop étalage de leur lascivité.
– Vous avez des clientes qui ont été corrigées pour avoir été trop lascives en tablier?
– Trois dont je suis certain, parce qu’elles me l’on dit. Sans compter toutes celles qui se prennent une fessée de temps en temps, mais ne s’en vantent pas.
– La fessée en tablier!!!
– Tout à fait, frau Ehringer. La blouse troussée par derrière… La culotte baissée en bas des cuisses… Les pans du tablier largement écartés… ET PAN-PAN CU-CUL!!!
– Êtes-vous pour ou contre la fessée disciplinaire?
– Plutôt pour. Je pense que beaucoup des femmes ont besoin d’être fessées de temps en temps. Quand elles sont irritables sans raison; capricieuses; opposantes par défi… Une bonne fessée, judicieusement administrée, leur calme les nerfs et leur remet les idées en place. Simplement, à mon avis, cela entre dans le cadre de la Discipline Domestique, autrement dit des jeux de couple. Tant que la femme est consentante, c’est parfait. Si elle ne l’est pas, on a pas le droit de la forcer. Et c’est justement sur ce point que je critique ces sectes fondamentalistes comme celle des « Vieux Croyants ». Cette femme venue se réfugier chez vous après avoir été fouettée en est un parfait exemple.
– Herr Ditters, que savez-vous exactement sur ces « Vieux Croyants »?
– Au départ, il y a une vingtaine d’années, ils avaient racheté la ferme du père Frœuch. Ils n’étaient alors que cinq ou six familles. Vous les verriez maintenant… C’est devenu un gros village. On se croirait dans une caserne tellement tout est net, carré, ratissé, aligné au cordeau. Ils cultivent des plantes médicinales qu’ils font pousser en se mettant à genoux devant elles, ils leur récitent des prières au clair de lune. Ils baptisent les nouveaux arrivants en les plongeant tout nus dans le lac glacé pendant qu’une chorale chante des cantiques. Dans la région, on les appelle les « Vieux Crétins ».
– Baptisent les nouveaux en les immergeant dans un lac?
– Oui. Dans l’Imstersee.
– C’est là qu’est leur communauté?
– Ce qu’ils appellent le « Temple de la Sagesse » se trouve sur une colline, surplombant Imstersee. Ils ont bien choisi leur emplacement, la vue sur le lac est absolument grandiose.
– Ce n’est pas bien loin de Lustenau?
– Pas très loin, non… Mais la ville la plus proche, c’est Zirndorf.Andreas me lança un coup d’œil oblique.
Je savais enfin où se trouvait Leni.Dans l’après midi du même jour, Ditters étant allé présenter sa collection à d’autres hôteliers de la vallée, j’abordai l’aubergiste sur la terrasse. Agenouillé, une truelle à la main, il refaisait les joints du carrelage. Ceinte du tablier bleu qu’elle revêt pour les travaux de jardinage, Susanne rentrait les lauriers roses en prévision des premières gelées matinales.
Je montrai du doigt les neiges éternelles sur les sommets.– J’entends dire que beaucoup de frontaliers font de la contrebande avec l’Autriche…
L’aubergiste ne chercha nullement à nier. Il sourit.
– La région est pauvre. On ne peut pas leur reprocher de se faire quelques sous au black.
– Quels cols empruntent-ils pour passer sur l’autre versant?
– Aucun. Il n’y a que des glaciers là haut. Et la descente en Autriche est une falaise abrupte, pratiquement infranchissable.J’ai plissé mon front en fronçant les sourcils.
– Les contrebandiers franchissent bien la montagne quelque part?
– Non.
– Comment, non!!
Andreas se mit debout. Il plongea dans un seau d’eau ses mains grises de ciment, les essuya sur sa salopette.
– Permettez-moi de vous dire que vous raisonnez comme un touriste, monsieur Blandl. Vous vous imaginez quoi au juste?… Le club alpin… Premier de cordée… Harnais, crampons, piolet, poulie, coinceur, mousquetons… La face nord du Silbersattel… Descente en rappel sur le versant autrichien. Avec des cartouches de Chesterfield et des plaques de chocolat plein le sac à dos.
– Ben… Les Alpes c’est un peu ça, non?
– Les sommets c’est ça. Tout à fait ça. Simplement personne, à part quelques Anglais un peu timbrés, ne va s’aventurer là haut.
– Alors on passe comment?
– Par en dessous.
– Sous les Alpes?
– Bien sûr.
– Il n'y a pas de tunnel entre la Suisse et l'Autriche. Le seul que vous ayez c’est le Simplon, et il relie le Valais au Piémont.
– Correct.
– Alors ils s'y prennent comment, vos gar? En creusant des galeries, comme des taupes?
– Ils n'ont pas besoin d'en creuser, puisque ces galeries existent déjà.
L’aubergiste Ehringer me raconta…
Napoléon avait fait de la Suisse un protectorat français. Lors de la retraite de Russie, des troupes russes, prussiennes, autrichiennes, hongroises, lancées à la poursuite des armées françaises en déroute, traversèrent à plusieurs reprises le pays, pillant, massacrant, se nourrissant sur l’habitant, ce qui entraîna la famine parmi la population, sans que ni la Diète ni la faible armée helvétique ne puisse s'interposer.
La toute nouvelle « Confédération Suisse des 22 cantons », née des tragiques conditions politiques qui succédèrent aux occupations étrangères, eut immédiatement le souci d’assurer la sécurité de son territoire national. D’autant plus que la « Triplice » étouffait la Suisse dans un carcan de plus en plus resserré et alarmant.
TRIPLICE – contraction de « Triple Alliance » – c’était le nom que l’on avait donné, après la guerre franco-prussienne de 1870-1871, à l'alliance conclue entre l'Empire allemand récemment fédéré par Bismarck, l'Empire austro-hongrois des Habsbourg, et le Royaume d'Italie, alors gouverné par le premier ministre et président du conseil Francesco Crispi, violemment opposé à la France sur des questions coloniales en Afrique du Nord. Crispi revendiquait la Tunisie, la considérant comme le prolongement naturel de la colonie italienne de Cyrénaïque.
C’est de ces circonstances difficiles que sont nés les premiers bataillons d’infanterie alpine suisse. Dès la fin du XIXème siècle, la grande préoccupation du gouvernement helvétique fut de fortifier la barrière des Alpes,– Des forts là haut? dis-je d’un ton incrédule, en pointant du doigt les glaciers.
Ils étaient gris, sales, ces pauvres glaciers, tellement éloignés du cliché touristique.
– Bien sûr. La frontière en est truffée. Nous appelons ce réseau de fortifications « Le Gruyère » tellement le Vorarlberg est percé de salles souterraines, bastions camouflés, casemates, puits, galeries, passages. Pour des raisons de sécurité, le magasin de munitions est éloigné d’au moins 200 mètres du fort principal. Une voie ferrée souterraine les reliait, exactement comme dans les mines de charbon.
– Mais comment y grimpe-t-on? Comment as-t-on pu monter des canons sur ces cimes?
– Des trains à crémaillère y montaient. Quelques uns roulaient encore quand j’étais gosse. Les rails ont été enlevés et vendus à la ferraille, mais je peux vous montrer les tranchées qu’ils suivaient le long des pentes.
– Gasthof Zahnradbahn… Ce sont ces anciens trains de montagne qui ont donné son nom à votre hôtel?
– Exactement. La voie passait à même pas cent mètres de l’auberge.J’observai les pentes couvertes de sapins noirs.
– Ces forts existent toujours là haut?
– Oui. La plupart sont en mauvais état. Ils ont été désaffectés après la guerre de 14. Il n’y a plus de garnison depuis belle lurette. Mais les casemates et leurs galeries sont toujours là haut. Nous allions y faire l’école buissonnière, mes frères et moi. Qu’est-ce que nous avons pu nous prendre comme raclées pour être allés jouer dans « Le Gruyère »!!!Il me montra les monts boisés du Riswald, au nord
– Là haut, tenez… De ces fortifications du XIXème siècle, on retrouve, encore en pas trop mauvais état, les fossés et les murs crénelés des deux côtés du défilé. Aussi la tourelle d’artillerie qui contrôlait le lac de Constance. En 1914 elle était équipée d’un canon Krupp de 105mm. Les mitrailleuses étaient des Hotchkiss françaises. Derrière il y a trois redoutes, l’une sur la rive sud du lac, l’autre à Saint-Margrethen, la dernière à Leuchen.
– Et c’est par ces souterrains que la contrebande passe?
– En majeure partie, oui.
– Comment ressort-on sur le versant autrichien?
– Par leurs forts à eux. Depuis la démilitarisation dans les années vingt, aussi bien les Suisses que les Autrichiens se sont mis au boulot pour que les galeries se rejoignent. On a aussi exploité les sapes que chacun lançait de part et d’autre de la frontière, prêt à miner le fort d’en face en cas de conflit. Souvent moins de dix mètres séparaient une sape suisse d’une sape autrichienne. Parfois même l’une rencontrait l’autre. Une meule de gruyère, je vous dis. Pas de frontière, pas de douane… Tout le monde y trouve son compte.
– Avec l’Autriche devenue nazie, ne pensez-vous pas que la situation risque de changer?Il fit la grimace.
– Vous avez malheureusement raison. Quand les soldats appartiennent aux troupes alpines autrichiennes, en général on peut s’arranger. Ils nous passent des commandes, on leur fournit ce dont ils ont besoin. Donnant-donnant. Mais si les Allemands mettent leurs garnisons à eux le long des crêtes – ce qui est vraisemblable, vu que leur confiance dans les Autrichiens est assez limitée – alors ils ne seront pas longs à découvrir les passages et ils les fermeront.
– Pour l’instant on passe encore?
– Le facteur est au courant de tout ce qui se fricote dans nos vallées. Le mieux serait de lui demander.Je guettai donc le facteur quand il monta le lendemain dans son side-car bourré de courrier, de journaux et de colis.
– Oui, on peut encore passer. Sepp est allé en Autriche la semaine dernière.
Andreas fit la moe;– Sepp Auerbach? demanda-t-il.
– Ouais. Il y va assez souvent.L’aubergiste se gratta le menton.
– Je sais…
Je lus sur son visage que quelque chose le chiffonnait. Le facteur déposa un paquet de courrier sur la table de l’entrée, souleva sa casquette verte pour éponger son crâne chauve avec un mouchoir à carreaux de la dimension d’un nappe, lança un tonitruant « Gutt morgen, frau Ehringer » à Susanne qui rentrait du jardin et prit congé. Au démarrage, son side-car faisait plus de bruit qu’un marteau-piqueur.
– Ce Sepp Auerbach ne vous plaît pas? demandai-je à l’aubergiste.
– Pour être franc, non. Comme passeur il est certainement excellent. Le « Gruyère » n’a pas de secrets pour lui. Il a beaucoup de contacts en Autriche où il va souvent. C’est l’homme que je n’aime pas.
– Que lui reprochez-vous?
– Oh, des tas de choses… En particulier de vivre en ménage avec l’une des plus ferventes nazies du canton de Saint-Gall.
Il haussa les épaules et écarta ses mains.
– Mais comme de toute façon tout le monde entre Rappenhof et le lac de Constance sait pourquoi vous êtes ici, ça ne change pas grand-chose. Je préfèrerais tout même que vous vous trouviez un autre passeur.Il me donna deux adresses. Et me dit que je pouvais me servir de sa voiture pour y aller.
Un berger en montagne. Un maçon dans la vallée. L’un comme l’autre contrebandiers. Le berger déclina ma proposition d’un air gêné, m’offrit une absinthe et partit dans une longue explication des dangers que l’on courait sur la frontière depuis que les Allemands s’y étaient installés. La maçon n’eut pas l’air gêné du tout. Il déboucha une bouteille de « completer », un pinot gris aromatique et généreux, spécialité du terroir des Grisons. Il me raconta qu’il avait travaillé à Paris à la démolition de l’ancien Trocadero et à la construction du nouveau Palais de Chaillot. Il habitait rue du Château de l’Alouette, au métro Glacière. Sa maîtresse – Marcelle – travaillait au Prisunic de l’avenue d’Italie. Le dimanche ils allaient danser dans les guinguettes des bords de Marne. Ils prenaient le train à la gare de la Bastille et descendaient à Joinville. Il me dit qu’il ne pouvait plus monter sur les sommets depuis qu’il s’était fait une mauvaise fracture à la cheville. Il se déchaussa devant moi, enleva sa chaussette, poussa des « Aïe! Aïe!! Il y a des nuits où la douleur m’empêche de dormir. » Sa cheville ne me parut ni rouge ni enflée. Quand il me raccompagna à la voiture, il marchait tout à fait normalement.– Ils ne veulent pas, rapportai-je à Andreas en rentrant.
L’aubergiste hocha la tête en signe de compréhension résignée.
– Je m’y attendais un peu. De cœur ils sont pour nous. Mais ils ont une telle pétoche des Boches qu’ils ne veulent surtout pas se mouiller. Müller ne s’est jamais cassé la cheville. Je l’ai vu la semaine dernière à Hulhuiss. Il montait des sacs de ciment de cinquante kilos en haut d’un échafaudage.
– Alors Sepp?
– C’est sûr que celui-là ne craint pas les nazis. Puisqu’il est protégé par sa maîtresse… laquelle fait de fréquents voyages en Allemagne, a des contacts avec plusieurs dirigeants du parti et se prosterne aux pieds des S.S. pour leur lécher les bottes.
– Ça peut justement être un atout dans ma manche: c’est en se cachant dans l’antre du loup qu’on a les meilleurs chances d’échapper au loup.
Andeas pouffa de rire.
– Je n’y aurais pas pensé. Mais vu sous cet angle, votre raisonnement n’est pas idiot.
– Du moment que je ne lui dis pas où est Leni, qu’est-ce qu’on risque?
– C’est vrai.
– Un passage aller… Deux passages retour… Ça lui fait un beau paquet de flouss, non?
– Je suis bien d’accord.
– Où pourrai-je le rencontrer?
– Le soir, il est souvent au Café Kiosk, à Rappenhof.Andreas se massa la nuque. Il baissa la voix.
– Il sait que vous voulez aller chercher votre fiancée en Autriche. Ça pratiquement tout le monde le sait sur le versant suisse du Vorarlberg. Vous êtes devenu un personnage romantique dans nos vallées, monsieur Blandl. Bientôt nous allons avoir toutes nos femmes amoureuses de vous. Ce que les nazis ne savent pas, c’est où est cachée fraulein Erfürth . Et croyez moi, ils vont déployer toutes leurs ruses pour essayer de le découvrir.
– Berchtesgaden.
– Quoi, Berchtesgaden?
– Le Kehlsteinhaus… Le Nid d’Aigle d’Hitler… Tous les journaux en parlent: cette construction extravagante, juchée sur la pointe d’un piton inaccessible. À 1850 mètres d’altitude. Une route longue de 6,5 km comprenant cinq tunnels a été construite pour accéder à une première plate forme, d'où part un immense tunnel d’un demi-kilomètre creusé dans la roche granitique. Ce tunnel mène à un ascenseur en bronze poli qui conduit au sommet, quelque 150 mètres plus haut, en l'espace de quarante secondes.
– Excusez-moi… Je n’arrive pas à voir le rapport entre le Kehlsteinhaus et le sauvetage de votre fiancée.
– Sans vouloir vous offenser, herr Ehringer, permettez-moi de vous dire que vous manquez gravement d’imagination. Je vais leur dire, à vos nazis, que Leni est détenue au Kehlsteinhaus… Prisonnière dans le harem du Grand Führer… Je passe la frontière pour me rendre à Berchtesgaden et aller la délivrer… Je pénètre dans le Nid d’Aigle caché dans la malle arrière de la Mercedes du docteur Goebbels… Les tunnels je les franchis cramponné sous un wagon, accroché aux essieux… L’ascenseur, je vous l’escalade en faisant du trapèze sous la cabine… Je mets les sentinelles K.O. et je les balance par-dessus le parapet… Quand la triple porte de fer qui ferme l’entrée du sérail me résiste, je la fais sauter à la dynamite… Pour fuir, j’ai conçu des ailes en toile que nous nous attachons au bras et aux jambes… Nous nous élançons du haut de la terrasse… Leni et moi nous planons comme de grands oiseaux blancs au dessus des alpes bavaroises et nous nous posons en Suisse.
– Sans vouloir vous offenser, monsieur Blandl, permettez-moi de vous dire que vous avez un peu trop d’imagination.12 Une cuite providentielle
Tout un mur du « Café Kiosk » était décoré par une haute et longue fresque représentant les vendanges à Oberstammheim, un village pittoresque du Zürcher Weinland -– la région viticole au nord de Zürich où les vignes sont essentiellement plantées en Muller-thurgau, un croisement de riesling et de sylvaner qui donne un sympathique petit vin de pays à la robe jaune paille, frais, léger, à consommer jeune. Sans qu’aucune scène sur cette fresque ne soit ouvertement licencieuse, l’artiste a joué sur le registre d’un subtil et charmant libertinage, l’érotisme s’exprimant constamment, mais au second degré. Vendangeurs et vendangeuses portent des costumes régionaux du XIXème siècle. Juché sur la colline, un manoir à pignons et tourelles surplombe le vignoble. Beaucoup d’hommes sont en tabliers blancs ou bleus. Ils portent sur leur dos de lourdes hottes débordant de grappes dorées. Les femmes portent des tabliers de couleur vive. On peut cependant en remarquer quelques unes qui ont noué un grand tablier bleu, en grosse toile résistante, par-dessus leur tablier brodé, jaune, vert ou rouge, fait d’une étoffe plus fine, plus fragile, percale mate ou satin brillant, leurs longs rubans de couleur descendant sur la croupe et même plus bas, le long des cuisses, à l’inverse des cordons du tablier bleu qui sont, eux, ramenés par devant et noués sur le ventre. Pour évoluer plus aisément entre les rangs, certaines vendangeuses se sont retroussé les cottes, retenant jupe et jupons relevés au dessus des genoux par des pinces. La plupart ont des sabots aux pieds, quatre ou cinq sont pieds nus. Les décolletés sont généreux, plongeant parfois jusqu’à la moitié des seins. L’érotisme transpire à travers des baisers furtifs échangés au détour d’une allée… Des sourires coquins… Une main baladeuse… Le rire trop appuyé d’une plantureuse blonde en dirndl qu’un athlétique vendangeur saisit par la taille et attire contre son poitrail en barrique… Des pieds qui dépassent de derrière une vigne, masculins au dessus, les orteils tournés vers le bas, féminins en dessous, orteils en l’air… Le dessin comme le coup de pinceau, sûrs et précis, rendaient cette représentation très suggestive et vivante. La fresque était signée P. Necker.
Sepp – un grand et beau gaillard, chasseur de chamois, contrebandier et moniteur de ski pendant la saison – buvait une bière au comptoir. Il avait naturellement entendu parler du « Français amoureux » – comme presque tout le monde à Rappenhof.
Il broya mes phalanges dans une poignée de main que n’aurait pas désavouée un catcheur professionnel. Il confirma les dires du facteur. Oui, on passe encore. Mais sans doute plus pour longtemps. Le nouveau régime est en train de réactiver les forts autrichiens. Sur l’autre versant, l’Organisation Todd, réputée pour son efficacité, a déjà posé les rails et remis en service le train à crémaillère qui va monter du matériel et des armes lourdes sur les sommets. Des centaines d’ouvriers sont employés sur ce gigantesque chantier : Italiens, Tchèques, Serbes, Croates… Bulgares, Moldaves, Slovènes, Monténégrins. C’est une vraie Tour de Babel là bas.
A mesure que j’écoutais le récit du grand Sepp, mon cerveau fonctionnait à vive allure. En effet, cette Tour de Babel pourrait éventuellement servir mon plan…
– Parmi ces ouvriers étrangers, il y a des femmes?
– Oui. Elles sont moins nombreuses que les hommes. Cependant on en voit un peu partout sur les pentes. Dans le camp elles sont cuisinières, femmes de service, magasinières. Mais même sur les chantiers forestiers il y en a. Les Monténégrines accompagnent leurs maris et les aident à bûcheronner. J’ai vu une Tchèque conduire un engin grumier.
– Vous pourriez m’emmener là bas?
Il se tut. Le barman nous écoutait tout en rinçant ses verres. Sepp lui tendit sa chope.
– Remets m’en une, Freddy… Et tires-en aussi une pour monsieur.
Il aspira une profonde goulée d’air, gonfla sa poitrine, étira ses immenses bras.
– Quelle splendide soirée!! Il faut profiter des derniers beaux jours de l’année… Que diriez-vous si nous allions boire notre bière dehors, confortablement installés sous une tonnelle à admirer le coucher du soleil sur les montagnes?
Je compris son désir de discrétion.
– Bien sûr… Et vous, meinherr, que diriez-vous, pour accompagner nos bockbiers, d’un assortiment de ces excellentes saucisses grillées qui sont la spécialité du « Kiosk »?
Dans le biergarten, situé derrière la taverne, les consommations étaient apportées par une serveuse en dirndl. Une petite rivière bordait un côté de la guinguette, jalonnée par des pontons pour pêcheurs à la ligne, loués à l’heure, à la demi-journée où à la journée. Sur la douzaine de tables, seulement trois étaient occupées. Deux par des couples d’amoureux. La troisième par six militaires en goguette qui, à en juger par les « cadavres » couchés à leurs pieds, avaient déjà vidé pas mal de bouteilles. Au dessus de nos têtes, une famille de merles se chamaillait dans les feuillages de la tonnelle.
Je piquai un weisswurst du bout de ma fourchette, le trempai dans la coupelle remplie de moutarde bavaroise sucrée.
– Mmmmm… Fameuses vos saucisses!!! On se croirait à Munich, dans un biergarten des bords de l’Isar.
– Vous connaissez Munich?
– Un peu. Une ville magnifique, très attachante. La Pinacothèque; le Jardin Anglais; le palais des rois de Bavière; le mausolée des Martyrs du 9 Novembre; les marchés de Noël autour de la Marienplatz; le musée de l’automobile; les gigantesques halls à bière de la Hofbräuhaus et de Paulaner…
De la buée ruisselait sur les parois de nos chopes froides. Sepp y trempa son index, dessina quelques figures géométriques sur la table.
– Êtes-vous allé prendre un pot au Bürgerbräukeller? demanda-t-il sans me regarder.
J’étais prêt pour une question de ce genre. Je gonflai ma lèvre inférieure et la fit avancer en une moue presque lubrique; alors qu’au contraire je tenais la lèvre du dessus plaquée contre mes dents, comme un chien qui s’apprête à mordre.
– Bien sûr!!! C’est un lieu historique qu’il est impossible d’ignorer. Personne ne visite Munich sans aller boire au moins un stein (une chope) au Bürgerbräukeller.
C’est dans cette brasserie que, dans la soirée du 8 novembre 1923, Hitler tenta un putsch qui échoua. Pendant toute la journée du lendemain – le 9 – de violents affrontements opposèrent les forces de police aux chemises brunes, faisant seize morts dans les rangs des nazis. Une fois au pouvoir, Hitler décréta que le 9 novembre serait une « journée de deuil national ». Il fit exhumer en grande pompe les « Seize Glorieux Martyrs du National Socialisme » et présida, avec les anciens du putsch et une garde d’honneur S.S., à leur réinhumation dans un grandiose mausolée, baptisé Temple de l’Honneur du Reich, situé sur la Königsplatz.
J’ai levé ma chope à hauteur de mes yeux – mes yeux plantés droit dans les siens.
– Prosit.
Le contrebandier a attendu une bonne minute avant de lever la sienne. Il finit quand même par me sourire en trinquant. Un sourire qui me laissa une drôle d’impression. Peut-être, justement, parce que je ne parvenais pas à le décoder.
– J’entends dire que vous voudriez faire sortir une femme d’Autriche?
– C’est exact. Ma fiancée. Pouvez-vous me faire franchir la frontière. Ni vu ni connu?
– C’est toujours faisable. Sachant quand même qu’on prend des risques.
– A combien évaluez-vous ces risques?
– Aller et retour?
– Oui. Aller pour moi seul. Retour avec la personne que je vais chercher en Autriche.
– Elle habite près de la frontière?
– Non, pas du tout… Je vais la chercher à Vienne.
Mon mensonge le fit sursauter.
– Vienne?… Mais c’est à l’autre bout du pays!!!
– Pour vous ça ne change rien. Vous me faites traverser, c’est tout. Une fois en Autriche, je me rendrais à Vienne par mes propres moyens.
– Et le retour?
– Même chose. Nous conviendrons du jour et du lieu de rendez-vous. Vous nous ramènerez en Suisse et vous toucherez votre argent.
– Ça me fait faire deux voyage au lieu d’un.
– Fixez vous-même votre prix.
– Trois mille. Moitié maintenant, si vous êtes d’accord. Le solde quand je vous aurai ramenés tous les deux.
C’était cher mais correct. M’étant informé à la ronde, j’avais appris qu’un passage clandestin de la frontière coûtait entre 600 et 800 francs suisses. Pour deux aller et retour, mon passeur était dans les normes.
Je n’avais pas une somme aussi importante sur moi. Sepp haussa négligemment les épaules.
– Aucun problème. Je préfère que vous ne me donniez pas l’argent ici. J’ai une boîte postale au bureau de poste principal, sur Altengosserstrasse… Mettez les billets dans une enveloppe cachetée et déposez la dans ma boîte. Dès que je l’ai, je vous fixe la date du passage.
Quand nous avons quitté le biergarten, l’un des six soldats suisses était plié en deux sur un ponton de pêcheur, en train de vomir tripes et boyaux dans la rivière. Les autres s’en allaient en titubant, soutenant sur leurs épaules un camarade ivre mort dont les bottes traînaient par terre, traçant deux sillons dans l’allée gravillonnée.
J’ai retiré de l’argent à la banque, glissé trois billets de 500 dans une épaisse et opaque enveloppe en papier kraft. J’ai écrit dessus HERR AUERBACH et je suis allé la déposer dans la boîte postale de Sepp. Fidèle à sa parole, mon guide m’a téléphoné le jour même. Le lendemain il ne pouvait pas. Rendez-vous fut donc pris pour le surlendemain – un jeudi.
Départ au lever du jour. Sepp passerait me prendre à l’auberge et nous monterions aux forts par l’ancien tracé de la voie à crémaillère. Une fois là haut, nous devions traverser la frontière une vingtaine de kilomètres au sud du lac de Constance, passant par deux bastions qu’il appelait les 42 et 65 de Leuchen.
Plus j’y réfléchissais, plus mon plan me paraissait bon. Côté autrichien, fondus dans cette cohorte d’ouvriers de toutes les nationalités, nous avions de bonnes chances de passer inaperçus. Au cas ou on m’interrogerait, je me ferais passer pour un bûcheron italien stupide et illettré. Cela enchanterait les Allemands qui adorent se sentir supérieurs. Et Leni, dans sa tenue de vachère qu’elle m’avait décrite, sale et puante dans son grand tablier rapiécé, ferait une parfaite paysanne croate ou monténégrine.
En cette période de l’année, le jour se levait vers six heures et demi du matin.
Il y a, comme ça, d’étranges coïncidences … Comme des « signes » du destin, incompréhensibles pour notre connaissance limitée d’humains, mais qui n’en ont pas moins d’influence sur nos comportements et nos vies.
Le coucou suisse qui ornait un mur de la salle d’auberge marquait six heures du soir quand entra un homme d’environ vingt-cinq ans, en état d’ébriété avancé. Il s’appuyait aux dossiers des chaises pour ne pas s’écrouler, titubait entre les tables. Son regard était fixe et vitreux. Bouche ouverte, langue pendante, il articulait péniblement, d’une voix pâteuse:
– Kkkkrissss – tine!!… Kkkkrissss – tine!!!
L’aubergiste et sa femme se regardèrent.
L’ivrogne beugla:
– Che gommande… Gommande… Che gommande une tournée générale à la santé de Kkkkrissss – tine!!!
Il faillit s’étaler, se raccrocha juste à temps au rebord d’une table.
– Cognac!!!… Kkkkrissss – tine!!!
Frau Ehinger vint le prendre par le bras. Elle lui parlait doucement, comme à un enfant.
– Viens, Gaspar… Tu as besoin de te reposer.
– Rrrr’poser… Moi?… COGNAC!!!… KKKKRISSSSS – TINE!!!!
Le ton de Susanne Ehringer se durcit.
– Viens avec moi, Gaspar. Tu viens avec moi tout de suite. Sinon ça va mal aller.
Elle lui appliqua une claque ferme sur le fond du pantalon.
– Tu veux que je te déculotte, dis? Te déculotte ici, en pleine salle? Et que je te donne la fessée devant tout le monde? Vilain garçon!! C’est ça que tu cherches? UNE FESSÉE EN PUBLIC??
Cette menace calma instantanément le poivrot. Il coula vers frau Ehinger un regard larmoyant, chargé d’une tendresse quasi amoureuse. Sa braguette gonfla. Il se laissa emmener vers la porte du fond, conduisant à l’appartement des aubergistes.
Le soir, au dîner, la convivialité habituelle était absente. Toute la famille Ehringer me sembla gênée. Frau Ehringer posa la soupière sur le dessous de plat à musique. La mécanique joua les notes de Ach! du lieber Augustin. Ils baissaient tous le nez dans leurs assiettes. Le repas s’écoula dans un silence lourd. Je remarquai que les enfants des aubergistes, principalement les ainés, m’observaient à la dérobée. Dès la fin du dessert, leur mère les envoya dans leurs chambres, réviser leurs examens. Ils n’étaient dans leur famille que pour quelques jours. Dimanche soir, ils allaient regagner le lycée de Zürich où ils étaient pensionnaires.
– Andreas.
– … ma chérie?
– Nous devons absolument prévenir monsieur Blandt.
– Je le sais.
– Alors pourquoi attendre? Faisons le tout de suite.
– Tu as raison.
– La relation qu’entretient Kristine Niedbürh avec Sepp Auerbach. Il est de notre devoir de mettre monsieur Blandt au courant.
– Apportes-nous un bon café, veux-tu, Susanne?
– Je le fais tout de suite.
L’aubergiste ouvrit un coffret en bois odorant.
– Un cigare?
Je m’en tiens habituellement à mes Gauloises « caporal »… Autant j’aime le tabac gris, autant je me méfie de ces cigares allemands ou hollandais, roulés avec du Sumatra à goût de réglisse fermentée. Ne voulant pas désobliger herr Ehinger, je pris un cigare dans sa boîte. Il m’a présenté le couperet annulaire pour en sectionner l’extrémité. Nous les avons sucés ensemble. Nous avons enfoncé d’un même mouvement la tige de bois – une allumette taillée – formant conduit de cheminée. Sa femme est revenue de la cuisine avec la cafetière et les tasses sur un plateau. Elle avait ôté sa blouse et changé de tablier. Celui qu’elle portait maintenant, par-dessus sa robe, était un tablier taille en imprimé fantaisie, représentant des fraises, des groseilles et des cerises sur un fond beige foncé.
– Tu lui as dit?
Il sourit, regardant son cigare.
– Tu vas vite en besogne …
– Le plus tôt sera le mieux, ne crois-tu pas, Andreas?
– Sepp Auerbach… Le guide qui doit vous faire passer la frontière.
Il me tendit la flamme de son briquet d’amadou. J’y promenai mon cigare pour le chauffer avant de l’allumer.
– On aurait jamais pensé qu’il virerait comme ça, n’est-ce pas, Susanne?
– Ah ça… Certainement pas!! On en fait des gorges chaudes dans tous les villages de la vallée.
– Un skieur de haut niveau. A failli entrer dans l’équipe nationale suisse. S’est dégonflé au moment des épreuves de saut, alors qu’il était tout à fait capable de les passer. Son instituteur dit que, déjà dans les petites classes, il manquait de confiance en lui. Sepp est aussi un excellent guide de haute montagne, retenu longtemps à l’avance par les alpinistes anglais qui reviennent tous les ans. Et puis il est devenu l’amant…
– Le gigolo, corrigea Susanne Ehringer.
Son mari esquissa un geste de découragement.
– Gigolo si tu veux… Tu as en partie raison, puisque Sepp a vingt-huit ans et Kristine bientôt soixante. Je t’arrêtes toutefois sur un point. Un gigolo est un homme qui vit de ses relations avec des femmes plus âgées que lui, les exploitant et leur soutirant de l’argent. Ce n’est absolument pas le cas de Sepp Auerbach. D’une part il est réellement, sincèrement amoureux de Kristine. D’autre part il gagne très bien sa vie et ne dépend pas d’elle.
– Sauf pour les fessées et les lavements.
Elle me demanda si je voulais du sucre dans mon café.
– Voilà, on y est en plein, soupira l’aubergiste.
– Achenhof, Leuben, Au… Brosse lui au moins un tableau d’ensemble. Sinon monsieur Blandt ne pourra rien comprendre à la situation. Tout cela a des racines tellement profondes.
L’aubergiste approuva son épouse par une série de hochements de tête saccadés, le faisant ressembler à une marionnette articulée.
– C’est sûr, il faut remonter quarante ans, cinquante ans en arrière… Tout cette région où nous sommes était alors le fief de la RWF… « Riswald Waldecksche Forstverwaltung » … « Société d’Exploitation Forestière du Riswald »… C’était une entreprise familiale, dirigée depuis plusieurs générations… certains disent depuis les guerres napoléoniennes… par la famille Niedbürh. Ils étaient les rois ici. Ou plutôt les empereurs. Rien ne se faisait sans l’accord des Niedbürh. Les maires étaient élus par eux. Les gendarmes et les gardes-barrière aussi. Les torrents descendant de la montagne: aux archives du canton, à Saint-Gall, on a des minutes de procès montrant que des ouvriers ont été condamnés au fouet et au pilori pour avoir pêché des truites dans ces ruisseaux. Chasse gardée, propriété des Niedbürh. Ces villages dont vient de vous parler Susanne… Achenhof, Leuben, Au… Ils appartenaient tous à la RWF… Les ouvriers étaient logés dans des maisons de la RWF… Ils étaient payés en bons d’achats uniquement valables dans les coopératives de la RWF… En cas d’accident ou de maladie, ils étaient soignés par un médecin s’appelant Niedbürh, ou marié à une Niedbürh, qui s’arrangeait toujours pour que ce soit la faute de l’ouvrier, et jamais de la compagnie. Encore aujourd’hui, sur la place de Leuben vous pouvez voir une statue en bronze de Gustav-Adolf Niedbürh, l’ancêtre, le fondateur de l’empire industriel. Ils avaient des scieries, des fabriques de meubles, des distilleries d’alcool, des carrières d’ardoise, un chantier naval sur le lac de Constance, une flottille de péniches sur le Rhin. Au château des Niedbürh, à Langstadt, encore en 1900 les domestiques des deux sexes étaient soumis à des châtiments corporels.
– Maria Boehm, lança Susanne.
– Entre autres… Elle était servante ici quand nous avons acheté l’auberge. Elle est morte l’an dernier, à quatre-vingt onze ans.
– Quatre-vingt douze, corrigea sa femme.
– Elle était entrée à quinze ans au château, comme fille de cuisine. Elle nous a raconté comment se déroulaient les punitions, souvent pour des fautes minimes. Une fois la vieille frau Niedbürh, la mère douairière, lui a fait administrer les verges parce qu’elle avait trouvé une marque de doigt sur son verre en cristal de Bohème. Une autre fois Maria a été fouettée jusqu’au sang, hissée sur les épaules d’un valet de pied, pour avoir mal répondu à la cuisinière. Puis c’était au tour de la cuisinière de recevoir le fouet quand elle avait raté une sauce ou servi une viande trop cuite. C’est dans ce contexte de toute puissance oligarchique…L’aubergiste suça son cigare. Il m’adressa un clin d’œil amusé.
– Avant de prendre cet hôtel avec ma femme, je préparais une licence de philo à l’université de Saint-Gall. Vous voyez, la philo mène à tout… Eh oui, c’est dans ce terrible contexte de toute puissance oligarchique qu’a grandi Kristine. Elle déraille complètement, je suis bien d’accord. Simplement je ne pense pas que ce soit tout à fait sa faute.
– Pas sa faute…
Susanne Ehringer se dressa, le regard mauvais, la bouche de travers. Des deux mains elle lissait rageusement son tablier par-dessus sa robe.
– Quand elle a fait attacher Louis Dross à un arbre et l’a fouetté au fouet de charretier, ce n’était pas sa faute?… Quand elle posait des pièges à loups et riait aux éclats quand un braconnier avait son pied broyé, pas sa faute ?… Quand elle a donné le choix au petit Jürgen Timermann, coupable d’avoir volé des pommes dans son verger, entre la prison et lui servir de bonne pendant six mois, vêtu d’un blouse de femme et d’un tablier à bavette, pas sa faute?
– Bon, elle a ce vice là. Personne ne cherche à le nier.
– Les « Cheftaines Hitlériennes »…
– La polémique est inutile. Je suis entièrement d’accord avec toi, Susanne. Nous savons tous que la mère Niedbürh a un sérieux grain. Admiratrice des nazis, elle essaye de recruter des jeunes filles suisses pour les embrigader dans ses « Cheftaines Hitlériennes ». Pour l’instant elle n’a que deux recrues.
– Elle a surtout Sepp Auerbach, dont elle a fait sa soubrette.
– C’est ahurissant quand on voit le physique du gars. Il semble incarner le mâle montagnard à 100%, n’est-ce pas? Cependant elle est parvenue à l’asservir. Il est amoureux fou d’elle. Kristine l’a complètement converti à la domination féminine. Il se roule à ses pieds comme un toutou.
Je les regardai tous les deux, à tour de rôle.
– Il ne le fait pas par intérêt?
L’aubergiste fit « non » de la tête.
– Absolument pas. Entre ses clients alpinistes, ses compétitions de ski, ses expéditions de contrebande, son rôle de passeur – avant que le réseau juif n’ait pris ses distances – Sepp gagne plus que largement sa vie. Comme il ne déclare pas le quart de ses revenus, alors que moi, avec mon hôtel je ne peut rien faire passer à l’as, je suis persuadé qu’en fin d’année c’est lui le gagnant. Non, Kristine ne lui donne pas d’argent.
Susanne ricana:
– Elle lui donne des lavements. Et pan-pan cu-cul quand il n’a pas été sage. En blouse et tablier sur une chaise de cuisine. Il adore ça. C’est en le dominant qu’elle assure son emprise sur lui. Maintenant parle de Gaspar Hettisch à monsieur Blandt.
– Gaspar, oui…
Andreas Ehringer secoua la cendre de son cigare dans sa tasse de café vide.
Sa femme lui enleva la tasse des mains. Les lèvres pincées, elle plaça le cendrier à côté de lui.
– Là, évidemment… La situation n’est plus du tout la même. Sans être à proprement parler efféminé, le fils Hettisch n’a jamais fait preuve de qualités particulièrement viriles. A l’école il était mauvais en sport et en gymnastique… Il partait des journées entières dans la montagne, pour dessiner et peindre… Il a écrit une pièce de théâtre qui a été jouée lors de la distribution des prix … Il a été objecteur de conscience au moment de son service militaire… C’est un artiste, un poète. Kristine Niedbürh ne s’y est pas trompée. Elle l’a pris sous son aile – je devrais dire sous sa coupe – et en a fait sa chose.
Susanne approuva.
– Sa chose, son objet, son joujou. Elle a mis le grappin sur lui quand il avait seize ans. Et elle cinquante-deux. Ils ne pouvaient pas vivre ensemble, Kristine aurait été accusée de détournement de mineur. Dès que Gaspar a atteint sa majorité, il a pu entrer officiellement dans le lit de la mère Niedbürh. Leur liaison a duré un peu plus de quatre ans. Ça a fait un scandale énorme. L’évêque de Constance s’en est mêlé. Puis elle s’est lassée de son mignon, cherchant toujours de nouvelles expériences, de nouveaux frissons.
Elle se pencha vers moi, les doigts croisés dans ses mains serrées.
– Cet après-midi, vous avez vu …
– Le jeune homme ivre que vous avez conduit dans vos appartements… C’était lui, Gaspar Hettisch?
– Oui, c’était Gaspar.
– Vingt noms!!… Il tenait une sacrée biture!!!
– C’est pour ça que je l’ai amené dans ma chambre. Je lui ai baissé son pantalon, je l’ai pris en travers de mes genoux et je lui ai mis une magistrale fessée. Il a essayé de me faire des avances sexuelles. Je n’ai guère eu de mal à les repousser. Il ne tenait pas debout et son zizi non plus. Je l’ai laissé sur le lit à cuver son alcool. Je suis allée chercher le fouet à l’écurie. Cette fois je l’ai mis tout nu et je lui ai fait avouer la vérité.
L’aubergiste se concentrait sur son cigare. Il évitait délibérément mon regard.
– Andreas.
– Oui, Susanne ?
– Tu étais là quand j’ai fouetté Gaspar.
– J’étais là.
– Tu as entendu ses aveux.
– J’ai entendu.
– Alors n’essaye pas – selon ta détestable habitude – de prendre la tangente et te défiler une fois de plus. Parle. Maintenant. Tout de suite.
– Gaspar…
– Vas y, Andreas. Montre que tu es un homme. Un Suisse. Un ami de la France. Fais lui voir que ces guignols de nazis ne nous font pas peur.
– Gaspar Hettisch en voulait à mort à Kristine de l’avoir congédié et remplacé par le grand Sepp. Bourré comme il l’était, il a suffi de quelques coups de fouet bien appliqués pour lui délier la langue.
L’aubergiste paraissait accablé. Le buste incliné en avant, ses mains croisées sur ses genoux, il regardait ses pieds. La fumée de son cigare montait en une haute colonne, parfois droite et régulière, parfois brouillée et diluée dans l’atmosphère enfumée de la salle.
– Monsieur Blandt.
– Oui?
– N’allez pas en Autriche avec Sepp.
Je ne puis dissimuler ma réaction de surprise.
– Mais… Nous avons conclu le marché ensemble. Je lui ai payé la moitié du passage.
– N’y allez pas, monsieur.
L’aubergiste se leva. Il se mit à marcher de long en large, ses mains croisées derrière son dos, son cigare au bec, le dos voûté, ses longs cheveux grisonnants pendouillant dans son cou décharné. Il me faisait penser à un vieux héron malade.
Il regarda les tasses de café vides. Il voulait une bouteille. De ce qu’ils appellent là bas « cognac »: schnaps; genièvre; absinthe. N’importe quoi d’alcoolisé. Et par conséquent anesthésiant. N’en ayant pas à portée de la main, il sortit, le buste rejeté en arrière, raide comme un sergent major à la parade.
Sa femme s’assit en face de moi.
– Encore un peu de café?
– Volontiers.
Je lui tendis ma tasse.
– C’est ça qu’il faut bien comprendre, monsieur. Ici, en Suisse Alémanique, la montée en puissance du parti National Socialiste a eu un retentissement beaucoup plus grand qu’au Welschland (la Suisse romande francophone). Dans les régions frontalières comme la nôtre, les esprits étaient chauffés à blanc. Des haines tenaces ont opposé les partisans d’Hitler aux anti-nazis. Au sein d’une même famille, des gens en sont arrivés à ne plus se parler. Surtout dans les villages de montagne où les rivalités sont souvent violentes. Kristine était connue pour avoir des comportements fantasques. Elle a toujours aimé les armes, les bottes, le cuir, les fouets. Elle a voulu prendre la tête du parti nazi dans le canton de Saint-Gall. Hitler est devenu son dieu, elle a accroché son portrait au dessus de son lit. Elle se faisait tailler des costumes qui ressemblaient aux uniformes des nazis. Un jour elle est même sortie dans la rue avec un brassard à croix gammée à son bras. La police le lui a fait retirer. Ça a été un beau tollé.
Frau Ehringer soupira. Elle écarta ses mains en un geste fataliste.
– Toutes ces démonstrations de force, ces parades, ces musiques militaires, ces bruits de bottes ont de profondes résonances en elle. Ça lui rappelle sans doute son enfance, quand le seul nom de Niedbürh faisait trembler les populations entre l’Appenzell et le lac de Constance. Si Kristine était Allemande, je suis certaine qu’elle aurait couru s’engager dans la Waffen SS. Par amour pour elle, Sepp est devenu sa bonniche, sa maîtresse, son larbin, son toutou. Et quand j’emploie le mot « maîtresse » plutôt qu’ « amant », je sais ce que je dis: c’est elle l’homme et lui la femme. A la maison, Sepp fait le ménage en blouse de femme et tablier à volants pendant que « son mari » lit le journal en fumant un havane. Et s’il reste de la poussière sous les meubles ou des toiles d’araignée au plafond, elle le corrige comme un gamin de dix ans. Ou plus précisément comme une « gamine » de dix ans. Après la fessée il va se mettre au coin les mains croisées sur la tête, sa blouse épinglée au milieu du dos, les pans du tablier écartés de chaque côté, sa culotte rose de femme enroulée autour des chevilles, exhibant ses globes châtiés au pourpre foncé. La vérité, c’est que Sepp n’a aucune volonté. C’est toujours le dernier à parler qui a raison. Kristine déteste bien évidemment la France et les Français. Elle a son réseau d’informateurs. Elle a fait sa petite enquête. Quand elle a su ce que vous êtes venu faire dans nos montagnes, elle a ordonné à Sepp de vous faire passer la frontière. Puis, une fois en Autriche, il a pour mission de vous livrer à la Gestapo.
– C’est donc ça que Gaspard a avoué quand vous l’avez fouetté?
– Oui. Kristine Niedbürh voulait être sûre que vous ne reviendriez pas de cette expédition.
– Pourquoi me hait-elle à ce point Je ne lui ai jamais rien fait… Je ne la connais même pas.
– Elle sait très bien qui vous êtes. D’abord un journaliste de gauche, opposé au nazisme. Ensuite ce qu’elle appelle « un cochon de Français ». Si elle pouvait vous envoyer dans les mines de sel de Silésie, elle le ferait.
– Merci, frau Ehringer… Votre intervention me sauve probablement la vie.
– Appelez-moi donc Susanne …
– Un très grand merci à vous, Susanne.
– Savez-vous ce qui me ferait plaisir?
– Dites.
– Des croissants… Ces croissants chauds que vous allez acheter le dimanche matin à Paris… Sortant du four… Dans ces boulangeries autour des halles… Rue… Rue…
– Rue Montorgueil. À la pâtisserie Stoher.
– C’est ça!!!
– Vous connaissez Paris?
– J’y suis allée une première fois avec ma classe, l’année de mon brevet. Puis ça a été notre voyage de noces, quand j’ai épousé Andreas. Nous étions descendus à l’hôtel Victoria, cité Bergère.
– Dans le 9ème.
– Exactement. Les Grands Boulevards… L’Opéra… La gare Saint-Lazare… Nous avons vu une pièce de Feydeau aux Bouffes Parisiens. Elle s’appelait Occupe-toi d’Amélie.
– Si mes souvenirs sont bons, il y a une fessée dans cette pièce.
– Tout à fait. Je ne me souviens plus exactement de l’histoire, il y a tellement de coups de théâtre et de rebondissements dans les vaudevilles de Feydea … Mais je revois parfaitement la fessée que reçoit Amélie pendant sa nuit de noces.
– M’autorisez-vous à être indiscret, Susanne?
Son visage rosit. Ses lèvres s’ourlèrent en un sourire mutin.
– Les héroïnes de Feydeau adorent les indiscrétions, vous le savez bien …
– Aimez-vous la fessée?
Elle baissa les yeux.
– Oui!!
– Donneuse ou réceptrice?
– Les deux.
– Si j’en juge par la façon dont vous avez châtié Gaspar Hettisch, vous m’avez paru très dominatrice à cette occasion.
– Avec des hommes comme Gaspar et Sepp, je peux être effectivement très dominatrice. Je déteste qu’un homme soit mou. Ça me donne envie de le coucher sur mon tablier et de le fesser… Fesser… Le fesser comme une mère en colère fesse un sale gosse… Le fesser à toute volée, jusqu’à ce qu’il ne puisse plus s’asseoir pendant trois jours!!!
– Et avec un homme autoritaire?
– Je suis soumise.
– Andreas…
– … Andreas ?
– J’ai eu l’impression que, dans votre couple, l’autorité vient plutôt de votre côté.
– Oui et non. Andreas n’est pas un dominateur. J’aurais aimé qu’il le soit davantage. Mais là personne n’y peut rien… Il n’a pas ce tempérament et je ne peux pas le changer. Cependant ne vous méprenez pas sur mon mari. Il n’aime pas prendre des décisions, il fuit les responsabilités. Mais nous nous complétons bien tous les deux. C’est souvent moi qui prends les décisions importantes, c’est vrai. Par contre il est extrêmement méticuleux dans ce qu’il fait, il a une capacité de travail absolument ahurissante… Jeunes mariés nous n’étions pas pauvres, mais nous ne disposions d’aucun capital pour monter notre affaire. Quand nous avons pris cette auberge de montagne, ce n’était guère plus qu’un chalet à moitié déglingué. Les cuisines étaient vétustes. Dans les chambres, le papier peint se décollait. Il manquait des lattes aux parquets. Les gouttières bouchées pissaient de partout. La banque, le crédit, les formalités de dossier, c’est moi qui m’en suis occupée. Mais la truelle, le ciment, la pose de gouttières neuves, l’installation d’une cuisine moderne, la réfection des sols, tout ça a été fait par Andreas. Je l’ai vu travailler douze heures d’affilée sans s’arrêter. Si nous avons aujourd’hui l’une des auberges les plus réputées et les mieux tenues sur le versant suisse du Voralberg, c’est entièrement à mon mari que je le dois.
– Mais il ne vous fesse pas.
– Non. Au début de notre vie commune, je lui en ai vaguement parlé. J’ai glissé certaines insinuation, laissant entendre qu’une petite correction maritale, administrée à bon escient, est parfois utile à la bonne marche du ménage… Je me souviens lui avoir fait lire des lettres de femmes fessées, publiées dans le « Courrier du Cœur » de je ne sais plus quelle revue féminine… Il n’a pas mordu à l’hameçon. Par contre…
Elle se mordit la lèvre inférieure.
– Dites, Susanne …
– Un jour où son indécision m’avait particulièrement exaspérée, c’est moi qui l’ai fessé.
– Et alors?
– J’ai pu constater que ça l’excitait terriblement. A peine remis sur pied, sans même remonter son pantalon, il m’a…
– C’était bon?
– Formidable!! Je n’avais jamais été possédée avec une telle fougue, une telle ardeur. Si je n’ai pas été fessée, je peux vous garantir que je me suis pris la trique!!!
– Une grosse trique?
– Énorme. Dure comme du bois.
– L’expérience ayant été concluante, j’imagine que vous avez persévéré dans cette voie.
– Oui. Seulement j’ai besoin que ce soit une vraie punition, administrée pour un motif valable, à la suite d’une faute réelle. Une fessée « pour s’amuser » ne me produit strictement aucun effet. Par chance Andreas réagit comme moi. Tout comme j’ai envie de punir un coupable, il aime se sentir puni lui aussi. Je pense que, dans ces moments-là, je représente pour lui une image maternelle dont il a gardé au fond de lui une certaine nostalgie: la « Mère sévère », la « Maîtresse femme » qui ne s’en laisse pas conter et, entre sa soupe et sa lessive, mène sa maisonnée tambour battant et à la baguette. Il aime que je porte une blouse et un tablier pour lui donner la fessée. Comme de toute façon c’est ma tenue de base de tous les jours, ça me convient parfaitement. J’alterne: parfois je mets une longue blouse en grosse toile de coton, droite, bleue ou écrue, copieusement usée et avachie, sans aucun ornement; je joue sur l’effet de contraste en nouant par-dessus un tablier fantaisie, au contraire très féminin, en cretonne à fleurs ou à pois, avec tout plein de volants et un gros nœud au sommet des fesses… Ou alors je suis en petite blouse cintrée, à carreaux ou rayée, avec un mignon col claudine, des manches courtes ornées de festons d’une autre couleur que la blouse… Et un gros tablier bleu à poche kangourou, délavé, sentant le poisson ou l’oignon, très enveloppant, les pans croisés sur ma croupe ronde et ferme, les cordons ramenés par devant, noués sur le ventre et se balançant à hauteur de mon sexe, comme pour le fouetter.
– Vous l’avez fait, n’est-ce pas? Ne détournez pas la tête, Susanne… Regardez-moi en face… Je saurai tout de suite si vous mentez.
– Oui, je l’ai fait.
– Racontez-moi.
– Je m’étais regardée dans la glace après avoir noué mon gros tablier bleu. Les cordons pendant jusque sur mon sexe m’ont brusquement excitée. Ça m’a fait penser aux lanières d’un fouet. J’ai senti une humidité envahir ma culotte. Je me suis trémoussée devant le miroir pour faire sauter et danser ces cordons-lanières. Le fouet!! Oui, c’est tout à fait le châtiment qui convient pour remettre dans le droit chemin une femme en crise de lascivité… Une femme qui ne sait pas contrôler ses envies honteuses… Qui mouille dans sa culotte en se regardant dans la glace en tablier bleu… J’ai ôté ma culotte mouillée. Je me suis grisée de son odeur. Je me suis assise sur une chaise dans ma cuisine. Jambes tendues et écartées, j’ai relevé mon tablier et ma blouse jusqu’à la taille. J’ai saisi les bouts de cordon qui pendaient le long de mon ventre et je me suis fouettée l’entrejambes avec. Dix coups de cordons de tablier sur mon vagin palpitant… Vingt coups de cordons de tablier pour punir mon sexe gorgé de sève… Trente coups de cordons de tablier pour apprendre à mon mont de Vénus à bien se tenir… L’orgasme a claqué comme un roulement de tonnerre. J’ai crié. Je me suis tordue sur ma chaise en râlant de jouissance.
– Vous racontez très bien, Susanne. Votre récit est vivant, extrêmement réaliste et imagé… Vous devriez écrire.
– J’y ai pensé, figurez-vous. J’aimerais écrire. Mais où trouverais-je le temps? Entre l’éducation de mes enfants et m’occuper de l’hôtel, je n’arrête pas. Et puis…
Elle gloussa : un rire étouffé de fillette espiègle.
– … et puis je ne m’appelle pas Feydeau!!
Elle se fit penaude. Elle me regardait en dessous en suçant son pouce.
– Vous rendez-vous compte des horreurs que vous me faites dire? Et tout ça partant de la fessée dans Occupe-toi d’Amélie!!
– Au Bouffes Parisiens.
– En avril 1924.
– Eh oui, Susanne… Ça me fait penser que moi aussi je m’apprête à jouer une pièce de théâtre. La mienne s’appelle Occupe-toi de Leni. Et ça risque fort de ne pas être un vaudeville.
– Je sais, Victor…
Susanne Ehringer débarrassa la table. Au moment de sortir de la salle à manger elle se retourna.
– Vous aimez les champignons
– Oui. Une bonne fricassée de girolles, avec beaucoup d’ail et de persil… Je pense bien, j’adore!!
Elle m’adressa un signe de tête approbateur avant de disparaître dans sa cuisine.
Dans mon lit je ne parvenais pas à m’endormir. Le délire mégalo de la mère Niedbürh. Ce réseau nazi tissé comme une toile d’araignée, d’autant plus redoutable qu’elle est invisible. La féminisation et la trahison du grand Sepp. Un plat de champignons.
Plus j’y repensais, plus je trouvais que Suzanne m’avait regardé d’un drôle d’air quand elle m’avait demandé si j’aimais les champignons.
Oui, un air tout à fait bizarre…13 Une fricassée de girolles
Les planches en couleur signées Beatrix Potter – une naturaliste anglaise du XIXème siècle – étaient des merveilles de beauté et de précision : les lavis à l’aquarelle traduisaient les nuances les plus subtiles, tandis que de fins traits de plume, acérés et précis, faisaient ressortir les moindres détails de chaque champignon. Nous étions tous les trois, Susanne, Andreas et moi, penchés sur ces illustrations comme on n’en fait plus aujourd’hui, examinant la famille des Cantharellacées.
Andreas posa son doigt sur la girolle chanterelle, comestible.
– On voit bien la différence. La girolle est plus petite: le diamètre de son chapeau de dépasse pas 7 à 8cm. Sa couleur est plus pâle, plutôt jaune-ocre qu’orangé. Elle a son pied plus effilé. Quand vous regardez sous le chapeau, ses lames ne sont pas de véritables lames, mais des gros plis ramifiés, épais, assez largement espacés et souvent irréguliers.
J’acquiesçai d’un signe de tête.
– Je vois très bien.
Susanne posa une main sur mon épaule.
– Maintenant, Victor, décrivez la pleurote orangée, vénéneuse, et montrez-nous en quoi elle diffère de la girolle.
– C’est vrai qu’à première vue on pourrait facilement les confondre. Mais quand on les examine de près, la pleurote est plus orangée. Plus grande aussi: le diamètre de son chapeau va de 8 à 12cm. Enfin la face inférieure du chapeau est couverte de véritables lames, plus fines et plus resserrées que les plis d’une girolle.
– Bravo!! Il ne vous reste plus qu’à aller en cueillir sur le Riswald. Vous avez compris l’itinéraire?
– Je crois. Derrière la chapelle Saint-Côme, je prends le chemin forestier jusqu’à une étable au toit en planches goudronnées. A cette époque de l’année elle est vide. Une centaine de mètres après l’étable, je prends sur ma gauche un sentier de randonnée assez escarpé. Une flèche peinte en jaune sur un tronc d’arbre m’indique l’endroit où je dois tourner. Je continue jusqu’à un bois de conifères. Je cherche les champignons et j’en rapporte un panier au village, prenant soin d’être vu par plusieurs personnes. Si, comme c’est probable, des curieux s’arrêtent pour me parler, je leur montre mes trouvailles en leur disant que frau Ehinger va me les préparer pour mon repas du soir.
– Et jeudi matin, quand Sepp viendra vous chercher, il vous verra partir en ambulance, à l’article de la mort.
– Beuh… Pas tout à fait quand même!!
– Presque. Il est indispensable qu’il ne se doute de rien. Sepp – et par conséquent Kristine Niedbürh, dont il est l’agent et l’instrument – doivent être convaincus que vous avez réellement été empoisonné par un plat de champignons et transporté d’urgence à l’hôpital de Rappenhof.
C’était Susanne qui avait imaginé ce stratagème. Effectivement, me dédire sans raison valable, alors que j’avais déjà versé un acompte à Sepp, que je lui avais fait part de mon impatience à sauver ma fiancée, ça aurait immédiatement éveillé des soupçons. Sepp et la mère Niedbürh auraient tout de suite compris que j’avais eu vent de leur trahison. Une brusque grippe, une bronchite, alors qu’il m’avait vu en excellente forme deux jours plus tôt? Ce n’était pas fameux non plus. Tandis qu’un empoisonnement accidentel avec un médecin à mon chevet, purge et lavement, suivi d’un spectaculaire départ en ambulance avec tout le village aux fenêtres, c’était imparable.
Dans la matinée du mercredi, j’ai trouvé sans difficulté le bois de conifères en question. Un vent frisquet agitait les sapins, des geais se battaient en criaillant dans les branches. Je marchais sur un épais matelas d’aiguilles de pin. Les girolles jaunes en émergeaient, semblables à des boutons dorés sur un manteau de loden vert. Par contre je dus chercher un bon moment, soulevant les aiguilles du bout de mon bâton, avant de repérer un cercle de pleurotes orangées, serrées les unes contre les autres autour des racines noueuses d’un gros arbre. Ayant bien mémorisé les aquarelles de Beatrix Potter, je n’eus aucun mal à faire la différence. Je mis cinq pleurotes vénéneuses au fond du panier prêté par Susanne et les recouvris d’une généreuse couche de belles chanterelles plus claires. De retour au village, mon panier à la saignée du coude, je montrai fièrement ma récolte d’abord à Martin Burgmeyer, le maréchal ferrant, et son aide, le jeune Ignaz Brüll, tous deux en train de ferrer un formidable mecklembourgeois gris à l’entrée de la forge ; ensuite à l’épicière qui écrivait sur sa vitrine, au pinceau, les affaires intéressantes et les promotions du jour; enfin à deux ou trois badauds que je croisai en rentrant à l’hôtel. Le spectacle allait pouvoir commencer. Demain, je pouvais être certain que mon empoisonnement serait sur toutes les bouches.
– Trois, dit Susanne.
– Deux, protestai-je.
– J’ai dit trois. Je sais ce que je fais, Victor. Je me suis renseignée, d’abord auprès du pharmacien à Rappenhof, puis auprès du docteur Pfaff que nous appellerons quand vous serez « empoisonné ». La pleurote orangée n’est mortelle qu’à haute dose. Tenez, regardez… J’ai tout noté dans ce carnet. Les champignons vénéneux contiennent plusieurs alcaloïdes dangereux, le principal étant la muscarine. Vos pleurotes en contiennent vingt fois moins que l’amanite phalloïde, dite « calice de la mort »… VINGT FOIS MOINS… Une seule amanite, direction cimetière. Pour se suicider aux pleurotes, il faudrait en bouffer plusieurs kilos. Si vous n’avez aucun symptôme d’intoxication quand on vous conduira à l’hôpital, tout le monde verra la supercherie et notre mise en scène tombera à l’eau. Sans, bien entendu, vous mettre en danger, il faut absolument que vous soyez UN PEU malade.
– Pas trop quand même…
Susanne mit les girolles dans une casserole en cuivre étamé. Je ne parvins pas à réprimer une grimace quand elle y ajouta trois pleurotes orangées. Elle mit un gros morceau de beurre au milieu… Un hachis de persil et ail… Sel, poivre… Alluma le gaz, s’essuya les mains dans son tablier.
– Qu’est-ce que vous pouvez être douillets, vous les hommes!! Les effets d’un empoisonnement par les champignons ne se font sentir que huit à dix heures après le repas, lorsque la digestion est complètement terminée. Ce qui est excellent pour notre plan: vous commencerez à être fiévreux, à transpirer, à vomir quand Sepp arrivera à votre rendez-vous du matin. Le pharmacien m’a tout expliqué: il faut que les poisons aient eu le temps de passer dans le sang pour que les symptômes commencent à apparaître: vertiges; nausées; douleurs intestinales; sueur abondante; refroidissement des extrémités; délire. Le docteur confirmera l’empoisonnement devant Sepp. Et comme tout le village saura que vous êtes allé ramasser des champignons la veille, Sepp et la mère Niedbürh n’y verront que du feu.
– Je vais beaucoup transpirer?
– Comme un bœuf. C’est le symptôme principal, nous ne pouvons pas en faire l’économie.
– J’aurai très mal au ventre?
– Deux ou trois lavements calmeront vite la douleur.
– Le délire!!
– Vous planerez dans des paysages aux couleurs somptueuses. Vous pourchasserez de jolies nymphes parmi les licornes et les éléphants verts. Des tas de gens consomment des champignons hallucinogènes justement pour avoir de telles visions.
A vrai dire, je n’ai été que légèrement intoxiqué. J’ai transpiré, oui, mais pas « comme un bœuf ». Les coliques n’ont jamais été trop épouvantables. Je n’ai couru après aucune nymphe, n’ai vu ni licornes ni éléphants verts. J’ai du en rajouter pour rendre mon empoisonnement plausible, me tordant entre mes draps moites en me tenant le ventre des deux mains, vagissant comme un nourrisson qui réclame le sein. Au pied du lit Susanne sanglotait bruyamment: « Mon dieu ! Dire que c’est moi qui ai cuisiné ces champignons… J’aurais du les faire examiner avant… C’est de ma faute, docteur… Je ne me le pardonnerai jamais!!… Croyez-vous qu’il va mourir? »
Sepp s’était laissé tomber sur une chaise, blanc comme un linge. Un tic faisait tressauter sa paupière gauche, toutes les cinq à six secondes.
Le docteur Pfaff me palpa, m’ausculta, prit ma température et ma tension, examina mes pupilles à l’aide d’une minuscule lampe torche. L’ambulance arrivait. À l’hôpital de Rappenhof j’eus un lavement dès mon arrivée, administré par une infirmière qui ne devait pas être très loin de la retraite. Elle portait une blouse blanche, un tablier rayé bleu et blanc, des lunettes cerclées de métal et avait des poils au menton. Je dus évacuer devant elle, dans un seau hygiénique, les matières devant partir au laboratoire pour analyses. J’avais toujours des suées assez abondantes, mais les douleurs abdominales s’étaient considérablement atténuées. Environ deux heures plus tard, vers le milieu de la matinée, me sembla-t-il, deuxième lavement. Cette fois c’était une aide soignante jeune, brune au teint mat, vraisemblablement originaire des cantons italiens du sud. Elle avait noué un grand tablier de caoutchouc par-dessus sa courte blouse bleue. Elle a rabattu la couverture et le drap. Elle a ri quand je me suis tourné sur le côté pour lui présenter mes fesses, comme je l’avais fait avec poil au menton.
– Non, monsieur. Cette fois, c’est un grand lavement d’un litre et demi que je vais vous donner. Vous ne pouvez pas le recevoir couché. La moitié coulerait à côté.
– Comment dois-je me mettre, madame?
– Mademoiselle.
– Comment, mademoiselle?
– A genoux sur le lit, les reins cambrés au maximum, les fesses dressées le plus haut possible. De cette façon, à la fois vous serez mieux placé pour que j’introduise la canule là où elle doit être introduite, et vous faciliterez la descente du liquide dans vos intestins.
– Un litre et demi!!… N’est-ce pas énorme?
– C’est en effet un bon lavement bien conséquent. Mais ça n’a rien d’extraordinaire. Il m’est arrivé d’injecter deux litres, dans des cas de constipation grave.
– Est-ce que celui-ci sera mon dernier de la journée?
– Je ne peux pas vous le dire d’avance. Il faut attendre le visite du docteur, c’est lui qui décidera.
Elle suspendit le réservoir à une patère en métal chromé.
– Allons, mettez-vous en position…
Je pris la posture.
– Là… Creusez davantage les reins… Écartez un peu les jambes que je puisse baisser votre pantalon de pyjama…C’est bien!
En effet ça devait être bien… Même très bien!! Elle a remonté ma veste dans mon dos, presque sous les bras.
– Maintenant restez tranquille, ne bougez pas.
Elle posa une main sur mes fesses, de deux doigts elle les écarta.
– Bon, c’est parfait… Il ne reste plus qu’à faire pénétrer « la chose ».
Elle se pencha. Je ne put réprimer un mouvement incontrôlé de rétraction lorsque l’extrémité de la canule vint effleurer mon bouton rectal.
Sa voix se fit sévère.
– Allons voyons… Ne faites pas l’enfant… Je recommence!
Plusieurs fois de suite, je me suis contracté. Ma raie fessière se serrait automatiquement à l’approche de la grosse canule en bakélite noire.
– Oh! Quelle patience il me faut avoir!!… Tout ça ce sont des comédies d’homme… D’homme macho qui ne supporte pas de se faire mettre la canule par une femme… Alors Môôôsieur résiste… Môôôsieur serre sa raie et ferme son trou-trou… Si vous ne vous laissez pas faire TOUT DE SUITE, j’appelle ma collègue pour qu’elle vous tienne la raie ouverte tout le temps que durera l’irrigation. Tout ce que vous aurez gagné, c’est de vous faire lavementer par deux femmes au lieu d’une.
Elle enduisit de vaseline son doigt protégé par un gant de laboratoire très fin et transparent.
– Là, ça ira mieux…
Elle enfonça son doigt, massa mon conduit rectal en tournant et en profondeur.
J’enfouis mon visage dans l’oreiller pour étouffer mes gémissements.
– Et maintenant nous y allons… Nous allons prendre bien sagement notre lavement… Nous estimant encore heureux de ne pas avoir été sévèrement fessé pour avoir voulu résister.
Elle aussi me fit évacuer mes matières devant elle. Accroupi sur le pot, mon visage venait juste à hauteur de ses cuisses. Elle esquissa l’ombre d’un sourire moqueur en entendant les bruits de la débâcle. Elle se tenait très droite, les jambes légèrement écartées, la mâchoire carrée et volontaire, ses cheveux noirs emprisonnés dans un serre-tête bien tendu. Son grand tablier de caoutchouc l’enveloppait telle une longue gaine cylindrique, opaque et luisante. Je pensai à ces colonnes que faisaient ériger les empereurs romains pour célébrer leurs victoires sur les barbares.
Elle me torcha à l’éponge avant de me sécher et remonter mon pantalon de pyjama.
Quand le professeur fit sa visite, accompagné de deux médecins assistants et d’un stagiaire, je n’avais plus de fièvre, ma tension était redescendue à 13,5. Mes intestins restaient sensibles, mais je n’avais plus ni tiraillements ni douleurs. L’infirmière-chef enregistra ma sortie sur sa fiche de service.
– On viendra tout à l’heure vous apporter vos vêtements. Vous avez eu beaucoup de chance que ce ne soit que des pleurotes. Vous remplirez les formalités au bureau au rez-de-chaussée. C’est ouvert jusqu’à 15 heures.
Fin de l’épisode « champignons ».
Je traversais le hall pour sortir de l’hôpital quand, en face de moi, une femme s’engagea dans la porte à tambour pour entrer. Le reflet des vitres ne me permettait de voir que sa silhouette. Des couleurs aussi, biseautées, morcelées par le jeu tournant des glaces: du bleu, du blanc, éclatés comme sur une toile cubiste. C’était ma lavementeuse du matin, l’aide soignante suisse-italienne. Le tablier de caoutchouc n’étant plus nécessaire, elle l’avait enlevé et ne portait plus que le sobre et classique tablier blanc d’uniforme, à bavette montant presque sous le menton, à larges bretelles croisées dans le dos, maintenues derrière la taille par des boutons de nacre. Sous son tablier elle portait la même blouse bleue que pendant « l’opération ». Elle n’avait plus son serre-tête
Elle vint à ma rencontre, souriante, décontractée.
– Alors, monsieur Blandt… Ça y est, c’est la sortie?
– Eh oui, je vous tire ma révérence…
– Je suis contente que votre empoisonnement n’ait pas été grave.
– On m’avait pourtant prévenu: en Suisse, il faut se méfier des champignons et des femmes.
– Oh-Oh!! Les Suissesses vous feraient-elles peur à ce point?
– Pas toutes. Disons certaines Suissesses.
– Les Alémaniques?
– Principalement celles-là.
– Je suis suisse-italienne. Du Tessin.
– Locarno… Le lac Majeur?
– Oh non!!… Alors là vous n’y êtes pas du tout. Je suis née dans le nord du canton: la vallée de la Verzazca, sur les hauts plateaux alpestres. C’est seulement à seize ans que je suis descendue pour la première fois en dessous de 1500 mètres. On nous appelle les Verzazca selvaggi… les « Sauvages de la Verzazca »… Je suis obligée de reconnaître que cette réputation n’est pas totalement fausse. Ma mère, mes tantes, ma sœur aînée ne savent ni lire ni écrire. Un de mes frères, deux de mes oncles et une demi douzaine de cousins ont été tués dans des vendettas avec les habitants du village voisin.
– Bigre!! Devrais-je avoir peur de vous?
– Peut-être…Je sortis mon paquet de Gauloises.
– Cigarette?
Elle consulta sa montre.
– Je reprends mon service dans un quart d’heure. Allons dans le parc. Il est interdit de fumer à l’intérieur de l’hôpital.
L’allée gravillonnée était bordée de massifs floraux qu’arrosait un tourniquet. Par endroits, les jets d’eau débordaient des plates-bandes pour asperger le gravier.
– Attention de ne pas mouiller votre blouse…
– Vous seriez bien content si je la mouillais, n’est-ce pas?
– Pourquoi donc?
– Pour pouvoir me menacer d’une fessée. Je vous ai menacé pendant votre lavement. Vous me menaceriez pour m’être mouillée sous le jet d’eau. Nous serions quittes.
Elle tira sur sa cigarette, esquissa une grimace.
– J’avoue préférer le tabac anglais.
– Ça va avec l’Éducation Anglaise.
Elle me glissa un regard en coin et sourit.
– Vous avez connu beaucoup de Suissesses?
– Quelques unes. Mon travail m’amène à naviguer entre Paris et Genève. J’habite Genève en ce moment.
– Ça ne doit pas vous dépayser beaucoup. Chez nous, on dit que Genève est un faubourg de Lyon.
– En France, on dit que Zürich est le coffre-fort de Berlin.
Elle eut un rire en cascade, sec, sans gaieté.
– Ce n’est malheureusement pas tout à fait faux. La Suisse se prétend neutre alors que nos usines travaillent à 80% pour l’Allemagne. C’est hypocrisie et langue de bois à tous les niveaux. J’aime la France et les Français. Toute ma famille est contre Mussolini. Allez, il faut que je reprenne mon service maintenant.
– Une ravissante mais redoutable Verzazca selvaggi accepterait-elle, un de ces soirs, de dîner en compagnie d’un Gaulois de Lutèce à demi civilisé?
Une lueur passa dans son regard. Elle éteignit son mégot en l’écrasant contre le poteau d’un lampadaire. Elle fendit la papier du bout de son ongle et dispersa les brins de tabac que le vent emporta. Elle me dévisagea un long moment avant de répondre.
– Ce soir cela ne m’est pas possible. Demain je suis de nuit. Voulez-vous samedi?
– Entendu pour samedi; et merci… Mademoiselle.
– Claudia.
– Moi c’est Victor.
– Je le sais, j’ai lu votre fiche.
– Je vous retrouve où?
– À la bibliothèque municipale. J’y serai tout l’après-midi.
– Vous lisez beaucoup?
– Je prépare mon examen d’infirmière.
– Quelle heure vous convient le mieux?
– Disons à partir de six heures…
Je lui tendis la main.
– Alors à samedi, Claudia.
– … À samedi, Victor.
Je la regardai s’éloigner. Les bretelles de son tablier dessinaient un grand X blanc sur son dos plat. Elle se tenait bien droite, presque trop droite. Des canards couraient à sa rencontre sur la pelouse, espérant qu’elle leur jetterait du pain. Sa blouse ne descendait pas plus bas que ses genoux. Sa croupe, moulée de bleu, tanguait au rythme de sa démarche, soulignée, comme encadrée, par les pans de son tablier blanc.
Arrivée à hauteur du tourniquet d’arrosage, elle mouilla sa blouse.
Suivant les conseils du médecin de l’hôpital, j’observai une stricte diète, buvant beaucoup d’eau minérale et ne prenant dans la soirée, qu’un bol de riz nature. Il avait été décidé que, jusqu’à nouvel ordre, je serais l’invité du docteur Ambrosius Pfaff, qui était un vieil ami d’Andeas Ehinger: tous deux originaires de Rorschach, sur la rive sud du lac de Constance, ils étaient allés à l’école ensemble, puis s’étaient retrouvés à l’université de Saint-Gall. Aussi bien Susanne qu’Andreas m’avaient garanti l’intégrité du docteur Pfaff, aussi anti-nazi qu’ils l’étaient eux-mêmes et grand ami de la France, ayant fait une année à la faculté de médecine de Paris.
– Le restaurant chinois de la rue Royer-Collard.
– Ah!! C’était le moins cher de tout le Quartier Latin. J’y allais souvent à midi. Avez-vous connu un petit cinéma rue de la Huchette? En 1927 il s’appelait L’Électric Palace.
– Bien sûr!! Il était spécialisé dans les séries américaines… Tom Mix; Bulldog Drummond; Calamity Joe...
– On attendait que les gens sortent à l’entr’acte pour se faufiler sans payer.
Dès le premier soir nous étions copains. Du côté de sa vie sentimentale il n’avait guère eu de pot. Sa première femme était morte en haute montagne, emportée par une avalanche. Et, aux dires des Ehringer, celle qu’il avait épousée en secondes noces ne valait pas bien cher. Je ne l’ai d’ailleurs jamais rencontrée: elle était à Berne, en principe dans sa famille…
– Je ne connais personne chez les « Vieux Croyants », mais je sais où ils sont. Leur village – qu’ils appellent « Le Temple de Salomon » – est sur une colline juste au dessus d’Imstersee. On ne les aime guère dans la région.
– De la frontière à Imstersee, ça fait combien de kilomètres?
– Dix-sept, dix-huit par la route, en passant par le col du Brüneck… En tout cas pas plus de vingt.
– Et si on ne prend pas la route?
– Vous voulez dire en coupant à travers les alpages?
– Non. Je veux dire en se faufilant à travers les trous du Gruyère.
Il égrena un petit rire malicieux en mirant son verre de Tegerfelder face à la lampe à abat-jour animé. C’est un joli petit pinot gris du canton d’Argovie, frais, agréable à boire. On voyait bouger la locomotive à travers le vin blanc. La chaleur de l’ampoule fait tourner des pales à l’intérieur de la lampe et la locomotive peinte sur l’abat-jour semble se mettre en marche: sa cheminée crache du feu et de la fumée; ses bielles se mettent en mouvement ; ses roues amorcent leur rotation pendant que des signaux se lèvent et s’abaissent le long de la voie.
– Ça fait un bout que je ne suis pas monté aux « fortifs »… C’est évidemment plus court, puisqu’on coupe à travers la roche en évitant les méandres de la route. Mais sur le versant autrichien, on n’est guère plus avancé. Il y aura toujours une quinzaine de kilomètres pour atteindre Imstersee.
Nous avons fini la bouteille de Tegerfelder. On était vendredi. Je suis allé me coucher de bonne heure. Mon « empoisonnement » m’avait fatigué, bien plus émotionnellement que physiquement. J’eus portant du mal à trouver le sommeil. J’étais inquiet, nerveux.
D’abord cette trahison de Sepp m’avait fait fait l’effet d’un coup de massue. Je connais assez bien la Suisse romande, beaucoup moins la partie alémanique. Je me serais attendu à tout, sauf à trouver des nazis ici. Une dictature totalitaire est tellement contraire à l’esprit suisse!!
Cette dominatrice mégalo – Kristine Niedbürh – qui met un guide de haute montagne, champion de ski et contrebandier, en blouse de femme et tablier, lui fait porter des petites culottes roses frangées de dentelle, le fesse et l’humilie quand il n’a pas fait le ménage à fond…
Quinze kilomètres entre Imstersee et la frontière. Leni sera-t-elle capable de les faire? Comment sera-t-elle chaussée? Vraisemblablement pas pour faire de la montagne. Plus probablement en méchants bas de laine dans des gros sabots. Que je lui apporte des chaussures de marche ne servirait à rien. Qui n’a pas connu la torture de marcher longtemps dans des chaussures neuves pas encore « brisées »!! Sur des sentiers de montagne, c’est hors de question. Au bout de deux kilomètres elle aurait les pieds en sang.
Et l’autre ivrogne là bas – ce Gaspar Hettisch – alcolo à vingt-cinq ans, lui aussi victime de la mère Niedbürh. S’il n’avait pas été aussi soûl, je suis sur qu’il aurait éjaculé dans son calecif quand Susanne l’a grondé et menacé d’une fessée.
Andreas… Lui aussi aime la recevoir de sa femme!!!
Mais qu’est-ce qu’ils ont donc, ces mecs??
Mon cerveau était farci de trop de choses. Trop d’idées s’y heurtaient et s’y débattaient. C’était confus, contradictoire. Et pourtant je commençais à discerner quelques lignes maîtresses au milieu de ce magma.
Inutile de te voiler la face, mon p’tit Victor. Tu étais à deux doigts de la jouissance quand Claudia ta filé ton lavement sur ton lit d’hôpital. Tu bandais comme on cerf et elle s’en est parfaitement rendu compte. C’est même sûrement pour ça qu’elle a accepté ton invitation. Comme si elle relevait un défi. La grand Victor Blandt… Reporter de choc; correspondant de guerre en Extrême-Orient; détenteur de deux records de plongée… La vaseline, un doigt dans le cul et la canule… Puis sur le pot le Victor… Caca – Po–pot…Ton pantalon de pyjama enlevé, montrant tout… TOUT… Devant mademoiselle… La cataracte liquide, brune, bruyante, bouillonnante, gargouillante, ravageuse, nauséabonde… Pendant qu’elle te regardait en se foutant doucement de toi, cuirassée dans son grand tablier de caoutchouc brillant.
Merde. MERDE. MERDE.
Claudia avec qui j’ai rendez-vous demain soir. Apparemment c’est une dominatrice. Alors pourquoi ai-je souhaité revoir cette nana en dehors de l’hôpital?
Dormir.
Est-ce que j’ai seulement un somnifère dans mes bagages?
Bagages.
Il sont restés à l’auberge, bien sûr, puisqu’on ma embarqué en catastrophe à l’hôpital.
Téléphoner à Genève? Ou à Paris?
Leni… Gertrud… Susanne… Claudia… La mère Niedbürh…
La femme en tweed beige avec son bras artificiel, s’enfuyant le long du quai Voltaire en serrant Humiliations Chéries sur son cœur…
Le cadran phosphorescent de ma montre indiquait 1h48 du matin la dernière fois que je l’ai consulté.
J’ai du sombrer dans un sommeil comateux entre deux et trois heures.
Un gai soleil illuminait ma chambre quand la vieille servante-gouvernante du docteur Pfaff vint tirer les rideaux et ouvrir les volets.
– Alors, comment se sent monsieur ce matin?
– Mieux. Cependant je me permets de vous demander une faveur, frau Lauterbach.
– Je suis entièrement au service de Monsieur…
– Ne me servez jamais de champignons à table.
Après un café au lait, onctueux et crémeux comme seuls les Suisses savent le faire, accompagné de tartines généreusement beurrées, je suis allé faire un tour en ville. Le samedi matin c’était jour de marché. Les étalages, la plupart tenus par des paysans des environs, envahissaient la grand’place et le boulevard menant à la gare. J’y ai flâné jusqu’à midi, grisé de couleurs et d’odeurs. Les marchandes se divisaient en deux catégories sociologiques bien distinctes, dans une proportion d’environ moitié-moitié. Il y avait celles qu’on pourrait appeler les « modernes », vêtues comme à Saint-Gall, Winterthur ou Zürich: un grand tablier fonctionnel, à bretelles ou noué sur le ventre, long et enveloppant, généralement en grosse toile bleue ou beige, parfois à fines rayures, porté par-dessus la robe ou la blouse. L’autre moitié se composait des « traditionalistes » revêtues de tenues, pas véritablement folkloriques, mais rappelant la façon de s’habiller des paysannes d’il y a cinquante ou soixante ans: corsage à manches courtes, lacé sur les seins, le décolleté brodé ou festonné; jupe aux chevilles, en gros lainage tissé à la main; tablier taille en coton uni, garni de deux poches rectangulaires sur le devant et noué au creux des reins par de longs cordons flottants. Les « modernes » portaient des chaussures ou des bottines; les « traditionalistes » restaient fidèles aux sabots de bois, souvent sculptés ou pyrogravés. Les premières restaient la plupart du temps tête nue; si le soleil tapait trop fort, elle mettaient un chapeau de paille ou de feutre. Les secondes portaient encore la coiffe, comme au siècle passé. Tout cela sans aucune distinction d’âge. Il y avait autant de jeunes femmes et de jeunes filles habillées à la mode d’autrefois, que de marchandes d’âge mûr, voire des grand-mères, en blouse de travail toute simple et gros tablier bleu. Des ménagères attendant leur tour devant un étalage de fruits et légumes se liguèrent en piaillant et jacassant pour obliger une resquilleuse à faire la queue comme tout le monde. La fille de la marchande, une pulpeuse blonde d’une vingtaine d’années, coiffée de nattes enroulées au dessus du front, avait une croupe de jument, ferme et outrageusement rebondie. Vêtue d’une blouse très courte pour l’époque, la fraulein était sanglée dans un grand tablier à bretelles, rayé bleu ciel et gris, entre les pans duquel se dandinait son puissant fessier. Elle piqua un fard violent en rencontrant mon regard, qui certainement traduisait le branle bas de combat sous ma braguette. C’est vrai que je me serais très bien vu la troussant sur une pile de choux fleurs.
En prévision de la soirée, j’ai préféré rentrer pour manger à ma convenance, c'est-à-dire légèrement. Frau Lauterbach surmonta sa désapprobation pour me préparer en grommelant ce que le docteur avait recommandé: une assiette de pâtes cuites à l’eau et un filet de poisson en papillote, servi nature dans son jus. De l’eau minérale comme boisson. Pour la vieille gouvernante, habituée des plats en sauce et des viandes rôties, « ce n’était pas une nourriture de chrétien ».
Dans l’après-midi j’ai fait tranquillement mes repérages. La bibliothèque municipale se trouvait sur Veitsbrunnerstrasse, dans le même bâtiment que la perception. Du mardi au vendredi elle fermait à 17h, mais restait ouverte jusqu’à 19h le samedi. Une pancarte avertissait que les chiens n’y étaient pas admis.
Le docteur Pfaff m’avait indiqué deux bons restaurants: le Alte Kanzlei, pour des plats régionaux; le Tapasbar Sevilla, pour de la cuisine espagnole. Je suis allé jeter un coup d’œil sur leur carte. Effectivement, les plats me parurent fort sympathiques, dans des genres évidemment très différents. Je donnerai le choix à Claudia: les Alpes ou l’Andalousie…Le cinéma affichait Pilote d’essai, avec Myrna Loy, Clark Gable et Spencer Tracy. J’avais vu ce film à Genève.
On louait des barques sur le lac. Le médecin de l’hôpital m’avait recommandé des mouvements abdominaux pour brasser la masse intestinale, accélérer son nettoyage et éliminer les toxines. Quoi de mieux que l’aviron? J’ai ramé une heure en plein soleil, ma chemise à tordre tellement j’étais en nage. Quand je suis rentré pour prendre une douche, le docteur Pfaff attendait une patiente en regardant sa montre.– Toujours en retard, celle-là!! Pouvez-vous me dire, Victor, pourquoi les femmes ne peuvent jamais être à l’heure à un rendez-vous?
– Parce qu’elles sont des femmes.
– C’est tellement évident que je n’y avais pas pensé.
– Dans le service de gastro où on m’a soigné hier, connaissez vous une aide soignante du Tessin qui s’appelle Claudia?
– Claudia Sgambani. Elle passera sûrement infirmière l’an prochain. Attention, Victor!!
– Elle mord?
– Elle castre. Claudia est bien cotée à l’hôpital. C’est une jeune femme intelligente, courageuse, à cheval sur le règlement. Au point d’être parfois trop sévère, et même dominatrice avec les patients. Elle s’est seulement trompée de sexe à sa naissance. Tous les hommes qui l’ont courtisée ont fini par laisser tomber. Ce n’est pas une femme, la Sgambani, c’est un jules!!!
J’ai donné une tape amicale sur l’épaule du docteur.
– Alors elle ne me fera pas attendre.
Sauf qu’à la fermeture, à sept heures, Claudia n’était pas arrivée.
Les employées de la bibliothèque la connaissaient très bien. Personne ne l’avait vue de la journée.14 La dominatrice
– Enfin, c'est à peine croyable!!
Je m'énervais.
– Les nazis sont si puissants que ça en Suisse alémanique?
– En nombre, non. En force, oui.
Andreas tapa plusieurs fois la canalisation de sa clé à molette. Un son clair et franc nous indiqua qu'elle était débouchée. Assis par terre, le tuyau de fonte solidement maintenu entre mes jambes, j'aidais l'aubergiste à refaire les joints.
– Le drame de la Suisse est très exactement, à petite échelle, une reproduction fidèle du drame que vivent actuellement les démocraties occidentales. Les nazis sont peu nombreux chez nous : à peine 5% de la population. Seulement ils sont extrêmement actifs et organisés. Ils font du bruit, collent des affiches, parlent à la radio, tempêtent, menacent… Du coup tout le monde courbe l’échine et ferme sa gueule. Passe moi le chatterton, s’il te plaît.
Il enduisit le joint de glue et l’emmaillota.
– Même chose en France, en Angleterre … Kif-kif en Belgique, Pays-Bas, Danemark. Très peu de gens sont pour Hitler. Mais il leur fout une telle trouille qu’ils se la bouclent et le laissent faire. Vous savez, tous ceux qu’on appelle la « majorité silencieuse »… Des moutons qui savent qu’on va les tondre mais ne réagissent pas. Des veaux se laissant mener à l’abattoir. Une Europe unie, forte et décidée, pourrait facilement stopper ce fou avant qu’il ne soit trop tard. Seulement le spectre de la guerre fait si peur que tout le monde s’écrase.
J’approuvai vigoureusement.
– Tout le monde s’écrase, sans comprendre qu’Hitler compte, précisément, sur nos lâchetés et nos indécisions pour nous envahir sans rencontrer de résistance digne de ce nom. Il fait croire au monde qu’il est l’ogre aux bottes de sept lieues. Alors que, concrètement, statistiquement parlant, il est un pantin que les démocraties pourraient encore abattre si elles faisaient front commun et lui opposaient une politique de fermeté.
Un faucon planait au dessus des alpages, ailes calées dans le vent, cherchant un lapin ou une marmotte.
– Voyez-vous, Victor, il faut aussi comprendre pourquoi les frontaliers ne veulent pas se mouiller. Si Hitler gagne – ce qui semble être le cas pour l’instant – ils n’ont pas envie que l’armée allemande fasse cesser leurs trafics. Les contrebandiers sont pour la plupart des petits fermiers pauvres, ou des bergers. La fraude est leur principale source de revenus. L’alcool clandestin aussi. Les forêts sont pleines de distilleries où l’on fait essentiellement de l’absinthe interdite. La montagne fournit à profusion toutes les herbes et plantes nécessaires. Le bois pour chauffer les alambics se trouve partout. Prix de revient à peu près nul. Alors qu’une bouteille d’absinthe se vend 20 shillings de l’autre côté de la frontière, entre 30 et 40 schillings à Vienne. C’est là-dessus que jouent les nazis. Ils leur disent: « Quand nous serons au pouvoir, nous protègerons ceux qui ont été avec nous. Mais nous nous montrerons impitoyables envers les fermiers qui auront soutenu les libéraux ou les communistes. Nous les ruinerons et les forcerons à quitter le pays. » Mettez-vous à la place de ces gens. Vous auriez peur vous aussi.
Je fus bien obligé d’en convenir. Eh oui, bien sûr… Andreas cernait parfaitement le problème.
Susanne vint nous appeler pour déjeuner. Elle tenait sa cuillère en bois dans la main droite, la gauche enfoncée dans la poche de son tablier à carreaux beige et rouge. En la regardant, je ne pus m’empêcher de me demander quand elle s’était pris la bite: hier soir ou ce matin? Elle dut lire mes pensées car ses joues s’empourprèrent.
N’ayant plus rien à faire à Rappenhof, j’avais pris congé du docteur Pfaff et de sa gouvernante, les remerciant chaleureusement pour l’aide apportée. Si le plan de Susanne avait pu bien se dérouler, c’était en grande partie grâce à la connivence d’Ambrosius Pfaff qui, mis dans le complot, avait joué le jeu et m’avait fait transporter en ambulance à l’hôpital, sachant pertinemment que mon « empoisonnement » était une couverture, destinée à écarter les soupçons de la mère Niedbürh et de son athlétique greluchon.
Pour notre dernière soirée ensemble, frau Lauterbach avait cuisiné en mon honneur des petits perdreaux dodus à la chair fondante, bien dorés par une lente cuisson dans une cocotte en terre et accompagnés de délicieux raisins blancs du Tessin italien qui crevaient sous la dent en vous inondant la bouche de jus chaud et sucré.
Le docteur ne parut pas étonné que Claudia m’ait posé un lapin.
– C’est une curieuse fille, imprévisible, lunatique. Personnellement je ne m’y fierais pas. A partir du moment où elle fait bien son travail, sa vie privée ne nous regarde pas. Elle est travailleuse, courageuse. Quelques patients se sont plaints de son autoritarisme, mais une infirmière a besoin d’avoir de l’autorité. Elle prépare ses examens, elle sera certainement diplômée l’an prochain. C’est peut-être, justement, parce que vous lui plaisez qu’elle a pris la fuite.
Il m’avait adressé un clin d’œil en riant dans sa barbiche.
– Sans doute a-t-elle eu peur du beau mais dangereux « Séducteur Parisien »?
Il avait levé son verre pour fredonner, en français:
Dans les salons au temps de Maupassant
Sur Bel Ami chaque femme en passant
Se retournait, espérant la promesse
De son regard doux comme une caresse
Ne tenant nullement rigueur à Claudia de sa défection, je m’étais abstenu de mentionner sa tentative de domination lorsqu’elle m’avait administré mon lavement. Certes, par ses paroles délibérément grondeuses et sévères, par ses attouchements ouvertement sexuels, elle avait dépassé les limites que se permet normalement une infirmière dans l’exercice de ses fonctions. Son regard disait qu’elle ne faisait pas que plaisanter. Étant moi-même branché Dom/Soum depuis mon plus jeune âge, je sais flairer cette tendance chez les autres. Oui, Claudia Sgambani était manifestement une dominatrice. Elle m’avait testé. Probablement avait-elle envisagé une expérience plus ou moins BDSM avec moi. Puis elle avait du abandonner ce projet, estimant que je n’étais pas un partenaire valable pour ce genre de jeux. Peut-être aussi avait-elle éprouvé, brièvement, l’envie d’être soumise, pour rapidement se raviser et faire machine arrière quand sa nature avait repris le dessus? C’était son droit le plus absolu. Quoiqu’il en soit, je ne voulais pas risquer de lui faire du tort à l’hôpital. Je décidai que ce qui s’était passé dans ma chambre devait rester entre nous.
Le lendemain je fumais une Gauloise, assis devant l’auberge sur un banc de bois verni, entre les bordures fleuries et les lauriers roses dans leurs bacs, quand je vis la vieille Ford rouge d’Andreas monter la côte à vive allure, traînant sa remorque qui tanguait dans les virages. L’aubergiste était parti de bonne heure pour acheter des matériaux de construction en ville. Son freinage brutal souleva un nuage de poussière quand les pneus mordirent l’allée gravillonnée. Il sortit de l’auto tout surexcité, brandissant un journal :
– Susanne!! Victor!! … Ah! ben ça alors!!!
Il entra en coup de vent dans la cuisine, posa le journal ouvert sur la table, se laissa tomber sur une chaise, s’épongea le front en bégayant :
– Ça alors!!… Ça alors!!…
Nous nous sommes penchés par-dessus son épaule, Susanne et moi. Nos têtes se frôlaient. Andreas posa son doigt sur un article, à la page des faits divers.
LA JUDOKA TERRASSE SES AGRESSEURS ET LES LIVRE À LA POLICE
Le bref article donnait peu de détails, suffisamment toutefois pour nous faire courir quelques frissons glacés le long de la colonne vertébrale. Deux individus, connus pour leurs sympathies hitlériennes, avaient enlevé une aide soignante à l’hôpital de Rappenhof. La victime, ceinture noire de judo, avait réussi à se libérer de ses liens, avait neutralisé ses assaillants par quelques prises foudroyantes. Quand la police était arrivée, elle n’avait eu qu’à cueillir les deux malfrats, attachés à de gros piliers de ciment et ficelés comme des saucissons.
Sepp Auerbach, du canton de Saint-Gall, et Miloch Zlataric, du canton d’Appenzell, ont été écroués à la maison d’arrêt de Saint-Gall pour association de malfaiteurs, coups et blessures et tentative d’enlèvement.
Nous nous sommes regardés tous les trois. Le silence était si épais qu’on aurait pu le couper au couteau.
– Tu crois que c’est cette Claudia qui t’a soignée? finit par me demander Susanne.
– Bien sûr c’est elle!! Qui veux-tu que ce soit d’autre? On l’a fait enlever pour qu’elle ne vienne pas à notre rendez-vous de samedi.
– Mais pourquoi?
– Je n’en sais rien. Simplement ça saute aux yeux: quelqu’un ne veut pas que nous nous rencontrions.
– Sepp?
Andreas avança sa lèvre inférieure et fit « non » de la tête.
– Sepp n’est, et ne sera jamais qu’un exécutant. Il est incapable de monter un coup de cette envergure par ses propres moyens.
– Alors la Niedbürh?
Je haussai les épaules en signe d’ignorance.
– Possible. Mais ça ne m’étonnerait pas que les ordres viennent de beaucoup plus haut. Je suis sur la liste noire des nazis. Ils n’ont jamais digéré mes enquêtes sur le réarmement allemand, sur le rôle de l’aviation allemande en Espagne. Ils pourraient bien se servir de Leni pour m’attirer dans un piège.
Jusqu’à l’année dernière, L’auberge Gasthof Zahnradbahn était trop élevée en altitude pour avoir le téléphone: ce n’est qu’en 1937 que les lignes sont montées au dessus de 1 500 mètres. L’installation, toute neuve, faisait le bonheur des aubergistes qui pouvaient, enfin, donner et recevoir des appels, et surtout prendre par téléphone les réservations de leurs clients, pour la plupart des habitués qui revenaient tous les ans. Andreas a tiré vers lui le gros appareil noir, posé sur le comptoir du bar. Il a fait le 19 à Rappenhof et le standard l’a branché sur le cabinet du docteur Pfaff . Par chance, le docteur y était. Il a pu nous donner une version plus complète et plus détaillée de cet enlèvement dont tout le monde parlait en ville.
Comme j’en avais la certitude, la judoka à la fois victime et victorieuse était bien Claudia Sgambani. Ses agresseurs, habillés en infirmiers, l’avaient poussée dans les toilettes et lui avaient appliqué un tampon de chloroforme sur le visage. Pour l’emporter endormie, ils n’avaient eu qu’à la coucher sur une civière et emprunter le monte-charge. Personne n’avait prêté attention à deux infirmiers roulant une malade à travers les couloirs de l’hôpital…
Claudia est déposée, ligotée et bâillonnée, dans une bergerie en pleine montagne. A force de contorsions, elle parvient à se débarrasser de ses liens, défaisant d’abord les nœuds des poignets avec ses dents, puis libérant ses pieds et ses jambes. Sepp Auerbach et Miloch Zlataric jouent aux cartes dans la pièce à côté. Elle s’embusque derrière la porte et se met à hurler. Ses gardiens se précipitent, ne comprenant pas comment elle a pu enlever son bâillon, prêts à lui administrer une raclée pour la faire taire… Clack, du tranchant de la main… Pluck, du bout de l’ongle sur un point névralgique d’acupuncture… Les deux malfaiteurs neutralisés, non seulement elle les ligote bien serrés, mais elle les attache, debout, aux piliers de la grange, séparés de plusieurs mètres. Elle descend à travers les alpages jusqu’à ce qu’elle aperçoive un village où elle raconte son aventure. Une demi-heure plus tard, la police est sur les lieux.
– Demandez au docteur où est Claudia? soufflai-je à Andreas.
– Où est Claudia? demanda-t-il dans le cornet accoustique.
– Sans doute chez elle. Mais elle n’a pas le téléphone.
Je fis signe à Andreas de me passer l’appareil.
– Bonjour docteur, c’est Victor… Quand vous aurez l’occasion de voir mademoiselle Sgambani, dites lui s’il vous plaît que je veux la revoir… Après ce qui vient d’arriver, il faut absolument que je lui parle. C’est évidemment pour l’empêcher de venir à notre rendez-vous qu’ils l’ont enlevée.
– M’autorisez-vous à lui donner votre adresse?
– Bien entendu!! Gasthof Zahnradbahn… Chez Susanne et Andreas Ehringer.
Je n’eus pas longtemps à attendre.
On était en début ou en milieu d’après-midi. J’étais dans ma chambre, en train d’écrire l’ébauche de mon prochain article sur la réactivation par les Allemands des forts autrichiens du Vorarlberg. Un ronflement grave, devenant graduellement moelleux, modulé à mesure que sa tonalité s’élevait, m’attira à la fenêtre.
Putain… La belle moto!!!
C’était la deuxième que je voyais. Une Della Ferrera « Cantarina » (Chanteuse) ainsi nommée, justement, parce que son moteur « chantait » quand on mettait les gaz, exécutant une véritable mélodie en traversant les divers registres de sonorités, depuis le grave profond du ralenti jusqu’au staccato suraigu des pistons hurlant à 8 000 tours/minute. Dans la « Cantarina », les ingénieurs italiens avaient réussi l’alliance peu évidente d’une superbe mécanique avec le bel canto: basse au démarrage – tenor aux accélérations – soprano à son régime maxi. Seul le moteur compressé de la Bugatti type 35 pouvait prétendre à une semblable musicalité. Le 14 juillet 1929, j’étais sur le circuit du Nürburgring lorsque Louis Chiron avait remporté le Grand Prix d’Allemagne sur une « 35 ». Après la course je m’étais même assis quelques instants au volant.
La « Cantarina » qui venait de s’arrêter devant l’auberge était dotée d’un impressionnant carénage aérodynamique rouge éclatant, le long duquel couraient de longues flammes orange et jaune. Sa plaque d’immatriculation était suisse.
Le motard – sans doute un touriste – la mit sur béquilles et entra dans l’auberge. Il portait une combinaison de cuir noir, des gants à crispins, d’énormes lunettes protectrices et un casque.
Della Ferrara. « LA » moto italienne de prestige. Le top du top. 1394cc en V à soupapes culbutées. La « Cantarina » avait été présentée au Salon de Turin 1931.
– Victor!!… Quelqu’un te demande en bas.
C’était la voix de Susanne.
– J’arrive…
Assis jambes croisées dans l’un des fauteuils de l’entrée, le motard avait enlevé ses lunettes et son casque.
C’était Claudia.
Je dus avoir l’air particulièrement idiot car elle éclata de rire en me voyant.
J’étais tellement surpris que je ne sus que dire bêtement:
– C’est à vous la moto?
– Après ce que je viens de subir à cause de toi, tu ne crois pas qu’on pourrait se tutoyer?
– La maison offre le champagne, clama Susanne.
Elle courut à la cave, le nœud de son tablier sautillant sur ses fesses rondes.
– Vous… Tu… Tu es ceinture noire de judo?
– Deuxième dan. Heureusement pour moi, sinon je serais encore en train de jouer les donzelles en détresse sur la paille d’une bergerie en montagne.
– Ils t’ont fait mal?
– Ben… C’est pas très plaisant de se faire chloroformer, tu sais.
Andreas est venu nous rejoindre. Éternellement en habits blancs de maçon, il avait du ciment dans les cheveux. Claudia a ôté sa lourde combinaison de moto. Dessous elle portait un pantalon de gabardine beige, un maillot en jersey rouille et un collier de corail. Nous nous sommes assis tous les quatre autour d’une table sur la terrasse. Le bouchon de champagne a fait plop!
Claudia a levé sa coupe. Elle m’a regardé fixement, étrangement.
– Á Leni.
Nous l’avons imitée.
– Á Leni.
Andreas regardait ses pieds. Suzanne regardait Claudia qui semblait compter les bulles dans sa coupe. Nous avions tous conscience d’un malaise.
Je massai ma nuque raide, encore mal remis de mes émotions.
– Alors tu sais…??
– J’en savais déjà certains bouts quand mes agresseurs sont passés à table. Puis le docteur Pfaff a complété les morceaux du puzzle qui me manquaient. Mon enlèvement est de toute évidence lié au sauvetage de ta fiancée. Ils savent que tu veux aller la chercher en Autriche. Mais ils ne savent pas où.
– Toi, tu sais où est Leni?
– A Imstersee, chez les « Vieux Croyants ». Le docteur Pfaff me l’a dit.
– Mais ça tu l’as appris APRÈS ton enlèvement.
– Oui.
– Alors pourquoi t’ont-ils enlevée, si ce n’était pas pour te faire parler?
– Pour m’empêcher de venir à notre rendez-vous de samedi dernier. Ils savent que je vais souvent en Autriche. Ils ont pensé que j’avais le ticket pour toi, que je deviendrais ta maîtresse et que je te proposerai mes services pour aller chercher Leni. J’ai déjà participé à quelques évasions…
Elle rit – un rire qui me fit penser à une hyène.
– Ils connaissent aussi mon terrain de chasse…
J’écartai les bras, les paumes tournées vers le haut en signe d’incompréhension.
– Nous marchions dans le parc de l’hôpital quand je t’ai invitée à dîner. Qui pouvait savoir que je devais passer te prendre à la bibliothèque ce soir là?
– Je ne me suis pas suffisamment méfiée. Si j’étais un homme je mériterais une bonne déculottée.
Une lueur dangereuse traversa ses yeux noirs.
– … Seulement je ne suis pas un homme. JE SUIS UNE FEMME!!!
Susanne et Andreas s’échangèrent un regard en coulisse.
– Tu as parlé de notre rendez-vous à tes collègues?
– L’équipe de nuit prenait le café dans la salle des infirmières. Les filles ont commencé à me mettre en boîte parce que je soignais le « Français »… Pas mal le mec, tu ne trouves pas? … Moi j’peux te dire qu’il me plairait bien… Comment s’est-il comporté quand tu lui as donné son lavement?… Ça fait toujours de l’effet aux hommes quand nous leur mettons la canule dans le cul… Je parie que tu l’as branlé?… Quand tu es sortie de sa chambre, tu as changé de tablier, c’est Helga qui me l’a dit… Où c’est qu’il t’a envoyé son sperme, sur la bavette ou sur la jupe?… C’est pour quand la baise, ma p’tite Claudia?… Une bonne baise à la française… Avec des « chatouilleurs parisiens » tout autour de la verge…
Du dos de sa main droite elle fit le geste de se raser la joue.
– La barbe de ces connes!! J’en ai eu marre de leurs vannes idiotes. Je leur ai dit oui… Ben oui… OUI… Je plais sûrement au Français puisqu’il m’a invité à souper. NA! Nous allons au restaurant ensemble samedi soir. NA! Je peux aussi vous dire qu’il m’a déjà mis la main à la culotte. NA! Ça leur a rivé leur clou.
Susanne se pencha vers elle, coupe de champagne en main.
– C’est donc une des femmes présentes cette nuit là qui aura prévenu les nazis.
– Je sais qui c’est. Louise Regner. Une assistante de réanimation. Kristine Niedbürh a été arrêtée, elle a donné tout son réseau au juge d’instruction.
Susanne lui a fait couler un bain. Avant dîner, je suis allé marcher seul en montagne. Le temps commençait à sérieusement se rafraîchir. A la chapelle Saint-Côme, j’ai suivi le sentier que j’avais pris pour aller aux champignons. Il n’y avait plus une seule girolle dans le bois de conifères. Par contre, les pleurotes orangés formaient de nombreux « cercles de sorcières » à la base des troncs d’arbres.
Quand je suis redescendu, j’ai vu Claudia qui venait à ma rencontre. Elle portait une chemise de bûcheron en épais lainage à carreaux rouges et noirs; un pantalon en loden serré par un large ceinturon; des bottes de travail avachies.
– Chapeau pour la moto!!… Tu dois être la seule aide soignante en Suisse qui roule en « Cantarina ».
– Elle était aux enchères dans une saisie des douanes. Elle a six ans et 210 000 kilomètres. J’ai fait un emprunt pour l’acheter.
– Elle roule bien?
– Sur du velours. J’ai refait entièrement le moteur moi-même. Je suis allée à l’usine, dans les faubourgs de Turin. Les fabricants ont été très chouettes, ils m’ont donné des plans, des indications, même des pièces. En fait c’est un petit atelier où tout le monde travaille en famille. Tous des amoureux de belle mécanique. Ils m’ont dit que je pouvais revenir quand je voulais, ils seront toujours contents de pouvoir m’aider. Ils sont heureux de savoir que les motos qu’ils ont fabriquées sont aimées et bichonnées par leurs propriétaires.
– Tu fais des cross? Des rallies?
– Je ne cherche plus la compétition. Mon plaisir maintenant, c’est de partir seule sur les routes… Voir du pays… Visiter des villes… Découvrir des auberges sympas… Goûter la cuisine régionale… Prendre l’apéro à la terrasse des cafés… Draguer…
– Des hommes ou des femmes?
– Les deux, selon mon humeur.
– Qui es-tu quand tu dragues: le mec ou la fille?
Au lieu de répondre, elle m’a montré une pierre plate en bordure du chemin.
– Asseyons-nous là un instant. Je crois que tu ne comprends pas très bien…
– Sans me prendre pour une lumière, je ne pense pas être complètement idiot. Si tu m’expliques, je comprendrai peut-être.
– Justement!!
Un scarabée doré traversait la pierre. Du bout de son doigt elle l’a retourné sur le dos. L’insecte immobilisé agitait désespérément ses pattes.
– Justement. Il est bien là le drame… MON drame!! Ce que je voudrais, c’est que tu comprennes sans que j’ai besoin de rien t’expliquer. Que tu comprennes DE TOI-MEME. Mais ça c’est très difficile. Les hommes sont tellement infatués d’eux-mêmes!!
Elle parlait en regardant le scarabée qui se débattait sans parvenir à se remettre sur ses pattes.
– Tu sais ce que je t’ai fait dans ta chambre d’hôpital, n’est-ce pas Victor?
– Oui.
– Dis le.
– Tu m’as donné un lavement.
Elle s’est tournée face à moi pour me regarder dans les yeux.
– Ne chuchote pas entre tes dents, je te prie. Parle distinctement. Redis le à voix haute, que j’entende bien.
– TU M’AS DONNÉ UN LAVEMENT.
– Ne t’ai-je pas aussi menacé de quelque chose si tu ne laissais pas sagement lavementer comme un garçon obéissant?
– Si.
– De quoi t’ai-je menacé, Victor?
– D’une fessée.
– N’est-ce pas précisément en réponse à cette menace que tu t’es mis à bander? Ou bien l’ai-je rêvé?
– ……………
– Tu as perdu ta langue, Victor.
– Tu n’as pas rêvé. Oui, j’ai effectivement bandé. Mais c’était parce que tu avais baissé mon pantalon de pyjama… Parce que je te montrais mon cul… Parce que tu écartais ma raie poilue et tes doigts frôlaient mes couilles… Parce que tu es une très jolie femme, Claudia… Je te trouvais follement désirable dans ta blouse bleue et ton tablier blanc, coiffée de ton serre-tête… Je voulais te baiser… Là, sur le lit, blouse et tablier troussés… Te mettre ma grosse bite… Te l’enfoncer jusqu’au plus profond de ton ventre… Ton ventre de jolie femme en tablier qui frétille et écarte ses cuisses… Les écarte parce qu’elle veut jouir sous la bite… LÀ… Tu la comprends, celle-là?
Elle a éclaté de rire.
– Trouve-toi bien des excuses pour protéger ton orgueil de mâle… Vous êtes bien tous les mêmes, les hommes!! Tu me déçois comme beaucoup d’autres avant toi m’ont déçue. Je ne t’en veux pas. Ce n’est pas ta faute si tu es incapable de me comprendre. O.K.… O.K.…
Son ricanement s’est terminé dans un profond soupir. Le buste en avant, les coudes sur ses genoux, la tête pendante, elle avait l’air accablée.
– O.K. Je vais donc t’expliquer pourquoi je suis venue, Victor. Quand le docteur Pfaff m’a donné ton adresse, j’ai hésité. Tu me plais. Et c’est précisément parce que tu me plaisais que je craignais l’échec. Mais d’un autre côté celui qui ne tente rien n’obtiendra jamais rien, pas vrai? Alors je suis venue. Pour te faire une proposition.
– Dis.
– Je peux t’aider à faire passer ta fiancée en Suisse.
– M’aider comment?
– D’abord en prenant contact avec elle. La frontière est surveillée, mais elle n’est pas fermée. Je peux aller en Autriche avec mon passeport. J’y vais d’ailleurs assez souvent. Les douaniers et les gardes-frontière me connaissent. Je peux remettre une lettre à Leni. Lui transmettre tes instructions. Le jour convenu, je la prendrai sur ma moto et je l’amènerai jusqu’à un point de passage où tu l’attendras.
– Quel point?
– Nous l’étudierons ensemble. La frontière est longue et la montagne est vaste. Ça ne sera pas difficile de trouver un point de ralliement.
– Tu me remettrais Leni en Autriche ou en Suisse?
– En Autriche, bien évidemment!! Même si la « Cantarina » était une moto de cross – ce qu’elle n’est pas – elle ne pourrait ni escalader les rochers ni dévaler les glaciers. Je pourrais conduire Leni de Imstersee à la frontière. Je rentre ensuite par la route, toute seule. Je passe normalement le contrôle, personne n’a aucune raison de me soupçonner. À partir de là, ça sera à toi de jouer.
– Sur la frontière, dis-tu ?
– En tout cas tout près. Vous n’auriez plus qu’à traverser.
– Pourquoi ferais-tu ça pour moi?
– Pour un prix.
– Combien?
– Cinquante.
J’ai cru qu’elle se fichait de moi.
– Cinquante francs suisses!! Ça couvrira à peine ton essence. Qu’est-ce que c’est que cette histoire? Quelle couleuvre essaies-tu de me faire avaler?
– Qui te parle de francs…
– Alors cinquante quoi?
– Coups de fouet.
– HEIN??
– Tu as très bien entendu.
– Qu’est-ce qui te prend? Tu déraisonnes ou quoi…
– Pas plus que toi quand tu joues les caïds en essayant de m’impressionner.
– Et c’est pour me dire ça que tu es venue à l’auberge?
– Tout à fait.
– Cinquante coups de fouet?
– Pas un de plus, pas un de moins.
– Elle t’est venue quand cette idée?
– Quand j’ai appris pourquoi on m’avait enlevée. Tu ne trouveras personne pour faire passer ta Leni, entre toi bien ça dans le crâne. Absolument personne. Ni dans le canton de Saint-Gall, ni dans celui d’Appenzell, ni dans celui des Grisons. Quel que soit le prix que tu payes, ils refuseront tous. Parce que les nazis t’ont mis à l’index. Celui qui travaillerait pour toi verrait ses vaches crever, sa ferme incendiée, sa femme violée ou tuée. Les hitlériens règnent par la terreur, tu le sais bien. Tu es totalement isolé et impuissant ici, Victor. Je suis venue te proposer ce marché, en fin de compte pas plus malhonnête qu’un autre. Á prendre ou à laisser.
– La main me démange… Me démange…!!!
– Je le sais. Simplement je la laisserais me démanger si j’étais toi.
– Pourquoi, je te prie?
– Pour deux raisons. La première: je suis ceinture noire. Avant même que tu ais levé le bras pour me battre, je t’aurai cassé le poignet, le coude et démis l’omoplate. La deuxième: les nazis ne savent pas où est Leni. Moi je le sais.
– Du chantage maintenant?
– La fin justifie les moyens.
– Tu es une belle garce, Claudia.
– Tu n’es pas le premier à me le dire.
Elle a posé son pouce sur le scarabée renversé et l’a écrasé.
– C’est quand tu m’as donné mon lavement que cette envie t’a prise?
– Oui… Oh oui!!… Tu es macho, arrogant, imbu de ta stupide supériorité de mâle… J’ai tout de suite eu envie de te dominer. Rien qu’en te voyant. Ton corps. Ton physique. Tes épaules. Ta belle petite gueule de maque. Au pied!! Couché!! Au pied et le fouet. C’est ça que je veux te donner. Le fouet. C’est ça qui dégonflera ton ego bouffi de mec à la redresse. LE FOUET. Tout nu. Á poil. Et sais-tu ce que je ferais, Victor, après t’avoir administré cinquante coups de fouet sur ton cul, sur tes reins, sur tes cuisses? Non, tu ne le sais pas? Eh bien je vais te le dire, mon petit Victor… Je mettrai une ceinture autour de ma taille. Un grosse ceinture de cuir, large de huit centimètres, que l’on boucle derrière le dos, au creux des reins. Pourquoi la boucle-t-on par derrière, cette ceinture? As-tu une idée, Victor? Non? Oh, allez… Un peu d’imagination, voyons!! Quelle ignorance de la part d’un homme qui a vu tant de choses, qui a voyagé dans tellement de pays… Cette ceinture se boucle par derrière parce qu’elle est équipé sur le devant par un objet assez volumineux. Quelque chose qui ressemble énormément à un pénis. Oui, un pénis en pleine érection. Une bite qui bande dur… D’autant plus dur qu’elle en buis poli!!! Et qui la portera cette grosse bite bien dure? C’est Claudia. La petite aide soignante du service de gastro-entéro. Quand le beau Victor aura été fouetté comme il mérite de l’être, c'est-à-dire sans faiblesse ni rémission par sa dominatrice sévère, Claudia lui fera porter un tablier. Un coquet tablier de femme en cretonne à fleurs. La bavette ornée de bouillons. La jupe évasée cerclée d’un grand volant froncé. Le nœud sur les reins ressemblant aux ailes d’un énorme papillon. Victor… Victor FOUETTÉ recevra l’ordre de se courber en avant, la bavette du tablier à plat sur la table. Sa dominatrice sévère viendra se positionner derrière lui. Sa dominatrice QUI BANDE lui écartera la raie du cul. Et elle L’ENCULERA AU GODEMICHÉ en grattant les marques du fouet avec ses ongles.
Ella a essuyé son pouce sur une plaque de mousse.
En bas de la pente tapissée d’herbes folles, constellée de boutons d’or et de gentianes bleues, l’auberge avait l’air d’une maison de poupée. Sur la terrasse, Susanne nous adressait de grands signes pour nous avertir que le dîner était prêt.
Claudia commença à descendre le sentier escarpé. Au bout de quelques pas, elle tourna la tête pour me dire par-dessus son épaule :
– Viens me donner ta réponse ce soir, dans ma chambre.
Je me suis levé à mon tour.
Sur la pierre, il ne restait que des débris de carapace mordorée et quelques pattes engluées dans une bouillie jaunâtre.– Enfin, c'est à peine croyable!!
Je m'énervais.
– Les nazis sont si puissants que ça en Suisse alémanique?
– En nombre, non. En force, oui.
Andreas tapa plusieurs fois la canalisation de sa clé à molette. Un son clair et franc nous indiqua qu'elle était débouchée. Assis par terre, le tuyau de fonte solidement maintenu entre mes jambes, j'aidais l'aubergiste à refaire les joints.
– Le drame de la Suisse est très exactement, à petite échelle, une reproduction fidèle du drame que vivent actuellement les démocraties occidentales. Les nazis sont peu nombreux chez nous : à peine 5% de la population. Seulement ils sont extrêmement actifs et organisés. Ils font du bruit, collent des affiches, parlent à la radio, tempêtent, menacent… Du coup tout le monde courbe l’échine et ferme sa gueule. Passe moi le chatterton, s’il te plaît.
Il enduisit le joint de glue et l’emmaillota.
– Même chose en France, en Angleterre … Kif-kif en Belgique, Pays-Bas, Danemark. Très peu de gens sont pour Hitler. Mais il leur fout une telle trouille qu’ils se la bouclent et le laissent faire. Vous savez, tous ceux qu’on appelle la « majorité silencieuse »… Des moutons qui savent qu’on va les tondre mais ne réagissent pas. Des veaux se laissant mener à l’abattoir. Une Europe unie, forte et décidée, pourrait facilement stopper ce fou avant qu’il ne soit trop tard. Seulement le spectre de la guerre fait si peur que tout le monde s’écrase.
J’approuvai vigoureusement.
– Tout le monde s’écrase, sans comprendre qu’Hitler compte, précisément, sur nos lâchetés et nos indécisions pour nous envahir sans rencontrer de résistance digne de ce nom. Il fait croire au monde qu’il est l’ogre aux bottes de sept lieues. Alors que, concrètement, statistiquement parlant, il est un pantin que les démocraties pourraient encore abattre si elles faisaient front commun et lui opposaient une politique de fermeté.
Un faucon planait au dessus des alpages, ailes calées dans le vent, cherchant un lapin ou une marmotte.
– Voyez-vous, Victor, il faut aussi comprendre pourquoi les frontaliers ne veulent pas se mouiller. Si Hitler gagne – ce qui semble être le cas pour l’instant – ils n’ont pas envie que l’armée allemande fasse cesser leurs trafics. Les contrebandiers sont pour la plupart des petits fermiers pauvres, ou des bergers. La fraude est leur principale source de revenus. L’alcool clandestin aussi. Les forêts sont pleines de distilleries où l’on fait essentiellement de l’absinthe interdite. La montagne fournit à profusion toutes les herbes et plantes nécessaires. Le bois pour chauffer les alambics se trouve partout. Prix de revient à peu près nul. Alors qu’une bouteille d’absinthe se vend 20 shillings de l’autre côté de la frontière, entre 30 et 40 schillings à Vienne. C’est là-dessus que jouent les nazis. Ils leur disent: « Quand nous serons au pouvoir, nous protègerons ceux qui ont été avec nous. Mais nous nous montrerons impitoyables envers les fermiers qui auront soutenu les libéraux ou les communistes. Nous les ruinerons et les forcerons à quitter le pays. » Mettez-vous à la place de ces gens. Vous auriez peur vous aussi.
Je fus bien obligé d’en convenir. Eh oui, bien sûr… Andreas cernait parfaitement le problème.
Susanne vint nous appeler pour déjeuner. Elle tenait sa cuillère en bois dans la main droite, la gauche enfoncée dans la poche de son tablier à carreaux beige et rouge. En la regardant, je ne pus m’empêcher de me demander quand elle s’était pris la bite: hier soir ou ce matin? Elle dut lire mes pensées car ses joues s’empourprèrent.
N’ayant plus rien à faire à Rappenhof, j’avais pris congé du docteur Pfaff et de sa gouvernante, les remerciant chaleureusement pour l’aide apportée. Si le plan de Susanne avait pu bien se dérouler, c’était en grande partie grâce à la connivence d’Ambrosius Pfaff qui, mis dans le complot, avait joué le jeu et m’avait fait transporter en ambulance à l’hôpital, sachant pertinemment que mon « empoisonnement » était une couverture, destinée à écarter les soupçons de la mère Niedbürh et de son athlétique greluchon.
Pour notre dernière soirée ensemble, frau Lauterbach avait cuisiné en mon honneur des petits perdreaux dodus à la chair fondante, bien dorés par une lente cuisson dans une cocotte en terre et accompagnés de délicieux raisins blancs du Tessin italien qui crevaient sous la dent en vous inondant la bouche de jus chaud et sucré.
Le docteur ne parut pas étonné que Claudia m’ait posé un lapin.
– C’est une curieuse fille, imprévisible, lunatique. Personnellement je ne m’y fierais pas. A partir du moment où elle fait bien son travail, sa vie privée ne nous regarde pas. Elle est travailleuse, courageuse. Quelques patients se sont plaints de son autoritarisme, mais une infirmière a besoin d’avoir de l’autorité. Elle prépare ses examens, elle sera certainement diplômée l’an prochain. C’est peut-être, justement, parce que vous lui plaisez qu’elle a pris la fuite.
Il m’avait adressé un clin d’œil en riant dans sa barbiche.
– Sans doute a-t-elle eu peur du beau mais dangereux « Séducteur Parisien »?
Il avait levé son verre pour fredonner, en français:
Dans les salons au temps de Maupassant
Sur Bel Ami chaque femme en passant
Se retournait, espérant la promesse
De son regard doux comme une caresse
Ne tenant nullement rigueur à Claudia de sa défection, je m’étais abstenu de mentionner sa tentative de domination lorsqu’elle m’avait administré mon lavement. Certes, par ses paroles délibérément grondeuses et sévères, par ses attouchements ouvertement sexuels, elle avait dépassé les limites que se permet normalement une infirmière dans l’exercice de ses fonctions. Son regard disait qu’elle ne faisait pas que plaisanter. Étant moi-même branché Dom/Soum depuis mon plus jeune âge, je sais flairer cette tendance chez les autres. Oui, Claudia Sgambani était manifestement une dominatrice. Elle m’avait testé. Probablement avait-elle envisagé une expérience plus ou moins BDSM avec moi. Puis elle avait du abandonner ce projet, estimant que je n’étais pas un partenaire valable pour ce genre de jeux. Peut-être aussi avait-elle éprouvé, brièvement, l’envie d’être soumise, pour rapidement se raviser et faire machine arrière quand sa nature avait repris le dessus? C’était son droit le plus absolu. Quoiqu’il en soit, je ne voulais pas risquer de lui faire du tort à l’hôpital. Je décidai que ce qui s’était passé dans ma chambre devait rester entre nous.
Le lendemain je fumais une Gauloise, assis devant l’auberge sur un banc de bois verni, entre les bordures fleuries et les lauriers roses dans leurs bacs, quand je vis la vieille Ford rouge d’Andreas monter la côte à vive allure, traînant sa remorque qui tanguait dans les virages. L’aubergiste était parti de bonne heure pour acheter des matériaux de construction en ville. Son freinage brutal souleva un nuage de poussière quand les pneus mordirent l’allée gravillonnée. Il sortit de l’auto tout surexcité, brandissant un journal :
– Susanne!! Victor!! … Ah! ben ça alors!!!
Il entra en coup de vent dans la cuisine, posa le journal ouvert sur la table, se laissa tomber sur une chaise, s’épongea le front en bégayant :
– Ça alors!!… Ça alors!!…
Nous nous sommes penchés par-dessus son épaule, Susanne et moi. Nos têtes se frôlaient. Andreas posa son doigt sur un article, à la page des faits divers.
LA JUDOKA TERRASSE SES AGRESSEURS ET LES LIVRE À LA POLICE
Le bref article donnait peu de détails, suffisamment toutefois pour nous faire courir quelques frissons glacés le long de la colonne vertébrale. Deux individus, connus pour leurs sympathies hitlériennes, avaient enlevé une aide soignante à l’hôpital de Rappenhof. La victime, ceinture noire de judo, avait réussi à se libérer de ses liens, avait neutralisé ses assaillants par quelques prises foudroyantes. Quand la police était arrivée, elle n’avait eu qu’à cueillir les deux malfrats, attachés à de gros piliers de ciment et ficelés comme des saucissons.
Sepp Auerbach, du canton de Saint-Gall, et Miloch Zlataric, du canton d’Appenzell, ont été écroués à la maison d’arrêt de Saint-Gall pour association de malfaiteurs, coups et blessures et tentative d’enlèvement.
Nous nous sommes regardés tous les trois. Le silence était si épais qu’on aurait pu le couper au couteau.
– Tu crois que c’est cette Claudia qui t’a soignée? finit par me demander Susanne.
– Bien sûr c’est elle!! Qui veux-tu que ce soit d’autre? On l’a fait enlever pour qu’elle ne vienne pas à notre rendez-vous de samedi.
– Mais pourquoi?
– Je n’en sais rien. Simplement ça saute aux yeux: quelqu’un ne veut pas que nous nous rencontrions.
– Sepp?
Andreas avança sa lèvre inférieure et fit « non » de la tête.
– Sepp n’est, et ne sera jamais qu’un exécutant. Il est incapable de monter un coup de cette envergure par ses propres moyens.
– Alors la Niedbürh?
Je haussai les épaules en signe d’ignorance.
– Possible. Mais ça ne m’étonnerait pas que les ordres viennent de beaucoup plus haut. Je suis sur la liste noire des nazis. Ils n’ont jamais digéré mes enquêtes sur le réarmement allemand, sur le rôle de l’aviation allemande en Espagne. Ils pourraient bien se servir de Leni pour m’attirer dans un piège.
Jusqu’à l’année dernière, L’auberge Gasthof Zahnradbahn était trop élevée en altitude pour avoir le téléphone: ce n’est qu’en 1937 que les lignes sont montées au dessus de 1 500 mètres. L’installation, toute neuve, faisait le bonheur des aubergistes qui pouvaient, enfin, donner et recevoir des appels, et surtout prendre par téléphone les réservations de leurs clients, pour la plupart des habitués qui revenaient tous les ans. Andreas a tiré vers lui le gros appareil noir, posé sur le comptoir du bar. Il a fait le 19 à Rappenhof et le standard l’a branché sur le cabinet du docteur Pfaff . Par chance, le docteur y était. Il a pu nous donner une version plus complète et plus détaillée de cet enlèvement dont tout le monde parlait en ville.
Comme j’en avais la certitude, la judoka à la fois victime et victorieuse était bien Claudia Sgambani. Ses agresseurs, habillés en infirmiers, l’avaient poussée dans les toilettes et lui avaient appliqué un tampon de chloroforme sur le visage. Pour l’emporter endormie, ils n’avaient eu qu’à la coucher sur une civière et emprunter le monte-charge. Personne n’avait prêté attention à deux infirmiers roulant une malade à travers les couloirs de l’hôpital…
Claudia est déposée, ligotée et bâillonnée, dans une bergerie en pleine montagne. A force de contorsions, elle parvient à se débarrasser de ses liens, défaisant d’abord les nœuds des poignets avec ses dents, puis libérant ses pieds et ses jambes. Sepp Auerbach et Miloch Zlataric jouent aux cartes dans la pièce à côté. Elle s’embusque derrière la porte et se met à hurler. Ses gardiens se précipitent, ne comprenant pas comment elle a pu enlever son bâillon, prêts à lui administrer une raclée pour la faire taire… Clack, du tranchant de la main… Pluck, du bout de l’ongle sur un point névralgique d’acupuncture… Les deux malfaiteurs neutralisés, non seulement elle les ligote bien serrés, mais elle les attache, debout, aux piliers de la grange, séparés de plusieurs mètres. Elle descend à travers les alpages jusqu’à ce qu’elle aperçoive un village où elle raconte son aventure. Une demi-heure plus tard, la police est sur les lieux.
– Demandez au docteur où est Claudia? soufflai-je à Andreas.
– Où est Claudia? demanda-t-il dans le cornet accoustique.
– Sans doute chez elle. Mais elle n’a pas le téléphone.
Je fis signe à Andreas de me passer l’appareil.
– Bonjour docteur, c’est Victor… Quand vous aurez l’occasion de voir mademoiselle Sgambani, dites lui s’il vous plaît que je veux la revoir… Après ce qui vient d’arriver, il faut absolument que je lui parle. C’est évidemment pour l’empêcher de venir à notre rendez-vous qu’ils l’ont enlevée.
– M’autorisez-vous à lui donner votre adresse?
– Bien entendu!! Gasthof Zahnradbahn… Chez Susanne et Andreas Ehringer.
Je n’eus pas longtemps à attendre.
On était en début ou en milieu d’après-midi. J’étais dans ma chambre, en train d’écrire l’ébauche de mon prochain article sur la réactivation par les Allemands des forts autrichiens du Vorarlberg. Un ronflement grave, devenant graduellement moelleux, modulé à mesure que sa tonalité s’élevait, m’attira à la fenêtre.
Putain… La belle moto!!!
C’était la deuxième que je voyais. Une Della Ferrera « Cantarina » (Chanteuse) ainsi nommée, justement, parce que son moteur « chantait » quand on mettait les gaz, exécutant une véritable mélodie en traversant les divers registres de sonorités, depuis le grave profond du ralenti jusqu’au staccato suraigu des pistons hurlant à 8 000 tours/minute. Dans la « Cantarina », les ingénieurs italiens avaient réussi l’alliance peu évidente d’une superbe mécanique avec le bel canto: basse au démarrage – tenor aux accélérations – soprano à son régime maxi. Seul le moteur compressé de la Bugatti type 35 pouvait prétendre à une semblable musicalité. Le 14 juillet 1929, j’étais sur le circuit du Nürburgring lorsque Louis Chiron avait remporté le Grand Prix d’Allemagne sur une « 35 ». Après la course je m’étais même assis quelques instants au volant.
La « Cantarina » qui venait de s’arrêter devant l’auberge était dotée d’un impressionnant carénage aérodynamique rouge éclatant, le long duquel couraient de longues flammes orange et jaune. Sa plaque d’immatriculation était suisse.
Le motard – sans doute un touriste – la mit sur béquilles et entra dans l’auberge. Il portait une combinaison de cuir noir, des gants à crispins, d’énormes lunettes protectrices et un casque.
Della Ferrara. « LA » moto italienne de prestige. Le top du top. 1394cc en V à soupapes culbutées. La « Cantarina » avait été présentée au Salon de Turin 1931.
– Victor!!… Quelqu’un te demande en bas.
C’était la voix de Susanne.
– J’arrive…
Assis jambes croisées dans l’un des fauteuils de l’entrée, le motard avait enlevé ses lunettes et son casque.
C’était Claudia.
Je dus avoir l’air particulièrement idiot car elle éclata de rire en me voyant.
J’étais tellement surpris que je ne sus que dire bêtement:
– C’est à vous la moto?
– Après ce que je viens de subir à cause de toi, tu ne crois pas qu’on pourrait se tutoyer?
– La maison offre le champagne, clama Susanne.
Elle courut à la cave, le nœud de son tablier sautillant sur ses fesses rondes.
– Vous… Tu… Tu es ceinture noire de judo?
– Deuxième dan. Heureusement pour moi, sinon je serais encore en train de jouer les donzelles en détresse sur la paille d’une bergerie en montagne.
– Ils t’ont fait mal?
– Ben… C’est pas très plaisant de se faire chloroformer, tu sais.
Andreas est venu nous rejoindre. Éternellement en habits blancs de maçon, il avait du ciment dans les cheveux. Claudia a ôté sa lourde combinaison de moto. Dessous elle portait un pantalon de gabardine beige, un maillot en jersey rouille et un collier de corail. Nous nous sommes assis tous les quatre autour d’une table sur la terrasse. Le bouchon de champagne a fait plop!
Claudia a levé sa coupe. Elle m’a regardé fixement, étrangement.
– Á Leni.
Nous l’avons imitée.
– Á Leni.
Andreas regardait ses pieds. Suzanne regardait Claudia qui semblait compter les bulles dans sa coupe. Nous avions tous conscience d’un malaise.
Je massai ma nuque raide, encore mal remis de mes émotions.
– Alors tu sais…??
– J’en savais déjà certains bouts quand mes agresseurs sont passés à table. Puis le docteur Pfaff a complété les morceaux du puzzle qui me manquaient. Mon enlèvement est de toute évidence lié au sauvetage de ta fiancée. Ils savent que tu veux aller la chercher en Autriche. Mais ils ne savent pas où.
– Toi, tu sais où est Leni?
– A Imstersee, chez les « Vieux Croyants ». Le docteur Pfaff me l’a dit.
– Mais ça tu l’as appris APRÈS ton enlèvement.
– Oui.
– Alors pourquoi t’ont-ils enlevée, si ce n’était pas pour te faire parler?
– Pour m’empêcher de venir à notre rendez-vous de samedi dernier. Ils savent que je vais souvent en Autriche. Ils ont pensé que j’avais le ticket pour toi, que je deviendrais ta maîtresse et que je te proposerai mes services pour aller chercher Leni. J’ai déjà participé à quelques évasions…
Elle rit – un rire qui me fit penser à une hyène.
– Ils connaissent aussi mon terrain de chasse…
J’écartai les bras, les paumes tournées vers le haut en signe d’incompréhension.
– Nous marchions dans le parc de l’hôpital quand je t’ai invitée à dîner. Qui pouvait savoir que je devais passer te prendre à la bibliothèque ce soir là?
– Je ne me suis pas suffisamment méfiée. Si j’étais un homme je mériterais une bonne déculottée.
Une lueur dangereuse traversa ses yeux noirs.
– … Seulement je ne suis pas un homme. JE SUIS UNE FEMME!!!
Susanne et Andreas s’échangèrent un regard en coulisse.
– Tu as parlé de notre rendez-vous à tes collègues?
– L’équipe de nuit prenait le café dans la salle des infirmières. Les filles ont commencé à me mettre en boîte parce que je soignais le « Français »… Pas mal le mec, tu ne trouves pas? … Moi j’peux te dire qu’il me plairait bien… Comment s’est-il comporté quand tu lui as donné son lavement?… Ça fait toujours de l’effet aux hommes quand nous leur mettons la canule dans le cul… Je parie que tu l’as branlé?… Quand tu es sortie de sa chambre, tu as changé de tablier, c’est Helga qui me l’a dit… Où c’est qu’il t’a envoyé son sperme, sur la bavette ou sur la jupe?… C’est pour quand la baise, ma p’tite Claudia?… Une bonne baise à la française… Avec des « chatouilleurs parisiens » tout autour de la verge…
Du dos de sa main droite elle fit le geste de se raser la joue.
– La barbe de ces connes!! J’en ai eu marre de leurs vannes idiotes. Je leur ai dit oui… Ben oui… OUI… Je plais sûrement au Français puisqu’il m’a invité à souper. NA! Nous allons au restaurant ensemble samedi soir. NA! Je peux aussi vous dire qu’il m’a déjà mis la main à la culotte. NA! Ça leur a rivé leur clou.
Susanne se pencha vers elle, coupe de champagne en main.
– C’est donc une des femmes présentes cette nuit là qui aura prévenu les nazis.
– Je sais qui c’est. Louise Regner. Une assistante de réanimation. Kristine Niedbürh a été arrêtée, elle a donné tout son réseau au juge d’instruction.
Susanne lui a fait couler un bain. Avant dîner, je suis allé marcher seul en montagne. Le temps commençait à sérieusement se rafraîchir. A la chapelle Saint-Côme, j’ai suivi le sentier que j’avais pris pour aller aux champignons. Il n’y avait plus une seule girolle dans le bois de conifères. Par contre, les pleurotes orangés formaient de nombreux « cercles de sorcières » à la base des troncs d’arbres.
Quand je suis redescendu, j’ai vu Claudia qui venait à ma rencontre. Elle portait une chemise de bûcheron en épais lainage à carreaux rouges et noirs; un pantalon en loden serré par un large ceinturon; des bottes de travail avachies.
– Chapeau pour la moto!!… Tu dois être la seule aide soignante en Suisse qui roule en « Cantarina ».
– Elle était aux enchères dans une saisie des douanes. Elle a six ans et 210 000 kilomètres. J’ai fait un emprunt pour l’acheter.
– Elle roule bien?
– Sur du velours. J’ai refait entièrement le moteur moi-même. Je suis allée à l’usine, dans les faubourgs de Turin. Les fabricants ont été très chouettes, ils m’ont donné des plans, des indications, même des pièces. En fait c’est un petit atelier où tout le monde travaille en famille. Tous des amoureux de belle mécanique. Ils m’ont dit que je pouvais revenir quand je voulais, ils seront toujours contents de pouvoir m’aider. Ils sont heureux de savoir que les motos qu’ils ont fabriquées sont aimées et bichonnées par leurs propriétaires.
– Tu fais des cross? Des rallies?
– Je ne cherche plus la compétition. Mon plaisir maintenant, c’est de partir seule sur les routes… Voir du pays… Visiter des villes… Découvrir des auberges sympas… Goûter la cuisine régionale… Prendre l’apéro à la terrasse des cafés… Draguer…
– Des hommes ou des femmes?
– Les deux, selon mon humeur.
– Qui es-tu quand tu dragues: le mec ou la fille?
Au lieu de répondre, elle m’a montré une pierre plate en bordure du chemin.
– Asseyons-nous là un instant. Je crois que tu ne comprends pas très bien…
– Sans me prendre pour une lumière, je ne pense pas être complètement idiot. Si tu m’expliques, je comprendrai peut-être.
– Justement!!
Un scarabée doré traversait la pierre. Du bout de son doigt elle l’a retourné sur le dos. L’insecte immobilisé agitait désespérément ses pattes.
– Justement. Il est bien là le drame… MON drame!! Ce que je voudrais, c’est que tu comprennes sans que j’ai besoin de rien t’expliquer. Que tu comprennes DE TOI-MEME. Mais ça c’est très difficile. Les hommes sont tellement infatués d’eux-mêmes!!
Elle parlait en regardant le scarabée qui se débattait sans parvenir à se remettre sur ses pattes.
– Tu sais ce que je t’ai fait dans ta chambre d’hôpital, n’est-ce pas Victor?
– Oui.
– Dis le.
– Tu m’as donné un lavement.
Elle s’est tournée face à moi pour me regarder dans les yeux.
– Ne chuchote pas entre tes dents, je te prie. Parle distinctement. Redis le à voix haute, que j’entende bien.
– TU M’AS DONNÉ UN LAVEMENT.
– Ne t’ai-je pas aussi menacé de quelque chose si tu ne laissais pas sagement lavementer comme un garçon obéissant?
– Si.
– De quoi t’ai-je menacé, Victor?
– D’une fessée.
– N’est-ce pas précisément en réponse à cette menace que tu t’es mis à bander? Ou bien l’ai-je rêvé?
– ……………
– Tu as perdu ta langue, Victor.
– Tu n’as pas rêvé. Oui, j’ai effectivement bandé. Mais c’était parce que tu avais baissé mon pantalon de pyjama… Parce que je te montrais mon cul… Parce que tu écartais ma raie poilue et tes doigts frôlaient mes couilles… Parce que tu es une très jolie femme, Claudia… Je te trouvais follement désirable dans ta blouse bleue et ton tablier blanc, coiffée de ton serre-tête… Je voulais te baiser… Là, sur le lit, blouse et tablier troussés… Te mettre ma grosse bite… Te l’enfoncer jusqu’au plus profond de ton ventre… Ton ventre de jolie femme en tablier qui frétille et écarte ses cuisses… Les écarte parce qu’elle veut jouir sous la bite… LÀ… Tu la comprends, celle-là?
Elle a éclaté de rire.
– Trouve-toi bien des excuses pour protéger ton orgueil de mâle… Vous êtes bien tous les mêmes, les hommes!! Tu me déçois comme beaucoup d’autres avant toi m’ont déçue. Je ne t’en veux pas. Ce n’est pas ta faute si tu es incapable de me comprendre. O.K.… O.K.…
Son ricanement s’est terminé dans un profond soupir. Le buste en avant, les coudes sur ses genoux, la tête pendante, elle avait l’air accablée.
– O.K. Je vais donc t’expliquer pourquoi je suis venue, Victor. Quand le docteur Pfaff m’a donné ton adresse, j’ai hésité. Tu me plais. Et c’est précisément parce que tu me plaisais que je craignais l’échec. Mais d’un autre côté celui qui ne tente rien n’obtiendra jamais rien, pas vrai? Alors je suis venue. Pour te faire une proposition.
– Dis.
– Je peux t’aider à faire passer ta fiancée en Suisse.
– M’aider comment?
– D’abord en prenant contact avec elle. La frontière est surveillée, mais elle n’est pas fermée. Je peux aller en Autriche avec mon passeport. J’y vais d’ailleurs assez souvent. Les douaniers et les gardes-frontière me connaissent. Je peux remettre une lettre à Leni. Lui transmettre tes instructions. Le jour convenu, je la prendrai sur ma moto et je l’amènerai jusqu’à un point de passage où tu l’attendras.
– Quel point?
– Nous l’étudierons ensemble. La frontière est longue et la montagne est vaste. Ça ne sera pas difficile de trouver un point de ralliement.
– Tu me remettrais Leni en Autriche ou en Suisse?
– En Autriche, bien évidemment!! Même si la « Cantarina » était une moto de cross – ce qu’elle n’est pas – elle ne pourrait ni escalader les rochers ni dévaler les glaciers. Je pourrais conduire Leni de Imstersee à la frontière. Je rentre ensuite par la route, toute seule. Je passe normalement le contrôle, personne n’a aucune raison de me soupçonner. À partir de là, ça sera à toi de jouer.
– Sur la frontière, dis-tu ?
– En tout cas tout près. Vous n’auriez plus qu’à traverser.
– Pourquoi ferais-tu ça pour moi?
– Pour un prix.
– Combien?
– Cinquante.
J’ai cru qu’elle se fichait de moi.
– Cinquante francs suisses!! Ça couvrira à peine ton essence. Qu’est-ce que c’est que cette histoire? Quelle couleuvre essaies-tu de me faire avaler?
– Qui te parle de francs…
– Alors cinquante quoi?
– Coups de fouet.
– HEIN??
– Tu as très bien entendu.
– Qu’est-ce qui te prend? Tu déraisonnes ou quoi…
– Pas plus que toi quand tu joues les caïds en essayant de m’impressionner.
– Et c’est pour me dire ça que tu es venue à l’auberge?
– Tout à fait.
– Cinquante coups de fouet?
– Pas un de plus, pas un de moins.
– Elle t’est venue quand cette idée?
– Quand j’ai appris pourquoi on m’avait enlevée. Tu ne trouveras personne pour faire passer ta Leni, entre toi bien ça dans le crâne. Absolument personne. Ni dans le canton de Saint-Gall, ni dans celui d’Appenzell, ni dans celui des Grisons. Quel que soit le prix que tu payes, ils refuseront tous. Parce que les nazis t’ont mis à l’index. Celui qui travaillerait pour toi verrait ses vaches crever, sa ferme incendiée, sa femme violée ou tuée. Les hitlériens règnent par la terreur, tu le sais bien. Tu es totalement isolé et impuissant ici, Victor. Je suis venue te proposer ce marché, en fin de compte pas plus malhonnête qu’un autre. Á prendre ou à laisser.
– La main me démange… Me démange…!!!
– Je le sais. Simplement je la laisserais me démanger si j’étais toi.
– Pourquoi, je te prie?
– Pour deux raisons. La première: je suis ceinture noire. Avant même que tu ais levé le bras pour me battre, je t’aurai cassé le poignet, le coude et démis l’omoplate. La deuxième: les nazis ne savent pas où est Leni. Moi je le sais.
– Du chantage maintenant?
– La fin justifie les moyens.
– Tu es une belle garce, Claudia.
– Tu n’es pas le premier à me le dire.
Elle a posé son pouce sur le scarabée renversé et l’a écrasé.
– C’est quand tu m’as donné mon lavement que cette envie t’a prise?
– Oui… Oh oui!!… Tu es macho, arrogant, imbu de ta stupide supériorité de mâle… J’ai tout de suite eu envie de te dominer. Rien qu’en te voyant. Ton corps. Ton physique. Tes épaules. Ta belle petite gueule de maque. Au pied!! Couché!! Au pied et le fouet. C’est ça que je veux te donner. Le fouet. C’est ça qui dégonflera ton ego bouffi de mec à la redresse. LE FOUET. Tout nu. Á poil. Et sais-tu ce que je ferais, Victor, après t’avoir administré cinquante coups de fouet sur ton cul, sur tes reins, sur tes cuisses? Non, tu ne le sais pas? Eh bien je vais te le dire, mon petit Victor… Je mettrai une ceinture autour de ma taille. Un grosse ceinture de cuir, large de huit centimètres, que l’on boucle derrière le dos, au creux des reins. Pourquoi la boucle-t-on par derrière, cette ceinture? As-tu une idée, Victor? Non? Oh, allez… Un peu d’imagination, voyons!! Quelle ignorance de la part d’un homme qui a vu tant de choses, qui a voyagé dans tellement de pays… Cette ceinture se boucle par derrière parce qu’elle est équipé sur le devant par un objet assez volumineux. Quelque chose qui ressemble énormément à un pénis. Oui, un pénis en pleine érection. Une bite qui bande dur… D’autant plus dur qu’elle en buis poli!!! Et qui la portera cette grosse bite bien dure? C’est Claudia. La petite aide soignante du service de gastro-entéro. Quand le beau Victor aura été fouetté comme il mérite de l’être, c'est-à-dire sans faiblesse ni rémission par sa dominatrice sévère, Claudia lui fera porter un tablier. Un coquet tablier de femme en cretonne à fleurs. La bavette ornée de bouillons. La jupe évasée cerclée d’un grand volant froncé. Le nœud sur les reins ressemblant aux ailes d’un énorme papillon. Victor… Victor FOUETTÉ recevra l’ordre de se courber en avant, la bavette du tablier à plat sur la table. Sa dominatrice sévère viendra se positionner derrière lui. Sa dominatrice QUI BANDE lui écartera la raie du cul. Et elle L’ENCULERA AU GODEMICHÉ en grattant les marques du fouet avec ses ongles.
Ella a essuyé son pouce sur une plaque de mousse.
En bas de la pente tapissée d’herbes folles, constellée de boutons d’or et de gentianes bleues, l’auberge avait l’air d’une maison de poupée. Sur la terrasse, Susanne nous adressait de grands signes pour nous avertir que le dîner était prêt.
Claudia commença à descendre le sentier escarpé. Au bout de quelques pas, elle tourna la tête pour me dire par-dessus son épaule :
– Viens me donner ta réponse ce soir, dans ma chambre.
Je me suis levé à mon tour.
Sur la pierre, il ne restait que des débris de carapace mordorée et quelques pattes engluées dans une bouillie jaunâtre.
15 La chambre 146Je riais tout seul dans mon lit.
Dans l'un des romans d'Alban Rivière – je ne me souvenais plus lequel – l’œil du cyclope était un objectif photographique. Le boxon pour invertis s’appelait Le Cyclope. Au salon, une fresque murale représentait le fameux cyclope en train de pourchasser de mignons petits pâtres, sur fond d’une campagne qui se voulait olympienne. On se conduisait très mal dans ce salon. Le patron faisait chanter ses riches clients.
Chez moi, ou dans un appartement laissé à ma disposition, je pourrais, bien sûr, planquer un Leica quelque part. Et l’actionner à distance avec l’un des systèmes utilisés pour les photos d’animaux sauvages. Je connais des collègues qui l’ont fait. Ça demande une longue et minutieuse préparation. Le repérage des lieux. Le choix de l’angle de prise de vues. L’installation du matériel. Il est aussi arrivé que tout capote parce que celui ou celle qui devait être photographié avait entendu le déclic de l’appareil.
Il n’en était évidemment pas question dans une chambre d’hôpital où les infirmières entrent et sortent sans arrêt, les médecins font leurs tournées, les femmes d’entretien lavent et nettoient, l’électricien vient réparer une prise, la famille débarque aux heures des visites…
Non, l’idée du docteur Pfaff n’était finalement pas mauvaise.
Après une nième biture qui s’était terminée par une bagarre et une nuit au violon, le petit Gaspar Hettisch est en cure de désintoxication forcée. Il a été hospitalisé à Rappenhof sur ordre du maire. Outre un régime diététique, beaucoup d’exercice au grand air, des mouvements respiratoires, des séances d’hydrothérapie, le traitement comprend des lavements fréquents et généreux: 1,5L pour commencer, allant graduellement jusqu’à 2 litres.
On charge Claudia Sgambani d’exécuter ces opérations.
Gaspar, l’ex amant éconduit de Kristine Niedbürh, érotise à fond sur la domination féminine.
Il est à peu près certain que Claudia va jouer avec lui le jeu qu’elle a joué avec moi. Elle le jouera d’autant plus, et d’autant mieux, qu’avec le petit Gaspar elle trouvera du répondant!!!
Il ne va plus se sentir. Elle non plus.
Selon toute vraisemblance, nous allons avoir un festival de cul en l’air, de doigt ganté enfoncé dans le trou-trou (j’y ai eu droit !), de remontrances et gronderies de toutes sortes quand il se tortillera et fera des manières pour prendre son lavement, de fessée – puisque Gaspar ne demande que ça et s’y prêtera avec délectation. En redemandera même.
Le docteur Pfaff et l’infirmière chef seront dans le couloir en train de discuter de détails du service. Pfaff son stéthoscope autour du cou, la chef prenant des notes sur son bordereau. Tous les deux l’air parfaitement innocents.
Au beau milieu de la fessée ils ouvriront brusquement la porte, feront irruption dans la chambre…
Faite aux pattes, la Sgambani!!!J’avais naturellement raconté à Susanne et Andreas le marché que m’avait proposé Claudia. Tous les deux m’avaient alors poussé à rapporter au docteur Pfaff la façon assez peu professionnelle qu’avait eu envers moi l’aide soignante quand elle était venue irriguer mes boyaux intoxiqués par mon plat de champignons.
– Hé!! Victor… Réveille-toi, mon vieux. Elle essaye d’abord de dominer sexuellement un patient qu’elle est censée soigner… Voyant que ça ne marche pas, elle te fait du chantage pour te contraindre à te soumettre à ses désirs. C’est une vraie salope, cette bonne femme!! Entre personnes consentantes, je peux le comprendre. Mais pas là… Et surtout pas avec les méthodes dégueulasses qu’elle emploie.
– Andreas a raison. Tu penses bien que ce qu’elle a fait avec toi, elle l’a aussi fait avec d’autres. Tu n’es ni le premier, ni le dernier. Et quand elle donne des lavements à des jeunes, des ados? C’est un danger public, cette fille!!
Jusqu’à présent je n’en avais pas parlé, ne voulant pas faire de tort à Claudia. Après sa tentative de me courber sous sa férule et faire de moi son esclave impuissant, soumis au régime des fessées et des lavements, tous mes scrupules s’étaient évanouis. Je n’aime pas les coups bas, les traquenards. Mais si l’on emploi ces méthodes déloyales à mon égard, je suis capable de me servir des mêmes armes que l’adversaire et les retourner contre lui. J’en avais fait l’expérience en Chine où, pris entre la fourberie des nationalistes, la perfidie des communistes, l’hypocrisie des Occidentaux et la duplicité des Japonais, j’avais bien été obligé de mettre ma conscience au placard.
Andreas avait invité son vieil ami à déjeuner. Au moment du café, Ambrosius Pfaff avait haussé les épaules en jouant avec son cure-dents.
– Du point de vue déontologique, mon plan est parfaitement inacceptable. Mais les agissements de cette femme étant tout aussi inacceptables, je pense que nous sommes autorisés à employer certains moyens que la civilité puérile et honnête réprouve. Similia similibus curantur. Ce que vient de me révéler Victor corrobore les plaintes de plusieurs patients. Nous avons exercé une discrète surveillance, sans jamais parvenir à prendre mademoiselle Sgambani « la main dans le sphincter », si j’ose dire. Cette fois, nous allons pouvoir tendre le piège dans lequel elle va tomber.
Il avait pris un morceau de sucre entre deux doigts, l’avait élevé à hauteur de son visage pour le lâcher au dessus de sa tasse.
– … Tomber comme un chancre tombe sous le bistouri.
Son plan ayant été approuvé à l’unanimité, le piège avait donc été tendu comme convenu.
La chambre de Gaspar Hettisch fut placée sous surveillance plusieurs jours de suite. Quand Claudia y entrait, portant le nécessaire à lavement, Magdalena Holzbanner – la Chef – exerçait un discret mais constant contrôle dans le couloir. C’était une grande perche de femme, au visage en lame de couteau, aux mains déformées par les rhumatismes. Ses yeux verts, intelligents et expressifs, captaient l’attention. Elle serrait tellement les cordons de ses tabliers qu’elle s’y trouvait moulée comme dans une gaine. Quand Claudia sortait de chez Gaspar, Magdalena était déjà loin à l’autre bout du couloir…
La Chef faisait chaque soir son rapport au docteur Pfaff.
– Elle lui a encore donné la fessée.
– Ensuite?
– Elle lui a administré son lavement.
– Et après le lavement?
– Une puissante évacuation.
– Ah! Excellente chose, ça. Ces ivrognes ont besoin qu’on leur lave les tripes à grande eau. Mon maître à l’université, le regretté professeur Klopstock, préconisait des lavements à l’eau de Javel pour les alcooliques. C’était en 1882… Imaginez si on allait proposer une telle méthode aujourd’hui!! Mademoiselle Sgambani est-elle sortie immédiatement après cette évacuation?
– Non, docteur.
– Avez-vous pu entendre quelque chose?
Dans leurs rapports professionnels à l’hôpital, il était convenu qu’ils garderaient leurs distances. Elle l’appelait docteur, ou monsieur, et ils se vouvoyaient. Dans l’intimité, leurs rapports étaient différents.
Les prunelles vertes de la chef s’allumèrent. Elle baissa la voix pour répondre:
– Pas vraiment des cris… Plutôt des gémissements étouffés… Je n’ose pas en dire plus, docteur?
– Osez, nurse Holzbanner, osez…
– Il a dit distinctement: « Plus vite!! »
– Voyez-vous ça.
– J’ai pensé au vice solitaire. Mais c’est impossible, puisque le patient n’était pas seul.
– Nous sommes effectivement devant une énigme.
– N’est-ce pas, docteur!!
– Voici ce que nous allons faire, nurse Holzbanner. Demain, je serai dans couloir avec vous. Nous ne bougerons pas pendant la fessée et le lavement. Lorsque nous percevrons ces « gémissements étouffés » que vous avez entendus, nous ouvrirons brusquement la porte et nous entrerons ensemble en criant…
– Haut les mains!!!
– Mais non, voyons!… Vous allez trop souvent au cinéma. Nous crierons d’un ton sévère: « Mademoiselle Sgambani, arrêtez ça tout de suite! »
Le piège fonctionna parfaitement. Prise la main sur la queue du petit Gaspar en cours d’éjaculation, se prenant des giclées de sperme gluant plein son tablier, l’aide soignante était résignée lorsque, le soir du « crime », Ambrosius Pfaff nous l’amena dans sa Wolkswagen Coccinelle.
Le salon de l’auberge servit de salle de tribunal.
Claudia ne chercha pas de faux fuyants. Elle n’essaya pas de se disculper.
– Eh bien? C’est entendu, vous me tenez… Qu’est-ce que vous comptez faire de moi maintenant?
– Ça va dépendre entièrement de vous, mademoiselle Sgambani.
– C'est-à-dire?
Le docteur Pfaff aurait fait un excellent magistrat: son attitude à la fois digne et paternaliste; le ton de sa voix; sa façon de regarder la coupable, l’intimidant tout en lui faisant sentir qu’il la comprenait et compatissait à ses souffrances… Tout était parfait.
– Reconnaissez-vous avoir voulu revoir monsieur Blandt pour exercer sur lui votre domination et le contraindre à accepter de recevoir, de votre main, cinquante coups de fouet?
– Oui.
– Quand vous avez constaté son manque de coopération, reconnaissez-vous lui avoir fait du chantage en menaçant de révéler aux nazis la cachette de sa fiancée en Autriche?
– Oui.
– Regrettez-vous ces actes?
– Non.
– Aimez-vous fouetter les hommes?
– Oui.
– Et les femmes?
– Ça dépend lesquelles.
– Pouvez-vous expliquer?
– Les VRAIES FEMMES, bien sûr que non. Ce sont elles les dominatrices et les fouetteuses. Ce sont elles les REINES. Les autres sont de lamentables et méprisables caricatures de femmes. Des servantes aux pieds des hommes, leur léchant les bottes et se faisant fesser quand elles ont fait trop cuire le rôti ou mal fait leur ménage. Pauvres connes!!!
– Ce sont celles-là que vous prenez plaisir à fouetter?
– Ah oui alors!!!
Susanne se pencha vers elle pour lui demander:
– Avez-vous souvent l’occasion d’assouvir votre passion pour la domination?
Claudia haussa les épaules. Ses lèvres se retroussèrent dans un rictus amer qui exprimait à la fois la lassitude et l’écœurement.
– Je fais partie d’un club de S.M. C’est mieux que rien. Seulement on tourne en rond en vase clos. Toujours les mêmes têtes, toujours les mêmes fantasmes, toujours les mêmes culs… Ça finit par devenir lassant. Alors oui, je l’avoue, je profite de ma position d’aide soignante pour exercer une certaine domination sur les patients à qui je donne des lavements. Celui ou celle qui se fait lavementer est en position d’infériorité. De là à la soumission il n’y a qu’un pas…
Elle se tourna vers Pfaff.
– Que je sois dominatrice est un fait, docteur. Qui, par ailleurs, ne m’empêche nullement d’exercer mes fonctions à l’hôpital avec toute la compétence dont je suis capable. Je crois faire mon travail consciencieusement. Beaucoup de patients m’offrent des fleurs le jour de leur sortie. Je reçois souvent des remerciements et des félicitations.
Le docteur Pfaff hocha plusieurs fois la tête en signe d’approbation.
– C’est tout à fait exact, mademoiselle Sgambani. Mis à part ces… Ces écarts, dirons-nous… Vous faites du très bon travail. J’ai parlé à votre directeur, le docteur Marigold. Lui aussi s’inquiète un peu des abus de pouvoir qui lui ont été signalés. Ceci dit, il ne fait que louer vos qualités professionnelles. Où en êtes-vous dans la préparation de votre diplôme d’infirmière?
– J’y ai beaucoup travaillé. Je pense que je me serais présentée aux examens avec de bonnes chances de succès.
Elle essaya de rire. Ça ressemblait à un crachat.
– Ce n’est plus la peine d’en parler maintenant. Je vais certainement être radiée de la profession.
Pfaff la regarda longuement. Ses doigts pianotaient sur son genou gauche.
– Comme je vous l’ai dit tout à l’heure: ça dépend entièrement de vous…
– Vous m’avez prise en flagrant délit. J’ai fessé le petit Hettisch. Après lui avoir administré son lavement, j’ai introduit mon doigt dans son trou du cul et je lui ai fait une masturbation anale. Puis j’ai pris sa verge dans ma main et je l’ai branlé jusqu’à l’orgasme. J’avais du sperme plein les doigts et partout sur mon tablier. Je ne suis pas idiote. Je connais les sanctions pour ce genre de faute.
– Et si je vous proposais de racheter cette faute?
– De toute façon c’est impossible. Même si vous vouliez m’aider, docteur, vous n’étiez pas seul dans la chambre. La chef Holzbanner a vu elle aussi ce que je faisais.
La bouche du médecin avança en ventouse. Il passa plusieurs fois sa langue sur ses lèvres; tira sur sa barbiche; regarda ses pieds comme si le lustre de ses chaussures anglaises le fascinaient.
– A mon tour de vous faire une confidence. Vous savez tous que mon remariage n’a pas été une réussite. La mésentente s’est installée entre nous dès le début. Plutôt que nous faire la guerre, ce qui est toujours douloureux et sans profit pour personne, nous avons choisi de vivre chacun de notre côté. D’un commun accord, je fais ce que je veux et Sybille aussi. Je sais qu’elle un amant à Berne. Je crois un autre à Zürich… N’étant pas prédisposé à l’ascèse, j’ai moi aussi une maîtresse. Elle s’appelle Magdalena Holzbanner.
– La chef!! s’exclama Claudia en portant sa main à sa bouche.
– Oui, c’est elle qui vient conforter ce qui me reste encore de virilité… Magdalena adore se faire baiser en tablier, sur une chaise de cuisine. Mais il ne s’agit pas ici d’étaler notre vie amoureuse. C’est simplement pour vous dire que Magdalena suivra mes instructions. Si je lui dis de témoigner devant le conseil de l’ordre, elle témoignera. Si je lui dis de se taire, elle se taira.
– Et vous, docteur? Quelle est votre position?
– Elle est celle que vous choisirez vous-même, mademoiselle Sgambani.
– Choisir entre quoi et quoi?
– En fait c’est extrêmement simple. Nous nous taisons, Magdalena et moi: vous passez tranquillement votre diplôme et vous êtes titularisée infirmière l’an prochain, comme si rien ne s’était passé. Je connais plusieurs examinateurs et pourrais éventuellement vous donner un coup de pouce. Nous disons devant le conseil de l’ordre ce que nous avons vu dans la chambre 146 du service de gastro-entérologie: vous êtes renvoyée avec un blâme, ce qui vous ferme l’accès aux carrières médicales pour le restant de votre vie.
– Bravo!! Comme chantage, on ne fait pas mieux!!
– Je vous ferai simplement remarquer que ce n’est pas moi qui ai commencé ce petit jeu, mademoiselle. Vous avez fait du chantage à monsieur Blandl. Nous ne faisons que vous renvoyer la balle.
Andreas, visiblement mal à l’aise, alla au bar se verser une bière. Il me fit signe avec la bouteille:
– Tu en veux une?
Je déclinai son offre en secouant la tête.
– Pas tout de suite, merci.
Ambrosius Pfaff dessinait des figures géométriques sur le tapis du bout de sa canne en jonc.
– Quel est le marché? demanda Claudia.
– Aller chercher la fiancée de monsieur Blandl à Imstersee et la conduire à la frontière.
– Si je le fais, ni vous ni mademoiselle Holzbanner ne révélerez ce qui s’est passé entre Gaspar Hettisch et moi dans la chambre 146?
– Je vous en donne ma parole. En plus je vous promets un coup de piston pour votre diplôme, ce qui ne fait jamais de mal.
– C’est ça que vous appelez un choix, docteur?
– Tout à fait. Ça vaut le choix que vous avez donné à notre ami Victor Blandl: sa fiancée contre cinquante coups de fouet!!
J’écoutais depuis un moment leur joute verbale. Puis une sorte de vide s’est fait dans ma tête et les conversations ne me parvenaient plus que comme un ronflement sourd, de plus en plus lointain. Même ma vision était brouillée. Le bar en acajou verni… Andreas me proposant une bière… Ambrosius Pfaff posé, logique, sûr de sa force et de son droit… Claudia vaincue mais méprisante, se soumettant sous une contrainte à laquelle elle ne pouvait plus échapper… Échapper… S’échapper de Nankin en flammes… L’ultimatum japonais… Capituler ou mourir. J’eus brusquement envie de vomir.
Certes, la stratégie du docteur Pfaff était intelligente. Et très probablement efficace. Je ne sais pas pourquoi j’ai pété les plombs. À la stupéfaction générale – visages ahuris de Pfaff, de Claudia, de Susanne, d’Andreas – j’ai lancé un « Non » dont l’écho a roulé comme un coup de tonnerre entre les quatre murs du salon.
– NON!!!
Susanne vint près de moi.
– Qu’est-ce que tu as, Victor?
– J’ai que je ne fais pas de chantage. Mademoiselle Sgambani m’a mis SON marché en mains. Je l’accepte.
– Es-tu fou, Victor? Nous la tenons. Elle est obligée d’accepter nos conditions.
– C’est justement ce que je refuse…
Je me suis levé. Je me suis planté devant l’aide soignante, un sourire moqueur aux lèvres.
– Ta proposition tient toujours, Claudia?
– Tu veux dire…
– Recevoir cinquante coups de fouet de ta main pour que tu ailles chercher Leni à Imstersee?
– Heu…
Je l’avais tellement désarçonnée qu’elle ne savait plus quoi répondre.
Ils me regardaient tous, sidérés.
Claudia a fini par articuler, d’une voix rauque qui venait autant du ventre que du gosier:
– Oui, Victor. Ma proposition tient toujours.
Je lui ai présenté ma main, la paume ouverte tournée vers le haut.
– Tope-là!! Dis-moi où et quand tu veux me fouetter.
Susanne tenta encore de me dissuader. Je lui ai ébouriffé les cheveux et l’ai obligée à se rasseoir.
– Le chantage est l’arme des faibles… C’est donc par excellence l’arme DES FEMMES… Des « FAIBLES FEMMES », comme on dit dans notre civilisation patriarcale… Je veux prouver à mademoiselle Sgambani que JE SUIS UN HOMME.
J’ai avancé ma chaise pour me rapprocher de Claudia. J’ai sorti mon paquet de Gauloise, lui en ai proposé une qu’elle a refusé. Ses yeux, encore plus noirs que d’habitude, reflétaient l’incompréhension, le désarroi. J’ai allumé une cigarette, aspiré une profonde bouffée et rejeté la fumée par le nez.
– C’est à moi maintenant de te proposer un marché, FILLETTE.
Elle eut un haut le corps.
– Je vous écoute, MÔÔÔSIEU, persiffla-t-elle.
– Si, durant la flagellation que tu souhaites m’infliger – aussi dure soit-elle – je perds contrôle de moi-même, je me mets à pleurer, je te supplie d’arrêter, je serai alors entièrement à toi… TON SOUMIS… TON TOUTOU… TA CHOSE.
Elle avala sa salive. Elle commençait à comprendre.
– Et si tu supportes cette flagellation sans broncher?
Je lui ai pris le menton entre le pouce et l’index. Je l’ai obligée à me regarder dans les yeux.
– Alors nous fêterons ce triomphe du PRINCIPE MASCULIN ici même… Ici, dans cette Auberge du chemin de fer à crémaillère où nous sommes réunis aujourd’hui… Susanne nous préparera son cuissot de chevreuil grand veneur… Nous remonterons de la cave plusieurs bouteilles de Tegerfelder bien frais… Andreas prendra une douche pour se débarrasser de ses éternels plâtras et il enlèvera ses habits de maçon pour se mettre sur son trente-et-un… Nous inviterons Magdalena Holzbanner – la Chef!! – et le docteur Pfaff… Et toi, Claudia?
– Moi?
Sa voix était un grondement rauque.
Ambrosius Pfaff plia sa canne entre ses mains, en fendit l’air pour la faire siffler. Mon visage n’était plus qu’à quelques centimètres de celui de l’aide-soignante. Je tirai sur ma cigarette, lui soufflai la fumée au visage.
– Toi, ma Claudia chérie, tu nous serviras à table… Tu nous serviras EN TABLIER… Et pas n’importe quel tablier… Oh que non, ma jolie!!… Susanne trouvera pour toi le tablier LE PLUS FÉMININ qu’on puisse trouver… Tu sais, ces tabliers fanfrelucheux que mettent certaines MÉNAGÈRES SENSUELLES pour faire bander leur mec… Le faire bander pour qu’il les baise… Pour qu’il leur glisse la grosse bite à la cuisine pendant qu’elles mettent le poulet au four… Ces tabliers faits beaucoup plus pour séduire et exciter que pour travailler, comme veut en mettre aux jolies « vixens » dans des films érotiques une cinéaste américain qui s'appelle Russ Meyer, et qui n'a jamais réussi à trouver encore quelqu'un pour financer ses films. Un tablier que porte une FEMELLE pour se trémousser dans sa cuisine parce qu’elle ne tient plus du désir de se faire saillir par le MÂLE. Montre à Claudia de quoi je parle, Susanne.
La femme d’Andreas se leva. Elle monta à l’étage, enjambant les marches deux à deux. Elle revint en tenant drapé devant elle un extravagant tablier de cocktail… de déguisement… de séduction… En tout cas un tablier davantage conçu pour être porté sur une scène de music-hall que dans une cuisine.
– Une saison, nous avons eu une jeune américaine au pair… Sharon Bradley, de Californie… Charmante, mais un peu trop portée sur l’absinthe distillée dans nos montagnes… Elle avait apporté ce tablier des U.S.A. et le mettait pour servir en salle… Elle avait un succès fou. Plusieurs clientes lui ont demandé de copier le modèle pour le reproduire sur leur machine à coudre. Nous n’avons pas des tabliers aussi sophistiqués en Suisse. Comme je lui en avais fait beaucoup de compliments, elle m’en a fait cadeau quand elle est retournée dans son pays.
Sophistiqué est un euphémisme. La jupe de ce tablier est en satin moiré, évasée en corolle comme une grosse tulipe renversée. La bavette et les bretelles sont en crépon frisé. Jupe virant du rose au grenat, selon l’angle de la lumière. Bavette rouge vif, rapportée sur la jupe et taillée en forme cœur. Bretelles vert acide. Au milieu de la jupe, une poche rapportée, en feutre, représente un ananas avec ses feuilles et ses écailles. La bavette et les bretelles frangées de larges volants froncés. Les cordons presque des écharpes tellement ils sont larges et bouffants. Au milieu du dos, sous les omoplates, une patte transversale, elle aussi frangée de volants, relie entre elles les deux bretelles verticales. La femme qui porte un tel tablier ressemble à colibri posé sur une orchidée.
Tout le monde regardait Claudia.
Elle était livide. Ses lèvres tremblaient.16 Amours pervers
Je ne dormais plus. Susanne s'évertuait à me mitonner des petits plats pour m'inciter à manger. Andreas s'évadait dans les travaux manuels – toiture, plomberie, électricité, chauffage – préparant l'hôtel pour la saison des sports d'hiver qui approchait. Nous téléphonions tous les jours au docteur Pfaff, mais lui aussi était sans nouvelles. Pour arranger les choses, même à Rappenhof le Bruichladdich restait introuvable: il aurait fallu aller en chercher à Saint-Gall ou à Davos…
Claudia avait disparu.
Elle s’était sauvée subrepticement la nuit qui avait suivi sa mise en « jugement » dans le salon de l’auberge, sans rien laisser, pas même une lettre pour expliquer sa fuite. Rien. Partie sans laisser de traces. Impossible même de savoir comment elle était partie. Ni la Volkswagen d’Ambrosius Pfaff, ni la Ford rouge n’avaient été touchées; or Andreas laissait ses clés de voiture accrochées derrière le bar; Claudia pouvait facilement les prendre. Les vélos des enfants Ehringer étaient rangés dans la remise; aucun ne manquait. Le sol étant sec, nous n’avons pas trouvé de traces de pas.
Notre tentative de chantage avait échoué, aussi bien la mienne que celle du docteur. Les arbres de la vallée perdaient leurs feuilles; seules les forêts de sapins tapissaient encore de noir les pentes du Riswald. Les enfants avaient fait leur rentrée à Zürich où ils étaient pensionnaires; l’aîné préparait l’école hôtelière. J’allais marcher dans la montagne, le regard levé vers les sommets – là où il y avait ces anciens forts avec leurs souterrains. Ne connaissant pas ces passages, tenter de m’y aventurer seul aurait été de la pure folie; je n’aurais fait que me perdre dans ce labyrinthe; et peut-être me serais-je fait prendre par une patrouille allemande si j’avais, par je ne sais quel miracle, réussi à sortir sur le versant autrichien.
Je devais pourtant prendre une décision avant les premières chutes de neige.
Passant par la montagne et coupant à travers les alpages, il y avait quinze kilomètres entre la frontière et Imstersee. Comment les aurais-je parcourus? Comment y aurais-je emmené Leni? De quelque côté qu’on retourne la question, les problèmes restaient insurmontables. Car Claudia avait vu juste quand elle m’avait mis en garde contre le réseau nazi de la mère Niedbürth: aucun passeur des cantons de Saint-Gall ou d’Appenzell n’accepterait de se mouiller dans cette évasion, même si je doublais ou triplais le prix du passage. Entre sa vie et des francs suisses, on choisit la vie.
Le juge d’instruction qui suivait l’attaque au chloroforme et l’enlèvement de Claudia à l’hôpital de Rappenhof avait été obligé de relâcher les deux prévenus, Sepp Auerbach et Miloch Zlataric, Claudia Sgambani ne s’étant jamais présentée à ses convocations. En l’absence de victime, l’affaire ne pouvait qu’être classée d’office. On avait revu Auerbach faisant le fier à bras et se vantant de ses exploits dans les bars de Rappenhof. Quand on le mettait en boîte en lui demandant comment ils s’étaient débrouillés, alors qu’ils étaient deux gardiens, pour laisser échapper une femme attachée à un pilier, il haussait les épaules et se présentait sous les traits d’un soldat ayant succombé à l’issue d’une lutte héroïque: « Que pouvions-nous faire? Nous étions en train de jouer aux cartes dans la pièce à côté, Miloch et moi. La porte a volé en éclats. Une douzaine d’hommes armés nous ont entourés. J’avais une mitraillette sous le nez. Des mecs cagoulés. Ils ont libéré la Sgambani sans que je puisse intervenir. Ça n’aurait servi de rien que je me fasse trouer la peau.» Tout le monde rigolait. Sepp Auerbach mentait mal, mais il pouvait être très marrant quand il s’y mettait. D’autant plus qu’il avait de l’argent plein ses poches et payait tournées sur tournées…
Andreas se glissa derrière le bar, sa salopette maculée de peinture, ses longs cheveux éternellement saupoudrés de plâtre. Il décapsula deux bières, m’en tendit une.
– Qu’est-ce que tu comptes faire, Victor?
– Le plus sage serait évidemment de jeter l’éponge. De reconnaître que j’ai perdu la partie et rentrer à Paris.
– Pour te biturer pendant une semaine au Bruichladdich?
– Entre autres…
– Mais ce n’est pas cette solution-là que tu choisis?
– Non. Je ne veux pas… JE NE PEUX PAS LAISSER LENI CHEZ CES CINGLÉS.
– Elle y est quand même à l’abri.
– A l’abri jusqu’à quand? Qu’un enfoiré de gradé S.S. veuille se faire mousser et prendre du galon, il fera une descente chez ces « Vieux Croyants » et embarquera toutes les personnes suspectes. Leni ne sera jamais à l’abri tant qu’elle restera en Autriche.
– Alors quelle solution envisages-tu?
– Je vais aller à Imstersee par l’autre côté?
– Par l’Autriche!!
– Oui. J’ai toujours mon faux passeport suisse. J’irai à Insbruck, de là je descendrai jusqu’à Imstersee où j’essaierai de trouver un passeur.
Andreas vida la moitié de sa canette au goulot, s’étrangla, cracha des bulles.
– C’est toi qui est cinglé, mon pauv’vieux… Givré à mort!!! Tu es sur la liste noire des nazis. La Gestapo a ton signalement. C’est suicidaire ton truc. A peine arrivé en gare d’Insbruck tu te feras coiffer. Peut-être même avant… Les voyageurs sont contrôlés dans les trains allemands. Ne fais pas cette connerie-là, merde!!!
Susanne apparut à la porte de la cuisine. Elle avait entendu la fin de notre conversation. Elle s’essuyait les mains dans son tablier à carreaux beige et rouge.
– Andreas a raison, Victor. Tu vas te jeter dans la gueule du loup sans bénéfice pour personne. Ce n’est pas quand tu seras dans un bagne nazi que tu aideras ta fiancée.
J’allumai une Gauloise avec mon briquet d’amadou. Bien que fumant du gris, mes doigts devenaient jaunes. J’en étais presque à fumer mes deux paquets par jour.
Imstersee…
IMSTERSEE!!!
Je suis allé trois fois à la gare de Rappenhof, me renseigner sur les horaires de trains que je connaissais par cœur. Au moment de prendre mon billet je suis resté stupidement planté devant le guichet, hébété, conscient des personnes derrière moi qui m’observaient avec curiosité et se demandaient pourquoi je ne répondais pas à l’employé de Chemins de Fer Helvétiques qui essayait de connaître ma destination. J’avais les mots dans la bouche, mes lèvres refusaient de les prononcer. Après avoir fait le tour du marché, je suis passé à tout hasard au magasin de vins et spiritueux de la Thieresenstrasse, voir si, dans leur dernière livraison de whisky, il ne se serait pas trouvé glissé quelques bouteilles de Bruichladdich. Il n’y en avait pas. Le marchand m’a dit qu’il ne connaissait ce scotch que de nom, moi étant le premier client à lui en avoir jamais demandé. Je suis – encore plus stupidement – allé lire le menu du restaurant Alte Kanzlei, où nous serions probablement allés ce samedi soir, si Claudia n’avait pas été enlevée par les hommes de main de la mère Niedbürth.
Non seulement je suis allé voir l’hôpital (indécrottable, le pauvre père Blandl!!), mais je suis entré dans le hall d’accueil. J’ai regardé les pancartes indiquant, à droite l’accès aux étages par l’escalier, à gauche la direction des ascenseurs. GASTRO-ENTÉRO – 2ème ÉTAGE. Dans le parc j’ai refait la promenade que nous avions faite le long de cette allée, quand les jets d’eau arrosaient les massifs floraux.
– Attention de ne pas mouiller votre blouse…
– Vous seriez bien content si je la mouillais, n’est-ce pas?
Les canards couraient au devant de moi sur la pelouse, espérant que je leur jetterai du pain.
Je me faisais remonter à l’auberge en taxi, ne voulant pas abuser de la gentillesse d’Andreas.
Quand j’avais bu trop de bière au « Café Kiosk » – ils ont une superbe dunkel – Susanne me grondait.
– Si tu étais mon homme, Victor, je ne te laisserais pas boire de la bière comme ça.
Elle essayait de me faire les gros yeux et n’y arrivait pas. Elle baissait la tête. Ses doigts pétrissaient l’ourlet de son tablier.
– Chaque fois que tu rentrerais à la maison dans l’état où tu es ce soir, je te donnerais la fessée.
De mon index, je lui ai chatouillé le bout du nez.
– Sais-tu que je t’aime beaucoup, Susanne?
– Je le sais. Et je peux te dire que la réciproque est aussi vraie. Mais ça c’est une question que nous ne devons JAMAIS évoquer entre nous. Tu le sais aussi bien que moi, Victor.
J’acquiesçai d’un signe de tête.
– Tu as raison d’être sage. Je ne suis pas fait pour tenir une auberge dans une station de sports d’hiver.
– Pas plus que moi je ne suis faite pour accompagner de guerre en guerre un aventurier ivrogne.
Andreas avait évidemment raison: les trains entrant dans ce qui était autrefois l’Autriche – aujourd’hui absorbée dans le Reich allemand – étant étroitement surveillés, je n’avais aucune chance. Selon toute vraisemblance je me ferai épingler à la frontière. Et si, par miracle, j’échappais à ce premier contrôle, c’est à Insbruck qu’ils me tomberont dessus. Camp de concentration. Habit rayé de bagnard. Ce n’est pas ça qui fera sortir Leni de sa communauté de dingues…
– Andreas?
Il se retourna sur son échelle, pinceau en main.
– … oui, Victor?
– Par la route… Par Greisheim et le col du Brüneck… Qui tient le poste frontière là haut, des Autrichiens ou des Allemands?
– Aux dernières nouvelles, ce sont toujours les douaniers et les garde-frontière autrichiens. Mais ça peut changer du jour au lendemain.
– C’est bien pour ça qu’il n’y a pas de temps à perdre. Je loue une bagnole. Au contrôle du Brüneck les Autrichiens me laisseront entrer.
L’aubergiste fit une grimace en regardant son pinceau. D’épaisses gouttes de peinture bleue tombaient dans le seau, suspendu par un crochet à l’un des barreaux de l’échelle.
– C’est probable, oui. Ils te laisseront passer. Puis quatre kilomètres plus loin, à l’entrée de Zinrdorf, tu tomberas sur un barrage S.S. Ils vont se poiler comme des baleines quand ils passeront ton passeport aux rayons X.
– Merci du renseignement, vieux… Je passe le contrôle au Brüneck. Cinq ou six cents mètres après le poste frontière, je laisse la bagnole sur un chemin de traverse. Et je coupe à travers les alpages jusqu’à Imstersee.
– Admettons. Simplement quand tu auras retrouvé ta Leni, comment vas-tu la ramener?
Je ne pouvais pas lui dire, il m’aurait cru fou. Et peut-être étais-je fou.
Carlo Michelozzi.
Chef de section dans la Brigade Internationale « Garibaldi ». Quand il apprend que son meilleur copain est prisonnier des franquistes, ils rassemble cinq vétérans, des mecs gonflés à bloc, anciens des corps francs… Ils s’introduisent dans Burgos la nuit, ils poignardent les gardiens, libèrent les prisonniers… En s’échappant, pour bonne mesure, ils attaquent le P.C. phalangiste à la grenade: 16 tués et 80 blessés dans le camp ennemi.
Alexis Egorov.
Russe blanc. Capitaine dans l’armée tsariste. Un des premiers pilotes russes formés en Angleterre. Rejoignant, depuis la Mandchourie, l’escadrille des Volontaires Internationaux de Claire Chennault, il commence par se signaler en descendant trois chasseurs ennemis dans la même semaine. Egorov remarque que, si le Zero japonais est plus rapide que leurs Curtiss, les chasseurs américains sont plus agiles, plus maniables. Entraîné par sa vitesse même, le Zero prend mal les virages et ne peut pas réagir vite à une attaque contre son flanc. Il propose alors à Chennault d’équiper les Curtiss de harpons d’acier fixés à l’avant de leur museau. On attend le Zero au passage. On lui fonce dessus au dernier moment et on l’éperonne en plein vol…
QUI OSE VAINCRA.
Pourrais-je?… Oserais-je?… Forcer la frontière en balançant des grenades et arrosant les Boches de rafales de ma sulfateuse, Leni blottie tremblante contre moi, cramponnée à mes treillis camouflés. Comme dans une B.D.?
Rappenhof. Café Kiosk. Bière dunkel. À l’auberge, le téléphone n’arrêtait pas de sonner. Les réservations arrivaient pour la saison de ski. Susanne et Andreas s’affairaient dans l’attente des touristes. Les jeux étaient faits. Cette fois il fallait délier ma bouche. Au guichet de la gare, face à l’employé, il fallait que j’arrive à demander un billet. Soit pour Genève, via Zürich… Soit pour Paris.
Cette retraite, la queue entre les pattes, avait déjà été faite en 1812. Par un gus qui s’appelait Napoléon.
C’est au Café Kiosk, justement, que je suis tombé un soir sur Sepp Auerbach. Il a fait son habituelle entrée triomphale, entouré de son cortège de minets et de paumées, la plupart en dessous de vingt ans. Ses yeux se sont rétrécis quand il m’a aperçu. Il a dit quelques mots au môme le plus proche de lui: un blond décoloré aux yeux maquillés, vêtu d’un ensemble moulant en cuir noir.
Sepp est arrivé droit sur moi. Lentement. Calculant son effet.
– Où est Hettisch?
J’ai posé ma chope sur le comptoir, essuyé mes lèvres d’un revers de manche.
– Je n’en ai pas la moindre idée.
– Pas la moindre idée, hein?
– Non.
– Eh bien je vais rafraîchir tes idées de sale franzoze, moi…
Son poing s’est levé. Il me dominait d’au moins quinze centimètres et devait peser 90 kilos par rapport à mes 78.
Ma seule chance était de parer son coup de poing et essayer de lui faire mal.
Je me suis courbé le plus bas possible. Son poing décrivit un arc de cercle, passa au dessus de ma tête et ne fit que heurter mon épaule au passage. Je me suis propulsé en avant, détendant mes jambes, mettant tout mon poids et toute la vitesse dont j’étais capable dans l’effort. Ma tête a percuté de plein fouet son plexus solaire. Sepp a ouvert la bouche, il a articulé un aaagghhh étranglé. La douleur l’a fait se plier en deux. J’en ai profité pour relever ma jambe: et rrrran un coup de genou vachelard en pleine poire!!!
Sepp s’est relevé, son nez pissant le sang, le meurtre dans son regard.
– Tu vas me la payer celle-là, fumier!!!
Les flics sont – heureusement ! – venus interrompre un pugilat dans lequel je ne pouvais être que perdant. Des les premiers échanges de coups, le patron du Kiosk avait appelé la police. Au commissariat, j’appris (par Sepp qui vociférait et m’accusait) la disparition du petit Gaspar Hettisch. Les policiers me connaissaient. Ils savaient très bien pourquoi j’avais pris pension à la Gasthof Zahnradbahn. Ils connaissaient aussi Sepp Auerbach. La patron du Kiosk avait témoigné du fait que, à peine entré dans la salle, Auerbarch s’était précipité sur moi et je ne l’avais frappé qu’en légitime défense. Le commissaire m’a demandé si je souhaitais porter plainte?
– Non, c’est inutile.
– En prenant un avocat, vous pourriez obtenir des réparations.
– Sortant de la caisse des nazis? Merci, je ne veux pas de leur fric.
Il jouait avec un règle posée sur son bureau.
– Monsieur Blandl, connaissiez-vous Gaspar Hettisch?
– Oui. Enfin… de vue. Je ne lui ai jamais parlé. Je l’ai seulement aperçu chez les Ehringer, un soir où il avait bu un coup de trop.
– Connaissez-vous Claudia Sgambani?
– Beaucoup mieux. Quand j’ai été hospitalisé pour une intoxication alimentaire, elle…
Le commissaire leva sa main droite pour m’interrompre.
– Nous avons les rapports sur votre empoisonnement aux champignons et ses conséquences. Vous pouvez nous aider en nous disant tout ce que vous savez sur mademoiselle Sgambani.
J’ai dit au policier tout ce que je savais sur Claudia.
– Pensez-vous qu’elle soit capable de commettre un crime?
Je restai un instant figé sur ma chaise.
– Écoutez, monsieur le commissaire… Comment voulez-vous que je réponde à une telle question? Non… NON!!! Je ne vois pas du tout Claudia en meurtrière… Elle ne m’a pas caché ses tendances à la….
– … à la domination?
– Oui, c’est sûr, Claudia est une dominatrice. Mais de là à…
– Quand vous êtes sorti de l’hôpital, vous a-t-elle fait des propositions de domination?
– Oui.
– Vous a-t-elle fait du chantage, vous proposant d’aller délivrer votre fiancée en Autriche en échange d’une séance de S.M.?
– Oui.
– A-t-elle dominé Gaspar Hettisch?
J’écartai les bras en signe d’impuissance.
– Je n’en sais rien, monsieur le commissaire. Comme je vous l’ai dit, je n’ai vu Hettisch qu’une seule fois… Alors qu’il tenait une cuite carabinée à la Gasthof Zahnradbahn.
– Pensez-vous qu’un lien passionnel ait pu se nouer entre Gaspar Hettisch et Claudia Sgambani?
Deux bonnes minutes s’écoulèrent avant ma réponse. Je frottais mes genoux de pantalon avec mes paumes.
– C’est évidemment possible, oui. À première vue ces deux-là ont un réel terrain d’entente. Elle est dominatrice. Il est soumis. Simplement…
– … simplement?
– Tout le problème est là. Une dominatrice comme Claudia ne veut pas d’un soumis… Il ne l’intéresse pas. Ce qu’elle veut, c’est justement UN HOMME QUI NE SOIT PAS SOUMIS… Afin de pouvoir l’asservir par la force.
– Autrement dit un homme vous, monsieur Blandl?
Je mis ma main devant ma bouche pour étouffer une quinte de toux.
– Ça peut se dire comme ça…
– Est-ce que Verzazca selvaggi vous dit quelque chose?
– Heu… Verzazca selvaggi… Les sauvages de la Verzazca… Oui, je me souviens que Claudia les a mentionnés dans une de nos conversations. Elle m’a dit que c’était le nom qu’on donnait aux suisses-italiens habitant les hauts plateaux alpestres, au nord du Tessin… La vallée de la Verzazca… Elle m’a dit qu’elle venait de là, qu’elle y avait encore de la famille… Qu’elle était née et avait grandi parmi ces selvaggi.
– Une sauvage…
– Je l’avais pris comme une boutade. Elle m’avait brossé le tableau d’une vallée perdue, à l’écart de la civilisation, peuplée de montagnards hirsutes et illettrés qui passent leur temps à s’entretuer d’un village à l’autre.
Le policier fit « oui » de la tête.
– Ses deux derniers frères viennent d’être tués dans une vendetta. L’un, Gianfranco Sgambani, était fiché au grand banditisme.
– Elle s’en est finalement pas mal tirée. Elle aurait certainement réussi son examen d’infirmière et aurait été titularisée l’an prochain.
– Ce n’est pas son intelligence qui est en cause en ce moment.
Le commissaire pinça sa lèvre supérieure entre le pouce et l’index pour l’étirer.
– … à moins qu’elle n’ait été, justement, trop intelligente.
Il se tut pendant une longue minute, absorbé dans ses pensées. Il tapotait du bout de sa règle un buvard posé sur son bureau. Ses ongles étaient larges, épais et d’une propreté douteuse. Il releva la tête pour me regarder.
– Vous n’avez jamais revu Gaspar Hettisch depuis sa cuite à la Gasthof?
– Jamais.
– Par contre vous avez revu plusieurs fois Claudia Sgambani?
– Oui. On se voyait de temps en temps.
– Étes-vous son amant?
– Non. Claudia me plaisait, je ne m’en cache pas. Mais même si elle m’attirait, son côté dominateur me repoussait. Je voyais le piège dans lequel elle voulait me faire tomber. Par conséquent j’ai toujours repoussé ses avances.
– Est-elle amoureuse de vous?
Mes lèvres gonflèrent. Elles s’allongèrent vers l’avant pour former un grand sourire jovial.
– Alors là, monsieur le commissaire, je ne vois qu’une seule personne capable de répondre à votre question: Claudia Sgambani elle-même.
– Elle ne vous a pas déclaré son amour?
– Absolument pas!!
– N’avez-vous jamais eu l’impression que Hettisch était votre rival dans le cœur de mademoiselle Sgambani?
Je me suis redressé sur ma chaise comme piqué par des aiguilles. J’aspirais mes joues en dedans, mes paupières battaient..
– JAMAIS!!! Qu’est-ce qui peut vous donner une idée pareille, monsieur le commissaire?
Il a posé la règle noire avec laquelle il jouait. Il a poussé le buvard de côté. Il a mis ses deux coudes sur son bureau. Il s’est penché en avant pour me regarder dans les yeux.
– Gaspar Hettisch a été trouvé mort au fond d’un ravin, à cinq cents mètres de l’auberge où vous habitez.
– Il a fait une chute?
– Une mauvaise chute.
– C’était pourtant un enfant du pays qui connaissait la montagne comme sa poche!!
– Quand vous vous prenez trois balles de 9mm dans le dos, vous ne pouvez que tomber.Je ne dormais plus. Susanne s'évertuait à me mitonner des petits plats pour m'inciter à manger. Andreas s'évadait dans les travaux manuels – toiture, plomberie, électricité, chauffage – préparant l'hôtel pour la saison des sports d'hiver qui approchait. Nous téléphonions tous les jours au docteur Pfaff, mais lui aussi était sans nouvelles. Pour arranger les choses, même à Rappenhof le Bruichladdich restait introuvable: il aurait fallu aller en chercher à Saint-Gall ou à Davos…
Claudia avait disparu.
Elle s’était sauvée subrepticement la nuit qui avait suivi sa mise en « jugement » dans le salon de l’auberge, sans rien laisser, pas même une lettre pour expliquer sa fuite. Rien. Partie sans laisser de traces. Impossible même de savoir comment elle était partie. Ni la Volkswagen d’Ambrosius Pfaff, ni la Ford rouge n’avaient été touchées; or Andreas laissait ses clés de voiture accrochées derrière le bar; Claudia pouvait facilement les prendre. Les vélos des enfants Ehringer étaient rangés dans la remise; aucun ne manquait. Le sol étant sec, nous n’avons pas trouvé de traces de pas.
Notre tentative de chantage avait échoué, aussi bien la mienne que celle du docteur. Les arbres de la vallée perdaient leurs feuilles; seules les forêts de sapins tapissaient encore de noir les pentes du Riswald. Les enfants avaient fait leur rentrée à Zürich où ils étaient pensionnaires; l’aîné préparait l’école hôtelière. J’allais marcher dans la montagne, le regard levé vers les sommets – là où il y avait ces anciens forts avec leurs souterrains. Ne connaissant pas ces passages, tenter de m’y aventurer seul aurait été de la pure folie; je n’aurais fait que me perdre dans ce labyrinthe; et peut-être me serais-je fait prendre par une patrouille allemande si j’avais, par je ne sais quel miracle, réussi à sortir sur le versant autrichien.
Je devais pourtant prendre une décision avant les premières chutes de neige.
Passant par la montagne et coupant à travers les alpages, il y avait quinze kilomètres entre la frontière et Imstersee. Comment les aurais-je parcourus? Comment y aurais-je emmené Leni? De quelque côté qu’on retourne la question, les problèmes restaient insurmontables. Car Claudia avait vu juste quand elle m’avait mis en garde contre le réseau nazi de la mère Niedbürth: aucun passeur des cantons de Saint-Gall ou d’Appenzell n’accepterait de se mouiller dans cette évasion, même si je doublais ou triplais le prix du passage. Entre sa vie et des francs suisses, on choisit la vie.
Le juge d’instruction qui suivait l’attaque au chloroforme et l’enlèvement de Claudia à l’hôpital de Rappenhof avait été obligé de relâcher les deux prévenus, Sepp Auerbach et Miloch Zlataric, Claudia Sgambani ne s’étant jamais présentée à ses convocations. En l’absence de victime, l’affaire ne pouvait qu’être classée d’office. On avait revu Auerbach faisant le fier à bras et se vantant de ses exploits dans les bars de Rappenhof. Quand on le mettait en boîte en lui demandant comment ils s’étaient débrouillés, alors qu’ils étaient deux gardiens, pour laisser échapper une femme attachée à un pilier, il haussait les épaules et se présentait sous les traits d’un soldat ayant succombé à l’issue d’une lutte héroïque: « Que pouvions-nous faire? Nous étions en train de jouer aux cartes dans la pièce à côté, Miloch et moi. La porte a volé en éclats. Une douzaine d’hommes armés nous ont entourés. J’avais une mitraillette sous le nez. Des mecs cagoulés. Ils ont libéré la Sgambani sans que je puisse intervenir. Ça n’aurait servi de rien que je me fasse trouer la peau.» Tout le monde rigolait. Sepp Auerbach mentait mal, mais il pouvait être très marrant quand il s’y mettait. D’autant plus qu’il avait de l’argent plein ses poches et payait tournées sur tournées…
Andreas se glissa derrière le bar, sa salopette maculée de peinture, ses longs cheveux éternellement saupoudrés de plâtre. Il décapsula deux bières, m’en tendit une.
– Qu’est-ce que tu comptes faire, Victor?
– Le plus sage serait évidemment de jeter l’éponge. De reconnaître que j’ai perdu la partie et rentrer à Paris.
– Pour te biturer pendant une semaine au Bruichladdich?
– Entre autres…
– Mais ce n’est pas cette solution-là que tu choisis?
– Non. Je ne veux pas… JE NE PEUX PAS LAISSER LENI CHEZ CES CINGLÉS.
– Elle y est quand même à l’abri.
– A l’abri jusqu’à quand? Qu’un enfoiré de gradé S.S. veuille se faire mousser et prendre du galon, il fera une descente chez ces « Vieux Croyants » et embarquera toutes les personnes suspectes. Leni ne sera jamais à l’abri tant qu’elle restera en Autriche.
– Alors quelle solution envisages-tu?
– Je vais aller à Imstersee par l’autre côté?
– Par l’Autriche!!
– Oui. J’ai toujours mon faux passeport suisse. J’irai à Insbruck, de là je descendrai jusqu’à Imstersee où j’essaierai de trouver un passeur.
Andreas vida la moitié de sa canette au goulot, s’étrangla, cracha des bulles.
– C’est toi qui est cinglé, mon pauv’vieux… Givré à mort!!! Tu es sur la liste noire des nazis. La Gestapo a ton signalement. C’est suicidaire ton truc. A peine arrivé en gare d’Insbruck tu te feras coiffer. Peut-être même avant… Les voyageurs sont contrôlés dans les trains allemands. Ne fais pas cette connerie-là, merde!!!
Susanne apparut à la porte de la cuisine. Elle avait entendu la fin de notre conversation. Elle s’essuyait les mains dans son tablier à carreaux beige et rouge.
– Andreas a raison, Victor. Tu vas te jeter dans la gueule du loup sans bénéfice pour personne. Ce n’est pas quand tu seras dans un bagne nazi que tu aideras ta fiancée.
J’allumai une Gauloise avec mon briquet d’amadou. Bien que fumant du gris, mes doigts devenaient jaunes. J’en étais presque à fumer mes deux paquets par jour.
Imstersee…
IMSTERSEE!!!
Je suis allé trois fois à la gare de Rappenhof, me renseigner sur les horaires de trains que je connaissais par cœur. Au moment de prendre mon billet je suis resté stupidement planté devant le guichet, hébété, conscient des personnes derrière moi qui m’observaient avec curiosité et se demandaient pourquoi je ne répondais pas à l’employé de Chemins de Fer Helvétiques qui essayait de connaître ma destination. J’avais les mots dans la bouche, mes lèvres refusaient de les prononcer. Après avoir fait le tour du marché, je suis passé à tout hasard au magasin de vins et spiritueux de la Thieresenstrasse, voir si, dans leur dernière livraison de whisky, il ne se serait pas trouvé glissé quelques bouteilles de Bruichladdich. Il n’y en avait pas. Le marchand m’a dit qu’il ne connaissait ce scotch que de nom, moi étant le premier client à lui en avoir jamais demandé. Je suis – encore plus stupidement – allé lire le menu du restaurant Alte Kanzlei, où nous serions probablement allés ce samedi soir, si Claudia n’avait pas été enlevée par les hommes de main de la mère Niedbürth.
Non seulement je suis allé voir l’hôpital (indécrottable, le pauvre père Blandl!!), mais je suis entré dans le hall d’accueil. J’ai regardé les pancartes indiquant, à droite l’accès aux étages par l’escalier, à gauche la direction des ascenseurs. GASTRO-ENTÉRO – 2ème ÉTAGE. Dans le parc j’ai refait la promenade que nous avions faite le long de cette allée, quand les jets d’eau arrosaient les massifs floraux.
– Attention de ne pas mouiller votre blouse…
– Vous seriez bien content si je la mouillais, n’est-ce pas?
Les canards couraient au devant de moi sur la pelouse, espérant que je leur jetterai du pain.
Je me faisais remonter à l’auberge en taxi, ne voulant pas abuser de la gentillesse d’Andreas.
Quand j’avais bu trop de bière au « Café Kiosk » – ils ont une superbe dunkel – Susanne me grondait.
– Si tu étais mon homme, Victor, je ne te laisserais pas boire de la bière comme ça.
Elle essayait de me faire les gros yeux et n’y arrivait pas. Elle baissait la tête. Ses doigts pétrissaient l’ourlet de son tablier.
– Chaque fois que tu rentrerais à la maison dans l’état où tu es ce soir, je te donnerais la fessée.
De mon index, je lui ai chatouillé le bout du nez.
– Sais-tu que je t’aime beaucoup, Susanne?
– Je le sais. Et je peux te dire que la réciproque est aussi vraie. Mais ça c’est une question que nous ne devons JAMAIS évoquer entre nous. Tu le sais aussi bien que moi, Victor.
J’acquiesçai d’un signe de tête.
– Tu as raison d’être sage. Je ne suis pas fait pour tenir une auberge dans une station de sports d’hiver.
– Pas plus que moi je ne suis faite pour accompagner de guerre en guerre un aventurier ivrogne.
Andreas avait évidemment raison: les trains entrant dans ce qui était autrefois l’Autriche – aujourd’hui absorbée dans le Reich allemand – étant étroitement surveillés, je n’avais aucune chance. Selon toute vraisemblance je me ferai épingler à la frontière. Et si, par miracle, j’échappais à ce premier contrôle, c’est à Insbruck qu’ils me tomberont dessus. Camp de concentration. Habit rayé de bagnard. Ce n’est pas ça qui fera sortir Leni de sa communauté de dingues…
– Andreas?
Il se retourna sur son échelle, pinceau en main.
– … oui, Victor?
– Par la route… Par Greisheim et le col du Brüneck… Qui tient le poste frontière là haut, des Autrichiens ou des Allemands?
– Aux dernières nouvelles, ce sont toujours les douaniers et les garde-frontière autrichiens. Mais ça peut changer du jour au lendemain.
– C’est bien pour ça qu’il n’y a pas de temps à perdre. Je loue une bagnole. Au contrôle du Brüneck les Autrichiens me laisseront entrer.
L’aubergiste fit une grimace en regardant son pinceau. D’épaisses gouttes de peinture bleue tombaient dans le seau, suspendu par un crochet à l’un des barreaux de l’échelle.
– C’est probable, oui. Ils te laisseront passer. Puis quatre kilomètres plus loin, à l’entrée de Zinrdorf, tu tomberas sur un barrage S.S. Ils vont se poiler comme des baleines quand ils passeront ton passeport aux rayons X.
– Merci du renseignement, vieux… Je passe le contrôle au Brüneck. Cinq ou six cents mètres après le poste frontière, je laisse la bagnole sur un chemin de traverse. Et je coupe à travers les alpages jusqu’à Imstersee.
– Admettons. Simplement quand tu auras retrouvé ta Leni, comment vas-tu la ramener?
Je ne pouvais pas lui dire, il m’aurait cru fou. Et peut-être étais-je fou.
Carlo Michelozzi.
Chef de section dans la Brigade Internationale « Garibaldi ». Quand il apprend que son meilleur copain est prisonnier des franquistes, ils rassemble cinq vétérans, des mecs gonflés à bloc, anciens des corps francs… Ils s’introduisent dans Burgos la nuit, ils poignardent les gardiens, libèrent les prisonniers… En s’échappant, pour bonne mesure, ils attaquent le P.C. phalangiste à la grenade: 16 tués et 80 blessés dans le camp ennemi.
Alexis Egorov.
Russe blanc. Capitaine dans l’armée tsariste. Un des premiers pilotes russes formés en Angleterre. Rejoignant, depuis la Mandchourie, l’escadrille des Volontaires Internationaux de Claire Chennault, il commence par se signaler en descendant trois chasseurs ennemis dans la même semaine. Egorov remarque que, si le Zero japonais est plus rapide que leurs Curtiss, les chasseurs américains sont plus agiles, plus maniables. Entraîné par sa vitesse même, le Zero prend mal les virages et ne peut pas réagir vite à une attaque contre son flanc. Il propose alors à Chennault d’équiper les Curtiss de harpons d’acier fixés à l’avant de leur museau. On attend le Zero au passage. On lui fonce dessus au dernier moment et on l’éperonne en plein vol…
QUI OSE VAINCRA.
Pourrais-je?… Oserais-je?… Forcer la frontière en balançant des grenades et arrosant les Boches de rafales de ma sulfateuse, Leni blottie tremblante contre moi, cramponnée à mes treillis camouflés. Comme dans une B.D.?
Rappenhof. Café Kiosk. Bière dunkel. À l’auberge, le téléphone n’arrêtait pas de sonner. Les réservations arrivaient pour la saison de ski. Susanne et Andreas s’affairaient dans l’attente des touristes. Les jeux étaient faits. Cette fois il fallait délier ma bouche. Au guichet de la gare, face à l’employé, il fallait que j’arrive à demander un billet. Soit pour Genève, via Zürich… Soit pour Paris.
Cette retraite, la queue entre les pattes, avait déjà été faite en 1812. Par un gus qui s’appelait Napoléon.
C’est au Café Kiosk, justement, que je suis tombé un soir sur Sepp Auerbach. Il a fait son habituelle entrée triomphale, entouré de son cortège de minets et de paumées, la plupart en dessous de vingt ans. Ses yeux se sont rétrécis quand il m’a aperçu. Il a dit quelques mots au môme le plus proche de lui: un blond décoloré aux yeux maquillés, vêtu d’un ensemble moulant en cuir noir.
Sepp est arrivé droit sur moi. Lentement. Calculant son effet.
– Où est Hettisch?
J’ai posé ma chope sur le comptoir, essuyé mes lèvres d’un revers de manche.
– Je n’en ai pas la moindre idée.
– Pas la moindre idée, hein?
– Non.
– Eh bien je vais rafraîchir tes idées de sale franzoze, moi…
Son poing s’est levé. Il me dominait d’au moins quinze centimètres et devait peser 90 kilos par rapport à mes 78.
Ma seule chance était de parer son coup de poing et essayer de lui faire mal.
Je me suis courbé le plus bas possible. Son poing décrivit un arc de cercle, passa au dessus de ma tête et ne fit que heurter mon épaule au passage. Je me suis propulsé en avant, détendant mes jambes, mettant tout mon poids et toute la vitesse dont j’étais capable dans l’effort. Ma tête a percuté de plein fouet son plexus solaire. Sepp a ouvert la bouche, il a articulé un aaagghhh étranglé. La douleur l’a fait se plier en deux. J’en ai profité pour relever ma jambe: et rrrran un coup de genou vachelard en pleine poire!!!
Sepp s’est relevé, son nez pissant le sang, le meurtre dans son regard.
– Tu vas me la payer celle-là, fumier!!!
Les flics sont – heureusement ! – venus interrompre un pugilat dans lequel je ne pouvais être que perdant. Des les premiers échanges de coups, le patron du Kiosk avait appelé la police. Au commissariat, j’appris (par Sepp qui vociférait et m’accusait) la disparition du petit Gaspar Hettisch. Les policiers me connaissaient. Ils savaient très bien pourquoi j’avais pris pension à la Gasthof Zahnradbahn. Ils connaissaient aussi Sepp Auerbach. La patron du Kiosk avait témoigné du fait que, à peine entré dans la salle, Auerbarch s’était précipité sur moi et je ne l’avais frappé qu’en légitime défense. Le commissaire m’a demandé si je souhaitais porter plainte?
– Non, c’est inutile.
– En prenant un avocat, vous pourriez obtenir des réparations.
– Sortant de la caisse des nazis? Merci, je ne veux pas de leur fric.
Il jouait avec un règle posée sur son bureau.
– Monsieur Blandl, connaissiez-vous Gaspar Hettisch?
– Oui. Enfin… de vue. Je ne lui ai jamais parlé. Je l’ai seulement aperçu chez les Ehringer, un soir où il avait bu un coup de trop.
– Connaissez-vous Claudia Sgambani?
– Beaucoup mieux. Quand j’ai été hospitalisé pour une intoxication alimentaire, elle…
Le commissaire leva sa main droite pour m’interrompre.
– Nous avons les rapports sur votre empoisonnement aux champignons et ses conséquences. Vous pouvez nous aider en nous disant tout ce que vous savez sur mademoiselle Sgambani.
J’ai dit au policier tout ce que je savais sur Claudia.
– Pensez-vous qu’elle soit capable de commettre un crime?
Je restai un instant figé sur ma chaise.
– Écoutez, monsieur le commissaire… Comment voulez-vous que je réponde à une telle question? Non… NON!!! Je ne vois pas du tout Claudia en meurtrière… Elle ne m’a pas caché ses tendances à la….
– … à la domination?
– Oui, c’est sûr, Claudia est une dominatrice. Mais de là à…
– Quand vous êtes sorti de l’hôpital, vous a-t-elle fait des propositions de domination?
– Oui.
– Vous a-t-elle fait du chantage, vous proposant d’aller délivrer votre fiancée en Autriche en échange d’une séance de S.M.?
– Oui.
– A-t-elle dominé Gaspar Hettisch?
J’écartai les bras en signe d’impuissance.
– Je n’en sais rien, monsieur le commissaire. Comme je vous l’ai dit, je n’ai vu Hettisch qu’une seule fois… Alors qu’il tenait une cuite carabinée à la Gasthof Zahnradbahn.
– Pensez-vous qu’un lien passionnel ait pu se nouer entre Gaspar Hettisch et Claudia Sgambani?
Deux bonnes minutes s’écoulèrent avant ma réponse. Je frottais mes genoux de pantalon avec mes paumes.
– C’est évidemment possible, oui. À première vue ces deux-là ont un réel terrain d’entente. Elle est dominatrice. Il est soumis. Simplement…
– … simplement?
– Tout le problème est là. Une dominatrice comme Claudia ne veut pas d’un soumis… Il ne l’intéresse pas. Ce qu’elle veut, c’est justement UN HOMME QUI NE SOIT PAS SOUMIS… Afin de pouvoir l’asservir par la force.
– Autrement dit un homme vous, monsieur Blandl?
Je mis ma main devant ma bouche pour étouffer une quinte de toux.
– Ça peut se dire comme ça…
– Est-ce que Verzazca selvaggi vous dit quelque chose?
– Heu… Verzazca selvaggi… Les sauvages de la Verzazca… Oui, je me souviens que Claudia les a mentionnés dans une de nos conversations. Elle m’a dit que c’était le nom qu’on donnait aux suisses-italiens habitant les hauts plateaux alpestres, au nord du Tessin… La vallée de la Verzazca… Elle m’a dit qu’elle venait de là, qu’elle y avait encore de la famille… Qu’elle était née et avait grandi parmi ces selvaggi.
– Une sauvage…
– Je l’avais pris comme une boutade. Elle m’avait brossé le tableau d’une vallée perdue, à l’écart de la civilisation, peuplée de montagnards hirsutes et illettrés qui passent leur temps à s’entretuer d’un village à l’autre.
Le policier fit « oui » de la tête.
– Ses deux derniers frères viennent d’être tués dans une vendetta. L’un, Gianfranco Sgambani, était fiché au grand banditisme.
– Elle s’en est finalement pas mal tirée. Elle aurait certainement réussi son examen d’infirmière et aurait été titularisée l’an prochain.
– Ce n’est pas son intelligence qui est en cause en ce moment.
Le commissaire pinça sa lèvre supérieure entre le pouce et l’index pour l’étirer.
– … à moins qu’elle n’ait été, justement, trop intelligente.
Il se tut pendant une longue minute, absorbé dans ses pensées. Il tapotait du bout de sa règle un buvard posé sur son bureau. Ses ongles étaient larges, épais et d’une propreté douteuse. Il releva la tête pour me regarder.
– Vous n’avez jamais revu Gaspar Hettisch depuis sa cuite à la Gasthof?
– Jamais.
– Par contre vous avez revu plusieurs fois Claudia Sgambani?
– Oui. On se voyait de temps en temps.
– Étes-vous son amant?
– Non. Claudia me plaisait, je ne m’en cache pas. Mais même si elle m’attirait, son côté dominateur me repoussait. Je voyais le piège dans lequel elle voulait me faire tomber. Par conséquent j’ai toujours repoussé ses avances.
– Est-elle amoureuse de vous?
Mes lèvres gonflèrent. Elles s’allongèrent vers l’avant pour former un grand sourire jovial.
– Alors là, monsieur le commissaire, je ne vois qu’une seule personne capable de répondre à votre question: Claudia Sgambani elle-même.
– Elle ne vous a pas déclaré son amour?
– Absolument pas!!
– N’avez-vous jamais eu l’impression que Hettisch était votre rival dans le cœur de mademoiselle Sgambani?
Je me suis redressé sur ma chaise comme piqué par des aiguilles. J’aspirais mes joues en dedans, mes paupières battaient..
– JAMAIS!!! Qu’est-ce qui peut vous donner une idée pareille, monsieur le commissaire?
Il a posé la règle noire avec laquelle il jouait. Il a poussé le buvard de côté. Il a mis ses deux coudes sur son bureau. Il s’est penché en avant pour me regarder dans les yeux.
– Gaspar Hettisch a été trouvé mort au fond d’un ravin, à cinq cents mètres de l’auberge où vous habitez.
– Il a fait une chute?
– Une mauvaise chute.
– C’était pourtant un enfant du pays qui connaissait la montagne comme sa poche!!
– Quand vous vous prenez trois balles de 9mm dans le dos, vous ne pouvez que tomber.17 La fille à la « Cantarina »
De tous les problèmes au milieu desquels je me débattais, en voici au moins un qui venait de se régler tout seul: tant que l'enquête sur le meurtre de Gaspar n'aurait pas abouti, je devais rester à la disposition de la police. Interdiction de quitter le territoire helvétique!!
– Avez-vous une idée sur ce crime? demandai-je au cours du souper (on dîne en France, mais on soupe en Suisse).
Andreas posa sa fourchette, décrivit un arc de cercle avec sa main et poussa un profond soupir.
– Trop d’idées… C’est bien ce qui coince les flics. J’en ai discuté cet après-midi avec Jacob Mendelspohl, le maire de Rappenhof. La police suit quatre pistes:
Toi: tu pourrais avoir eu une relation passionnelle avec Claudia et tu aurais tué Gaspar par jalousie.
Claudia: elle était peut-être tombée amoureuse de toi et elle aurait tué Gaspar parce qu’il l’aurait menacée.
Une exécution nazie: Gaspar clamait partout qu’il se vengerait de Kristine Niedbürth et de Sepp Auerbach.
Dans plusieurs tavernes, il a exprimé publiquement son désir de les tuer tous les deux.
Un règlement de comptes entre contrebandiers : la police soupçonne Gaspar de faire partie d’une bande de hijackers ; c'est-à-dire des pirates qui attaquent les contrebandiers, leur tendent des embuscades dans les souterrains des fortifications, leur volent leurs marchandises pour les vendre en Autriche.
– De ces quatre, quelle est ton hypothèse préférée?
Andreas s’essuya la bouche avec sa serviette. Il écarta largement ses mains en signe d’impuissance.
– J’élimine la première: je suis certain que ce n’est pas toi l’assassin.
– Merci…
– Pour les autres, je ne sais pas. Elles me paraissent toutes les trois plausibles. Je pense en effet que Claudia en pinçait pour toi. Et je la crois parfaitement capable du tuer ceux qui se mettent en travers de sa route… Même chose pour la mère Niedbürth: si Gaspar était devenu trop gênant, elle est tout à fait capable d’avoir ordonné son exécution.
– Par Auerbach?
– Lui ou un autre… Parmi les chemises brunes, ce ne sont pas les tueurs qui manquent.
– Et les contrebandiers?
– Possible aussi. Beaucoup de fermiers pauvres arrondissent leurs fins de mois par la contrebande ou la distillation d’alcool clandestin… Le plus souvent les deux à la fois. Si réellement Gaspar faisait partie d’une bande de pirates qui volait leurs marchandises, je ne donnerai pas cher de sa peau. Les contrebandiers ont la gâchette facile. Ça n’arrive pas souvent, mais il y a déjà eu des règlements de compte à coups de fusil dans les fortifications.
Le téléphone sonna. Andreas se leva pour répondre. Son anglais était épouvantable mais il arrivait à se faire comprendre. C’était un groupe de huit alpinistes qui demandait une réservation pour la première semaine de novembre.
– Des Néerlandais, nous dit-il en reprenant sa place à table. Ils parlent anglais comme une vache espagnole.
Susanne emporta la soupière et alla chercher la suite. Je bande chaque fois que je la vois de dos, partant vers sa cuisine, houlant de la croupe entre les pans de son tablier.
J’épongeai une tache sur la nappe avec un coin de ma serviette.
– Et le docteur Pfaff, qu’est-ce qu’il pense de tout ça?
– Je donnerais cher pour le savoir. Figure-toi qu’il a disparu lui aussi.
– Le docteur Pfaff a ….??
– C’est comme je te le dis. Introuvable. Le médecin chef de l’hôpital ne sait pas où il est. Sa gouvernante non plus.
– Frau Lauterbach!!… Elle s’occupe de tout dans la maison. Elle veille sur « son » docteur comme une poule sur ses poussins. C’est impossible qu’elle ne sache rien!!! Tu l’as vue?
– Je l’ai interrogée aujourd’hui même, en sortant de chez le maire. Elle dit qu’un soir, après souper, le docteur a reçu un appel téléphonique qui l’a mis dans tous ses états. Il s’est versé un verre de cognac. Il a mis son manteau, est sorti en toute hâte et n’est pas rentré.
– C’était quand?
– Lundi dernier.
– Tu as eu l’impression qu’elle disait la vérité?
– A priori, oui. Elle n’a pas pu entendre ce qui se disait au téléphone, mais elle est certaine que c’était une voix de femme. Elle pense qu’il est arrivé quelque chose à la femme du docteur et qu’il serait parti pour Berne.
– Avec seulement son manteau sur le dos? Sans bagage, pas même un sac de voyage?
– À moi aussi ça m’a paru bizarre.
Susanne revenait avec un appétissant et odorant ragoût de mouton aux tagliatelles quand le téléphone sonna à nouveau. Après une première réaction d’agacement, Andreas me fit un clin d’œil en allant décrocher: « Vive les clients!! Je préfère en avoir trop que pas assez. »
– Oui, vous êtes bien à la Gasthof Zahnradbahn… Oui, je suis Andreas Ehringer… Victor Blandl? Il est ici. Vous désirez lui parler?… Je vous le passe, madame.
Se tournant vers la table:
– C’est pour toi.
Je me suis levé. J’ai pris le combiné qu’il me tendait. Je me suis cramponné au comptoir pour ne pas tomber. Je devais avoir un visage de zombie fraîchement déterré car Susanne comme son mari se levèrent de sur leur chaise pour me regarder d’un air surpris, prêts à me porter secours au cas où je me serais écroulé.
J’ai très peu parlé. La seule chose qui comptait c’était d’écouter. Quand j’ai raccroché ma chemise était trempée. Je suis revenu à table en titubant. Je me suis laissé tomber sur ma chaise. Je me suis épongé le visage avec ma serviette.
– C’était Leni.
Une bombe explosant dans la salle à manger n’aurait pas produit plus d’effet. Andreas et Susanne m’entouraient, m’assaillaient de questions, l’un comme l’autre rouges comme des coqs, dans un état d’intense surexcitation.
Mon cœur reprenait lentement son rythme normal. Je me suis mis à rire – un rire saccadé, hystérique, à mi chemin entre la quinte de toux et la crise de larmes.
– Pour l’instant elle ne peut pas me dire où elle se cache. Mais elle est en Suisse, avec le docteur Pfaff.
– Mais enfin!!… Comment est-ce possible?
– Je suis autant dans le cirage que vous. Elle m’a dit qu’elle rappellerait demain matin.
Personne n’a beaucoup dormi cette nuit là à L’Auberge du train à crémaillère.
La matinée du mercredi s’écoula, interminable. J’entendais sonner toutes les heures au coucou de la salle à manger. Je restai à proximité du téléphone, en vain: les seuls appels furent des demandes de renseignements venant d’éventuels clients. A midi, Susanne m’interrogea du regard en mettant la table.
Je fis « non » de la tête.
– Non, toujours rien…
Nous ne nous sommes guère parlés pendant le repas.
Les événements devaient se précipiter à partir de 14 heures. Autant la matinée avait été désespéramment calme, autant l’après-midi fut mouvementée.
D’abord le commissaire.
– Pouvez-vous passer me voir, monsieur Blandl? J’aurai besoin de vous le plus rapidement possible.
Nous avons sauté dans la Ford et Andreas m’a conduit à Rappenhof. Au commissariat, les choses n’ont pas traîné. Un sergent en uniforme a introduit deux hommes menottés.
– Vous connaissez ces deux-là?
J’en connaissais un.
– Celui-là, c’est Sepp Auerbach. L’autre, non, je ne l’ai jamais vu.
– Et vous, monsieur Ehringer?
– Moi c’est la même chose. Je connais très bien, et depuis longtemps, Sepp Auerbach. Le petit brun en veste de cuir, je ne l’ai jamais vu.
– Il s’appelle Miloch Zlataric. Ce sont eux qui ont enlevé mademoiselle Sgambani à l’hôpital. Ce sont eux également qui ont assassiné Gaspar Hettisch.
Il fit signe au sergent de les reconduire dans leurs cellules et se tourna vers moi.
– Je ne vous demande pas si vous connaissez une jeune autrichienne nommée Leni Erfürth… Puisque c’est par amour pour elle et pour essayer de la délivrer que vous avez pris pension à la Gasthof Zahnradbahn.
Je mordis ma lèvre inférieure en avalant ma salive.
– Il est arrivé quelques chose à Leni?
Le policier hocha la tête en souriant.
– Oh que oui… Il est arrivé énormément de choses à mademoiselle Erfürth au cours des dernières quarante-huit heures!!! Mais rassurez-vous, monsieur Blandl, ce sont plutôt des choses agréables.
– Elle va bien?
– Très bien. Sans doute un peu fatiguée, on le serait à moins… Vous pourrez la voir tout à l’heure. Maintenant que ces deux bandits sont sous les verrous, nous n’avons plus besoin de la tenir cachée.
– Parce que Auerbach et Zlataric??
– … avaient un contrat pour la tuer elle aussi. Ils ont été payés 10000 francs suisses pour ces deux assassinats.
– Commandités par qui?
– Par Kristine Niedbürth. Elle n’a jamais digéré sa défaite lors de l’enlèvement manqué de Claudia Sgambani et a juré de se venger.
– Claudia est ici elle aussi?
Il passa une main sur son menton, m’observa un long moment.
– Non. Nous voudrions bien la trouver pour qu’elle nous donne sa version des faits. Malheureusement elle nous a glissé entre les doigts. J’ai alerté la police du Tessin au cas où elle essaierait de rejoindre son clan de sauvages, mais personne ne l’a vue là bas. Nous ne savons pas où elle est.
Il me tendit cinq feuilles dactylographiées reliées par une agrafe.
– Voici les aveux des criminels. Vous pouvez emporter cette copie pour la lire à tête reposée. Je vous contacterai si j’ai encore besoin de vous. Il va de soi que vous êtes maintenant libre de vous déplacer à votre guise…
Sa bouche esquissa un sourire narquois.
– J’entends dire que le réseau téléphonique français est meilleur que le nôtre… Néanmoins je pense que je pourrai quand même vous joindre à Paris en cas de nécessité.
Ma montre indiquait quatre heures moins dix. Dans la salle de garde transformée en tabagie, cinq ou six agents jouaient aux cartes en fumant des cigares bon marché qui dégageaient une écœurante odeur de mélasse. Le calendrier suspendu au mur représentait une ménagère qui perdait sa culotte à l’arrêt du bus; les bras encombrés par ses sacs bourrés de provisions, la pauvrette ne pouvait pas rattraper l’irrésistible descente du petit triangle de rayonne rose glissant le long de ses jambes. Elle ouvrait une bouche ronde comme un passe-boules dans une expression à la fois de panique et de délicieuse honte.
Vite dans la Ford d’Andreas, direction l’hôpital…
Le médecin chef nous reçut aussitôt dans son bureau.
– La police vient de m’avertir que le secret est levé. Maintenant que le danger est écarté, je peux tout vous dire. Le docteur Pfaff est venu sonner chez moi lundi dernier, à dix heures et demi du soir. Il était accompagné d’une jeune femme – une Autrichienne qui venait de passer clandestinement la frontière. Il m’a dit que les nazis la recherchaient et m’a demandé si je pouvais les cacher pendant quelques jours. J’ai un chalet à Waldhausen, à trente kilomètres d’ici. Je les y ai conduit, m’assurant que nous n’étions pas suivis. Ils sont là bas tous les deux.
La route en lacet ne cessait de grimper. Nous prenions à 10km/h les virages en épingle à cheveux. Les jours devenaient courts, le crépuscule tombait vite. Andreas alluma ses phares. Un chamois traversa la route dans le pinceau lumineux. Effectivement, d’éventuels poursuivants ne pouvaient pas passer inaperçus: il était impossible de rouler sur une pareille route sans lumière et des phares sont repérables à plusieurs kilomètres. A mesure que nous montions en altitude, des conifères remplaçaient les chênes et les hêtres. Les maisons se faisaient rares. Le chalet du docteur Marigold se dressa devant nous au milieu d’une prairie, à la sortie d’un bois de mélèzes.
Les volets étaient ouverts à toutes les fenêtres; aucune lumière ne brillait nulle part.
Ils devaient guetter dans la pénombre. Quand ils ont entendu le moteur de la voiture, le crissement des pneus sur le chemin de terre, ils sont sortis sur le perron.
J’ai couru vers le chalet. Elle a couru au devant de l’auto.
... Leni était dans mes bras!!!
Après avoir fermé la maison ils sont montés dans la Ford, Ambrosius Pfaff à l’avant, à côté d’Andreas, Leni et moi sur la banquette arrière. Elle portait encore sa tenue de vachère, mais elle était propre et sentait le savon. Elle avait certainement lessivé ses vêtements en arrivant. Je remarquai avec surprise qu’elle était bien chaussée.
Nous sommes arrivés à l’auberge juste à temps pour souper. Ne sachant pas à quelle heure nous rentrerions – ou même si nous rentrerions de la nuit – Susanne avait préparé un plat pouvant être servi à n’importe quelle heure: une raclette, entourée d’une généreuse pile de charcuteries de montagne, elle-même entourée de concombres aigre-doux et d’oignons confits à ces bizarres vinaigres qu’ils ont sur le Riswald (absinthe?).
Leni déclina l’offre d’un bain, disant qu’elle avait pris une douche au chalet et qu’elle mourait de faim.
– Voulez-vous au moins vous changer?
– Je n’ai pas d’autres vêtements que ceux que j’ai sur moi.
– Nous n’avons pas la même taille toutes les deux, mes robes ne vous iront pas. Mais je peux vous prêter une blouse si vous le désirez?
– Ah ça volontiers!!… Et je veux bien aussi un tablier, si ce n’est pas abuser.
– Venez, ça ne prendra que quelques minutes.
La femme d’Andreas entraîna Leni à l’étage. Lorsqu’elles redescendirent, Leni portait une courte blouse rose bonbon, le col et les manches soulignés par des festons de percale blanche rapportée. Son tablier était un tablier taille de style dirndl, en satin brillant violet. En plus elle sentait l’eau de Cologne. Ça la changeait de la bouse de vache!!!
Susanne apporta le champagne, un plateau d’amuse-gueule et Pfaff commença les explications pendant que notre rescapée se précipitait sur les canapés au leberwurst et les tartelettes au fromage saupoudrées de cumin.
– Quand Leni m’a appelé lundi soir, elle m’a demandé de venir la chercher dans le parc de l’hôpital. Elle craignait que ma maison soit surveillée. Je les ai trouvés assis sur un banc, dans le noir, à l’écart des réverbères. J’ai failli passer devant eux sans les voir.
– Leni et Claudia?
– Non, Leni et Gaspar.
Notre rescapée précisa.
– L’Italienne est venue me chercher à Imstersee avec sa moto rouge. Elle m’a conduit à Zirndorf où Gaspar m’attendait. Nous sommes allés ensemble au camp des travailleurs étrangers et Gaspar m’a fait passer la frontière par les anciennes galeries des fortifications. Où est-il? Pourquoi n’est-il pas avec nous ce soir?
Il y eut un long silence. Je tortillai ma serviette. Andréas baissait le nez sur sa tranche de pizza. Susanne tirait sur la bavette de son tablier à en faire craquer les bretelles.
– Gaspar Hettisch est mort.
Leni et le docteur sursautèrent dans leurs fauteuils.
– Mort!!… Quand? Comment? Il était avec nous il y a deux jours.
Tournant ma coupe de champagne entre mes mains, je leur ai raconté ce que nous avions appris de la bouche du commissaire.
– C’est arrivé à 500 mètres d’ici… Juste en bas, là où le pont franchit le ravin. Gaspar montait certainement à l’auberge pour nous prévenir.
Pfaff approuva.
– Je lui ai dit que j’emmenais mademoiselle Erfürth dans un lieu où elle serait en sécurité. Je lui ai demandé de prendre sa pétrolette et de vite monter vous avertir. Ils l’auront repéré et suivi. Mais pourquoi le tuer?
– Pour que nous n’apprenions pas qu’il avait fait passer la frontière à Leni. Auberbach et Zlataric avaient un contrat de 10000 francs pour la tuer elle aussi.
– Comment Gaspar a-t-il été tué?
– De trois balles de Mauser dans le dos. Zlataric a jeté le fusil dans le lac de Constance, mais sur la rive allemande. Comme les Boches refusent de laisser descendre un scaphandrier suisse dans leurs eaux, il y a de fortes chances pour que l’arme du crime ne soit jamais retrouvée.
– Et Claudia… Qu’est-elle devenue dans tout ça?
– À table!! appela Susanne. Notre rescapée meurt de faim, elle nous racontera ses aventures en mangeant la raclette.
Pour manipuler le fromage et les charcuteries, elle enfila son grand tablier de cuisine à bretelles par-dessus son tablier taille.
Le champagne bu, nous sommes passés au Tegerfelder.
Le vendredi de la semaine précédente, en milieu de matinée, Leni gardait ses vaches quand elle avait vu s’arrêter une grosse moto rouge sur le chemin, en haut de la colline. Une jeune femme en tenue de motard est venue vers elle à travers la prairie. Claudia lui a dit qu’elle venait de ma part. Elle lui a demandé si elle voulait toujours quitter sa communauté des « Vieux Croyants ». Sur sa véhémente réponse affirmative, la motocycliste lui a dit de se tenir prête pour lundi.
– Où prenez-vous votre repas de midi? Dans votre communauté où ici à l’alpage?
– Ici. J’emporte mon déjeuner en partant le matin.
– Du combien chaussez-vous?
– Du trente-huit.
– Dans la journée, personne ne vient vous voir?
– Ça peut arriver, mais c’est très rare. Il faudrait qu’il soit arrivé quelque chose de vraiment grave au couvent.
– Donc je peux venir vous chercher le matin? Plus tard les « Vieux Croyants » découvriront votre disparition, plus nous auront pris de l’avance sur eux.
– Faites attention… Ils ont un service d’ordre redoutable et très bien organisé!!
– Je sais, j’ai pris mes renseignements. Ne craignez rien, votre évasion a été soigneusement préparée. Vous monterez derrière ma moto. Je vous conduirai à Zirndorf où le passeur vous attendra. Lundi soir vous serez en Suisse.
Claudia lui avait adressé un sourire mi-figue mi-raisin.
– … en Suisse et dans les bras de votre fiancé.
Le camp des travailleurs étrangers se trouvait entre le village de Griesheim et le gros bourg de Zirndorf, plutôt plus près de Griesheim. Une vingtaine de bâtiments préfabriqués et six ou sept grandes tentes militaires avaient surgi au milieu d’un champ, sorte de caravansérail abritant une foule bigarrée d’ouvriers et d’ouvrières de nationalités les plus diverses: Italiens; Polonais; Roumains; Galiciens; Bosniaques; Albanais… Toutes les femmes étaient en blouse. La plupart portaient un tablier par-dessus la blouse et un foulard sur les cheveux. Les Allemands ne font jamais les choses à moitié. Ils avaient remis en service deux tronçons de la voie à crémaillère, monté tout leur matériel sur les sommets et ouvert un gigantesque chantier pour remettre les forts en activité. On parlait toutes les langues là-haut, sauf peut-être l’araméen. Les travailleurs en jouaient, s’amusant à exaspérer les Allemands en faisant semblant de ne rien comprendre aux ordres gutturaux que leurs feldwebels aboyaient à longueur de journée.
En arrivant à son alpage lundi matin, Leni avait aperçu de loin la moto rouge, garée sur l’étroit chemin de terre. Son sauvetage n’était pas un rêve. Claudia lui avait apporté une paire de chaussures de marche bien brisées, usées même, et d’épaisses chaussettes de laine. Leni ota ses sabots, enfila les chaussettes, laça les chaussures sans trop les serrer.
– Prête?
– … PRÊTE!!!
– Voici comment nous allons procéder pour ne pas nous faire repérer. Le camp et la voie ferrée sont gardés par des soldats allemands. Tous les lundis, entre neuf et dix heures, un camion vient chercher des matériaux de construction à Zirndorf. Le contremaître est prévenu, il vous laissera monter: c’est un Autrichien qui trafique depuis ne nombreuses années avec les contrebandiers suisses. Il stocke dans ses hangars autant de cartouches de cigarettes et de barres de chocolat que de sacs de ciment. Votre passeur vous attendra là. Le camion vous conduira au camp. Mêlés aux bûcherons, maçons, couvreurs, charpentiers et autres soudeurs, vous prendrez le train à crémaillère qui vous montera jusqu’aux fortifications. A partir de là, vous n’aurez qu’à suivre votre guide…
A Zirndorf, Gaspar et le contremaître attendaient leur « cliente », comme convenu. Ils inspectèrent sa tenue de vachère qu’ils trouvèrent tout à fait de circonstance.
– C’est parfait, approuva le contremaître, elle est même plus propre qu’une Croate.
A l’entrée du camp, la sentinelle allemande regardait d’un air ahuri une ouvrière – Moldave ou Ruthène – qui pissait au milieu du chemin, à la vue de tous. La femme accroupie relevait des deux mains sa blouse d’épaisse toile bleue, maculée de taches, sous laquelle on devinait plusieurs épaisseurs de jupons jaunâtres. Son urine fumait; le jet s’écoulait avec un bruit de fontaine.
Assises sur un banc devant le baraquement des cuisines, cinq femmes en tabliers à bretelles épluchaient des pommes de terre qu’elles lançaient dans une barrique en bois cerclée de fer rouillé. Des détritus jonchaient le sol, fouillés du museau par une escouade de chiens faméliques.
La « gare » – un quai en planches, une grue à vapeur, un butoir pour arrêter les wagons – se trouvait à la sortie nord du camp. La route y conduisant passait devant l’infirmerie, signalée par une croix rouge. Lorsque Gaspar et Leni passèrent, une infirmière allemande fumait une cigarette sur le pas de la porte. Elle les suivit d’un regard qui en disait long sur ses pensées. Qu’on fasse travailler cette sous-humanité pour l’extension et la montée en puissance du Grand Reich, c’est parfait… Puis, quand nous serons les maîtres du monde, direction chambres à gaz…
La locomotive était une Winterthur pour voie étroite à crémaillère, attelée à quatre wagonnets aussitôt pris d’assaut par les ouvriers, sous le regard indifférent des soldats allemands, casqués et l’arme à la bretelle.
Gaspar ne bougea pas.
Ils firent partie du second voyage. Gaspar expliqua, sa voix se perdant dans le brouhaha général:
– Le train précédent montait au Spitz, tenu par des troupes allemandes. Tandis que ce train-ci va nous déposer aux bastions 7 et 8 du fort de la Linterthur, où les gardes-frontière sont encore des Autrichiens. Je connais l’adjudant là-haut; c’est moi qui lui fournis des cigarettes et du café. Il trouvera un prétexte pour éloigner ses hommes du tunnel au moment où nous nous engouffrerons dedans. La Suisse ne sera plus qu’à trois cents mètres. Ça va, mademoiselle?
– Ça ira mieux quand nous serons passés. Mais n’ayez aucune crainte, je ne vais pas piquer une crise de nerfs là-haut.
La loco tousse. Ses soupapes éternuent, crachent, fument. Ses pistons pissent l’huile. Les engrenages de la crémaillère font un bruit de crécelle.
Effectivement, les soldats qui assistent au débarquement des ouvriers parlent avec l’accent autrichien et n’ont pas encore touché des uniformes allemands. Gaspar discute à l’écart avec un sous off’ bedonnant, sa panse formant un gros ballon par-dessus le ceinturon. Leni semble beaucoup plaire à un jeune caporal. Elle lui fait le grand jeu de la paysanne séduite, battant des cils, joignant les mains, se tortillant dans son tablier. L’adjudant se précipite sur Leni, roule des yeux de bouledogue, lui montre du doigt les fortifications et beugle:
– Au boulot… Schnell… Arbeit… Saloperie de Polak de merde… Tu t’crois payée pour ne rien foutre?
Le caporal s’éloigne prudemment pendant que Leni et son guide disparaissent sous terre. Gaspar fouille dans son sac à dos. Il donne à Leni une lampe frontale, s’en sangle lui-même une autour de la tête.
Des galeries – comme dans une mine, mais plus hautes. Des éboulements par endroits obligent les fugitifs à escalader des tas de gravats, à se faufiler entre des bois de charpente écroulés.
Des carrefours. Des ronds-points souterrains. D’autres galeries. Une ancienne salle de garde on voit encore les ronds laissés par les innombrables chopes qui se sont posées sur cette table vermoulue et enveloppée d’un tissage de toiles d’araignée.
Gaspar se dirige à travers ce labyrinthe comme s’il naviguait dans les rues de Rappenhof.
Lundi 21 octobre 1938, à cinq heures quarante-trois de l’après midi.
Une lueur au bout de la galerie…
Les rayons obliques du soleil couchant teintent d’or et de pourpre les sapins du Riswald.
La Suisse.
LA SUISSE!!!!
Le suite, vous la connaissez. Enfin… Vous en connaissez la plus grande partie. Après des adieux touchants, accompagnés d’un repas fortement arrosé, nous avons pris congé de Susanne, d’Andreas et d’Ambrosius Pfaff. Par courtoisie (fortement teintée de curiosité), je suis allé dire au revoir au commissaire de Rappenhof; les recherches lancées pour retrouver Claudia n’avaient pas abouti; la police pensait qu’elle avait quitté le territoire helvétique pour s’installer en Italie, pays dont elle parlait couramment la langue. Et comme la police de Mussolini se montrait peu coopérante, il paraissait vraisemblable qu’aucun parmi nous ne saurait jamais ce qu’était devenue l’aide soignante judoka de l’hôpital de Rappenhof…
Pourquoi est-elle allée chercher Leni à Imstersee, alors que nos tentatives de chantage avaient échoué?J’avais accepté de me laisser fouetter par Claudia… Elle avait refusé. Le docteur Pfaff lui avait proposé de ne jamais révéler ce qui s’était passé dans la chambre 146 et de la pistonner pour son examen d’infirmière… Elle avait refusé.
Elle avait conçu son plan toute seule. Sans en retirer le moindre bénéfice pour elle.
Pourquoi?
Andréas nous a proposé de nous conduire à Zürich afin que nous puissions prendre le train rapide, direct pour Genève. Je l’ai chaleureusement remercié mais j’ai refusé. Je tenais à refaire en sens inverse, Leni serrée contre moi sur la dure banquette de bois jaune clair, le trajet du tortillard s’arrêtant à toutes les gares… Schwerzenbach… Fehraltorf… Hermutswill… Au… Lütisburg… Degersheim… Schlatt-Halsen… Ce trajet que j’avais parcouru au mois de septembre, la rage aux tripes et la mort dans l’âme, me demandant comment je pourrais sauver Leni.
Notre arrivée à Genève a été fêtée par un repas fortement arrosé offert par « Jumbo » Bouchard, qui nous a hébergés le temps que je trouve un appartement.
Nous avons habité 120 boulevard de la Cluze, à Plainpalais. Mes reportages alarmistes commençaient enfin à intéresser les grands journaux français; mon livre sur Tchang Kaï-chek et le Guomindang était traduit en huit langues; je gagnais très confortablement ma vie. Les caricatures politiques de Leni plaisaient; elle aussi se fit un nom comme dessinatrice engagée.
Le 15 mars 1939, le téléphone sonna dans notre chambre. À cinq heures du matin. C’était Jumbo.
– Bordel, Vic, t’avais raison!!
– Raison sur quoi?
– L’armée allemande vient d’envahir la Tchécoslovaquie.
– Quand?
– Y’a même pas une heure. En ce moment, les chars boches roulent vers Prague.
Bien que pour moi ce ne fût pas une surprise, je ressentis un pincement au cœur. Jusqu’où va-t-on laisser aller ce dingue qui s’autoproclame le fédérateur d’un pseudo « pan-germanisme »… Réécrivant l’histoire pour la faire coïncider avec sa folie?
Quelle va être la prochaine nation « absorbée »??
Quelques jours plus tard – le 27 – le docteur Pfaff m’appela. Sa voix au bout du fil était terriblement émue.
– Je viens d’avoir des nouvelles de Claudia.
Je fis un bond sur ma chaise.
– Où est-elle?
– Écoute, Victor… Je pense qu’il est préférable que je te fasse suivre sa lettre… Ton adresse est toujours : 120 boulevard de la Cluze, à Genève?
– Oui.
– Je te la poste aujourd’hui.
Le Riswald et les vallées limitrophes étaient en pleine période de dégel. Des avalanches bloquaient des zones entières, les ruisseaux se transformaient en torrents, emportant tout sur leur passage. Beaucoup de routes étaient interdites à la circulation. La lettre du docteur mit plus d’une semaine à me parvenir.
La première feuille de papier portait l’écriture du docteur: « Tu vas tout de suite comprendre pourquoi je ne peux pas trahir Claudia en te faisant un résumé de sa lettre – Amité – Ambrosius. »
La deuxième feuille, incluse dans la première, était rédigée de la main de Claudia, l’écriture inclinée à gauche, l’angle de chaque lettre cassant et pointu:
« Cher docteur,
« Une FEMME ne cède pas au chantage – Étant, je l’espère, une FEMME, je ne pouvais que traiter vos offres par le mépris. Je ne veux pas de votre insultant « piston » pour être reçue à mes examens; je veux réussir mes examens par moi-même, par la seule valeur de ma force et de mon intelligence. Le chantage de Victor Blandl me forçait, en cas de défaite (s’il avait supporté sans broncher mes 50 coups de fouet), à porter ce ridicule et humiliant tablier de pute… « Pute » signifiant, dans mon esprit, toutes ces petites dindes qui cherchent à s’attacher leur mec par la séduction en tablier… Tortillant du cul dans leur cuisine pendant qu’elles font la bouffe et préparent l’apéro… C’est très exactement ce que voulait Victor: me ravaler au rang de ces pauvres idiotes. Je suis à peu près certaine qu’il serait sorti vainqueur de l’épreuve: serrant les poings et les dents, il aurait été capable, j’en suis sûre, de subir sa flagellation sans proférer une seule plainte. Auquel cas la vaincue ç’aurait été moi… C’est MOI qui aurait porté cet abominable et humiliant tablier. J’ai refusé de prendre ce risque. Je me suis enfuie.
« Enfuie…
« Alors, allez-vous vous demander, pourquoi suis-je allée à Imstersee? Pourquoi ai-je recruté le petit Hettisch pour qu’il fasse passer Leni en Suisse? Pourquoi ai-je payé ses services en le flagellant et me laissant baiser par lui, alors qu’il n’est absolument pas le type d’homme qui m’attire?
« Pourquoi?
« La réponse c’est, je pense, parce que je crois – je dis bien JE CROIS – être tombée amoureuse de Victor. Alors j’ai voulu lui montrer de quoi UNE FAIBLE FEMME était capable… Ces femmes qu’il domine et méprise… Ces NANAS comme il les appelle… Intéressées; vénales; cupides… Lui prouver que je n’étais pas ça.
« LE FORCER À ME RESPECTER.
« Oui, c’est cela. Le sauvetage de Leni Erfürth a été pour moi une question d’honneur – sauver ma rivale, sans rien demander en échange; puis me retirer en gardant pour moi ma souffrance.
« Je me retire, docteur. Ma décision a été mûrement réfléchie; c’est certainement ce que j’ai de mieux à faire aujourd’hui.
« L’armée allemande a envahi la Tchécoslovaquie, les nations occidentales s’étant déculottées à Munich. J’ai écouté à la radio la déclaration de Churchill: Vous aviez le choix entre le déshonneur et la guerre. Vous avez choisi le déshonneur et vous aurez la guerre. La Résistance tchèque a besoin de combattants. Je pars pour Prague demain. Je pense être plus utile dans les rangs des maquisards antinazis qu’à donner des lavements à l’hôpital de Rappenhof.
« Merci, docteur, pour votre proposition – même si elle était intéressée.
« Embrassez pour moi Susanne et Andreas.
« Victor Blandl?… DITES LUI QUE JE L’EMMERDE.
« Avec mon très amical souvenir,
« Claudia Sgambani. »
J’ai gardé longtemps cette lettre dans ma main gauche, le regard fixe, mes tripes effectuant quelques douloureux sauts périlleux.
Un jour – j’ai oublié la date – La Tribune de Genève a publié sur sa une:
LA RÉSISTANCE TCHÈQUE ATTAQUE
Un bref article disait qu’un train rempli de militaires allemands avait déraillé, à la suite d’un sabotage des voies, à une centaine de kilomètres à l’ouest de Prague, entre Zilina et Kamenné-Zehrovice. Je me suis versé un Bruichladdich. J’ai allumé une Gauloise bleue avec mon briquet d’amadou. Mes oreilles entendaient l’impressionnante mélodie du 1394cc en V à soupapes culbutées.
La Verzazca selvaggi faisait-elle partie de ce commando de patriotes?
Après l’Autriche et la Tchécoslovaquie, ce fut au tour de la Pologne…
Je reçus une lettre du consulat de France. Elle avait pour en-tête deux drapeaux français entrecroisés. Par décret du Président de la République, la mobilisation des armées de terre, de mer et de l'air était ordonnée, ainsi que la réquisition des animaux, voitures, etc. Le premier jour de la mobilisation générale était le samedi 2 septembre 1939, à zéro heure.
Je devais me présenter le lundi 4 septembre, avant midi, à la caserne Galbert, route de Genève à Annecy.
Mon parcours fut celui de bien d’autres. Quand mon unité s’est débandée à Pau, j’ai franchi les Pyrénées (j’avais de l’entraînement) pour rejoindre l’Afrique du Nord où une poignée d’officiers « dissidents » voulaient continuer à se battre.
Dans la matinée du 16 aout 1944, je débarquais sur la plage de Cavalaire vêtu du battle dress américain, appartenant à « l’Armée B » du général de Lattre de Tassigny (qui allait bientôt devenir la Première Armée Française – « Rhin et Danube »)
J’étais lieutenant de spahis.
Vous savez comment j’ai retrouvé Leni au carnaval de Graz, en lui pritschant son derrière moulé de drap kaki.
Après notre nuit à « Tahiti », celle qui avait été ma fiancée autrichienne a une fois de plus disparu de ma vie. Elle est retournée dans son monde à elle et ne m’a plus donné signe de vie pendant plusieurs années…
… jusquà sa lettre. Le repère que j’ai, c’est que cette lettre m’est parvenue, à Paris, à peu près au moment où j’avais été frappé par la mort, presque simultanée, du maréchal Pétain et de l’acteur Louis Jouvet.
LENI!!!
Elle aura été imprévisible jusqu’au bout.18 Conclusion et fin
Imstersee, le 15 août 19 ----
Mon (très) cher Victor.
Voici quelques nouvelles de ta « Fraulein ». Qu’au moins tu saches qu’elle est toujours vivante. Et toujours aussi cinglée!!
Où es-tu? En France, ou reparti pour quelque reportage lointain? Je t’écris cette lettre sans même savoir si elle te parviendra. Et si elle arrive jusqu’à toi… la liras-tu?
Je sais que tu m’as cherchée à Vienne. Je te dois donc des explications sur ma conduite. Au carnaval de Graz, notre nuit à « Tahiti » a été merveilleuse – si merveilleuse que, figure toi, je l’ai très mal supportée. La surprise de te retrouver en Autriche a été si subite, si inattendue!!… J’ai un peu perdu la tête, pardonne moi. Quand tu m’a demandé si j’avais un homme dans ma vie, je t’ai répondu non, ce qui était vrai. Oui, j’étais libre. Enfin… ce qu’on appelle être « libre ». En fait j’étais inféodée jusqu’aux moelles, engluée dans mes contradictions, mes ambivalences. Prisonnière de personne, sinon de moi-même. J’étais une vraie girouette à cette époque. Ce que je désirais la veille, je le repoussais le lendemain. Bref, tu l’as compris, je tenais une névrose carabinée.
Durant mon bref passage dans l’armée britannique, j’ai eu une liaison homosexuelle avec une WAAC. La rupture a été très pénible. Je suis retournée avec un homme, sans réel plaisir. Étais-je lesbienne? Hétéro? Bisexuelle? La possibilité m’a été donnée de prendre la nationalité anglaise. Devais-je la prendre par intérêt? L’Angleterre était riche et victorieuse. Mon pauvre pays était dévasté, ruiné, dépecé entre quatre zones d’occupation. Seulement je suis Autrichienne. Même si beaucoup de choses m’ont plu en Grande Bretagne, je ne sentais absolument pas Anglaise. Si je m’étais mariée avec toi, peut-être serais-je devenue Française? Tu m’as tellement parlé de Paris que j’ai l’impression que je pourrais me diriger dans le métro les yeux fermés. M’emmènerais-tu dîner au Grand Véfour, au Palais-Royal. Ou chez Poccardi, sur les Grands Boulevards ??
Te souviens-tu de ce tablier vert que j’avais acheté dans une boutique pour touristes, sur les quais de la Mur pendant le carnaval? Un tablier avec Graz Fasching, Österreich, écrit sur la bavette. Ce qui s’est passé est un peu de sa faute. Un ras de marée de souvenirs s’est mis à déferler dans la tête. Toi et moi. Honningerstrasse et le théâtre japonais. Imstersee chez ces religieux sado-maso. Mon passage rocambolesque de la frontière Suisse, sauvée par cette Italienne à la moto, empruntant le train à crémaillère des ouvriers et me faufilant avec ce jeune contrebandier à travers les souterrains des anciennes fortifications. Genève. Notre appartement à Plainpalais. Nos jeux que j’ai tant aimés à un moment de ma vie. Et dont tout à coup je ne voulais plus. Enfin, plus de la manière dont nous les avons joués ensemble. J’avais trop changé.
Sachant que tu chercherais à me retrouver, j’ai demandé, et obtenu, mon transfert en zone britannique d’Allemagne. J’ai été démobilisée au printemps 1947. Rentrée en Autriche, j’y suis retournée. Oui, Victor, tu as bien lu: J’Y SUIS RETOURNÉE. Où ça? À Imstersee, bien sûr. Chez les « Vieux Croyants » Tu connais le dicton: Qui a bu boira!!
Je pense que ma première motivation était la curiosité. Comment la communauté avait-elle traversé les années de guerre? Ma foi plutôt bien. Avec l’élevage et les cultures maraîchères, le domaine se suffisait à lui-même. Ces vallées du Tyrol profond n’avaient guère été touchées par les combats. Seule une petite usine de Feldkirch, travaillant pour les Allemands, avait été détruite par un bombardement américain. Herr Löwendorfer était mort: une crise cardiaque l’avait emporté pendant son sommeil. J’ai mis des fleurs sur sa tombe. Hedwig Moltke était toujours fidèle au poste. Son visage avait pris quelques rides, mais elle paraissait toujours vaillante à l’ouvrage. Par contre ce qui avait radicalement changé, c’était son comportement. Alors que l’avais connue maîtresse du domaine, régentant hommes, femmes et bêtes, aboyant des ordres comme un feldwebel dans une cour de caserne et menant le vieux Löwendorfer par le bout du nez, voilà qu’elle n’était plus qu’une servante en blouse bleue et grand tablier à bretelles, dévouée corps et âme au nouveau gourou, un Serbe nommé Maxim Djindjić. A ma grande surprise, mon ancienne ennemie m’accueillit cordialement, je dirai même amicalement. La voyant descendue de son piédestal, humble et soumise, toute idée de me venger des avanies qu’elle m’avait fait subir autrefois s’évanouit. Ma sympathie à son égard s’accrut même considérablement lorsque, quelques jours après mon arrivée, j’appris par la femme en charge de la lingerie que le Père Djindjić punissait Hedwig de ses éventuels accès de colère en lui troussant les cottes et lui donnant le fouet. J’appris aussi que le nouveau directeur avait réintroduit la polygamie chez les « Vieux Croyants ». L’une de ses femmes venait justement d’être répudiée pour ivrognerie. La place serait-elle vacante? J’eus aussitôt envie de mieux connaître ce « Père Max », dont tout le monde parlait avec crainte, déférence et respect.
Hedwig Moltke fit les présentations dans son bureau. Une bouteille de tokay de Hongrie rafraîchissait dans une gargoulette en terre poreuse. Des icônes, des grimoires poussiéreux traînaient un peu partout. Il me déshabilla du regard, puis m’ignora. Il se remit à lire et nous congédia d’un signe.
Je ne revis pas le Père Djindjić avant l’office du dimanche. Sa haute stature, ses yeux gris-bleus, son front immense, sa barbe d’un noir de jais taillée au carré à mi-poitrine, m’en imposèrent immédiatement. Une sorte de magnétisme émanait de toute sa personne. Je ne pus m’empêcher de sourire en comprenant pourquoi la sèche et pincée Fraulein Moltke, notre ancien cerbère, avait relégué sous son tablier ses instincts de dominatrice et filait devant le Maître comme une gamine file au lit après avoir reçu la fessée de son papa sévère…
La robe blanche – celle de « l’apôtre Pierre » – chère au défunt Löwendorfer, avait disparue, remplacée par une longue lévite noire qui faisait ressembler le Père Max à un prêtre orthodoxe. De fait, j’appris plus tard qu’il avait été moine en Bosnie-Herzégovine, puis avait combattu avec les partisans yougoslaves du maréchal Tito, finissant la guerre avec le grade de colonel. Ce qui ne l’avait pas empêché de fuir son pays quand les accords de Yalta avaient placé la Yougoslavie dans le bloc communiste.
Il monta au pupitre, ouvrit un gros livre à reliure ouvragée, laissa courir sur les fidèles un regard qui couvrit mes cuisses de chair de poule et fit durcir mes seins. Je portais un dirndl à corsage bleu ciel, jupe bleu marine et tablier rouge.
Le Père Max raconta à l’assemblée des fidèles les étonnantes aventures de Domingo Nuňez de Guzmán, plus connu sous le nom de Saint Dominique. Envoyé par le pape pour accompagner Simon de Montfort dans sa croisade contre les Albigeois, « Frère Dominique », comme on l’appelait en France, laissa libre cours à ses penchants ouvertement… oui, misogynes, comme on l’interprète un peu trop superficiellement aujourd’hui… en fait profondément fondés sur l’observation scrupuleuse des mœurs de la race humaine et sur une analyse redoutablement perspicace de la rouerie féminine. C’est ainsi que dans ses prédications restées célèbres, Saint Dominique ne cessait de mettre ses disciples en garde contre la séduction, d’autant plus redoutable qu’elle est insidieuse et masquée, exercée sur les hommes par le sexe opposé: « Il faut toujours se méfier des femmes », leur recommandait-il. « Pour une qui est sage, il en est mille qui sont folles ou possédées par Le Malin. La femme est plus secrète que le chemin où, dans l'eau trouble, se faufile la visqueuse anguille. Comment pourrait-on attendre qu’elle dise la vérité, puisque pour elle la vérité est synonyme de mensonge? » Ce n'est qu'à contrecœur que Saint Dominique accepta de fonder une couvent de femmes, pour y recevoir des jeunes filles cathares converties. En leur imposant toutefois des règles extrêmement sévères et contraignantes pour les maintenir dans un état d'infériorité et de culpabilité permanente.
Max nous apprit que ce saint avait inventé un martinet aux lanières de longueurs inégales, pour que « la surface châtiée fût uniformément meurtrie et que la correction portât mieux ses fruits »!!
Et allons y du martinet pour expulser le « Malin »! pensai-je en mordant ma lèvre inférieure. Que la femme soit ou non consentante n’a strictement aucune importance, voyons!!… On lui baignera ensuite la croupe dans l’eau bénite pour apaiser la cuisson.
J’aurais assez aimé rencontrer ce macho espagnol, ne serait-ce que pour lui rentrer dans le lard, plongeant des nuages tête la première, bec aiguisé et griffes dehors. Tu sais: les Harpies… J’aime tout particulièrement la représentation qu’en a fait Félicien Rops.
De deux choses l’une: ou notre cher frère Dominique faisait partie de ce cénacle, vraiment très restreint, des vrais Maîtres; auquel cas je lui aurais offert la bagarre de sa vie, avant de me rouler à ses pieds en tablier de cuisine, présentant mon cul à la fessée. Ou bien il était encore un autre de ces faisans, tout en plumes et rien dans les couilles; auquel cas je te l’aurais châtré vite fait et dans les grandes largeurs…
Ja wohl, mein chatz.
Elle doit te paraître épouvantable, endoctrinée, fanatisée, hein, celle qui, à Genève, aimait faire la vaisselle cul nu, debout devant l’évier avec les pans de son tablier écartés, exhibant son derrière enflé et turgescent, gaufré de boursouflures violacées…
Oui, mon Victor, j’ai aimé ces jeux. Oui, oui – Je ne me renie nullement – tu m’as énormément fait jouir. Tu es un homme avec qui je ressens beaucoup d’affinités. Simplement je veux toujours plus… PLUS… PLUS… Es-tu capable de comprendre ça? Le signe + + + . Tu m’as aimée, je n’en doute pas. Tu me l’as prouvé. Tu m’as aimée au point de prendre de gros risques pour m’arracher, au nez et à la barbe des Boches, des griffes de la Moltke – cette Hedwig qui, ironiquement, est devenue depuis ma meilleure amie et alliée…
Elle est complètement folle, cette pauvre Leni!!!
Je reconnais que c’est d’ailleurs l’une des hypothèses plausibles: je suis peut être folle.
Si c’est le cas, il ne me reste qu’une seule chose à faire: assumer au mieux ma dinguerie, pas vrai?
Toujours est-il que cette lecture du Père Max sur Saint Dominique, mettant l’accent sur la sévérité du saint envers les femmes, me bouleversa au point que je n’en dormis pas de la nuit. Je me tournai et me retournai dans mon lit, énervée, enfiévrée, l’entrejambes humide, mon gros derrière appelant la fessée…
… que ma tête refusait tout aussi farouchement.
J’ai passé toute la nuit à me battre contre moi-même: « MOI Dominatrice » contre « MOI Soumise ».
Mon « MOI » intellectuel contre mon « MOI » sensuel.
L’image du moine serbe ne cessait de me hanter.
J’aurais adoré fesser Hedwig devant le Père Djindjić. Mais quelle serait ma réaction si le moine barbu, taillé en bûcheron des Carpates, me prenait, MOI, en travers de ses genoux, m’allongeait, MOI, sur sa longue lévite noire et me fessait, MOI, cul nu devant Hedwig?
Au cours de cette nuit agitée, peuplée des rondes incessantes du petit vélo qui pédalait furieusement à l’intérieur de ma boîte crânienne, je découvris un rouage essentiel de ma composante sado-masochiste: il y a une différence fondamentale entre une femme qui se laisse dominer. Et une femme QUI SAIT QU’ELLE DOIT ÊTRE DOMINÉE.
C’est le jour et la nuit.
Dans le premier cas, elle se sent faible au départ, incapable d’attaquer une situation de front afin de la maîtriser directement. Alors son jeu de séduction – de « séduction féminine », cela va sans dire! – consiste à berner son mari en le flattant, en admirant sa poitrine velue et ses biceps, en tressant des couronnes de laurier à sa virilité, en lui léchant les bottes, en acceptant de recevoir la fessée quand elle a été « vilaine », en faisant semblant de lui obéir « au doigt et à l’œil », en étant une ménagère modèle, une frotteuse de parquets, un cordon bleu en cuisine, une mère pondeuse et vertueuse… pour mieux le contrôler et l’assujettir. Il est là, le grand mensonge de base. Ces femmes donnent l’impression de se laisser dominer, en donnant l’illusion qu’elles aiment leur soumission. Alors qu’en réalité c’est en jouant habilement de leur « faiblesse » qu’elles prennent le pouvoir et finissent par obtenir de l’homme tout ce qu’elles veulent. Ce jeu, souvent inconscient, est monnaie courante dans les familles de la bourgeoisie catholique autrichienne. L’as-tu observé en France également?
Le deuxième cas relève d’une psychologie totalement différente, inversée pourrait-on dire. Ici la femme se sent forte, capable, volontaire. Osons dire virilisée. Elle sait qu’elle a des tendances à l’agressivité, et même à la domination. Et c’est très exactement ce qui lui fait peur!! N’en étant pas moins une femme biologique, sa personnalité est tiraillée entre ces aspect opposés, apparemment inconciliables. Son côté féminin aspire aux valeurs traditionnelles de douceur, de sensibilité, de tendresse, de dévouement, de maternité. Seulement il lui est impossible de s’y abandonner pleinement, puisque son orgueil refuse ce qui serait considéré comme une capitulation, une défaite. Non ! je ne céderai pas. Non! je ne laisserai pas un homme prendre l’ascendant sur moi. D’abord de quel droit? Je veux avant tout savoir qui il est réellement, ce beau macho qui prétend me dominer? (Il a même osé employer le mot « dresser »). Ne serait-ce pas un tyran domestique de plus? Un de ces lutteurs forains en carton pâte dont la fausse virilité ne sert qu’à cacher leur peur de la femme? Un Napoléon de chambre à coucher dont l’ego boursouflé masque – masque mal – l’infantilisme, la faiblesse de caractère, le manque de confiance en soi?
Tu m’as reconnue dans ces lignes, n’est pas, Victor?
C’est moi ça. Je n’ai plus envie de jouer à la domination/soumission, comprends-tu? Je n’en ai plus envie parce que cela ne me satisfait pas. Je n’y trouve pas mon compte. Laisse-moi te raconter…
Max, Hedwig et moi, nous étions allés à un haras des environs, pour prendre rendez-vous et conduire l’une de nos juments à la saillie. Nous avons visité l’établissement, admiré les magnifiques étalons: Anglo-normands fins et racés… Arabes nerveux… Mecklembourgeois énormes et puissants… Percherons aux pattes éléphantesques…
Le manège et les pistes d’entraînement se trouvaient un peu plus loin, à la lisière d’un petit bois. Un homme, en bottes boueuses et chandail avachi, était en train d’y dresser un cheval. Un jeune alezan doré de toute beauté. Nous nous sommes approchés pour les regarder travailler. Je n’étais pas la seule que ce spectacle fascinait. Je connais suffisamment Hedwig pour m’être rendue compte que son émotion égalait, sinon dépassait la mienne. Elle haletait littéralement. C’était extraordinaire, incroyable… presque fou!! Un combat, non seulement entre deux forces de la nature, mais aussi entre deux volontés, aussi farouchement obstinées et déterminées l’une que l’autre. La volonté du dresseur d’arriver à ses fins à force de fermeté, d’inflexibilité, de supériorité intelligente et compréhensive. La volonté de l’alezan de ne pas se laisser faire, de refuser l’indignité d’être sellé et bridé, de combattre jusqu’au bout. Ça, Victor, c’était l’exemple parfait de la VRAIE domination/soumission. Pas une pantalonnade destinée à finir sur le lit par une partie de jambes en l’air.
Lorsque la séance a pris fin, nous avons posé quelques questions au dresseur. Ses réponses ont confirmé ce que je pensais. Le fouet a son utilité, nous a-t-il dit. Mais son usage doit rester modéré, et surtout être extrêmement judicieux et approprié. Lorsqu’il a des élèves à former, il voit très vite, dès les premières séances, qui sera un bon dresseur, et qui n’en deviendra jamais un. Celui qui ne compte que sur le fouet n’obtiendra jamais de bons résultats. Sans nier une part d’ascendance physique, c’est l’ascendance morale qu’il convient de renforcer, car c’est là que réside l’essence de la domination. La main qui peut, et doit, de temps en temps faire sentir la morsure du fouet, doit également savoir caresser, flatter, récompenser. Le regard doit se faire tantôt sévère, tantôt enjôleur. La voix parfois dure, grondeuse, parfois tendre et encourageante. Dans le dressage, deux personnalités s’affrontent, deux intelligences, deux volontés se combattent, et pas seulement deux masses de muscles et d’os. Un dressage purement physique peut mater momentanément l’instinct de révolte. Non seulement il ne pourra jamais l’extirper complètement, mais bien souvent il ne fera que le renforcer.
C’était très exactement ce que nous ressentions toutes les deux, Hedwig et moi. Nous n’avions pas besoin de mots pour nous comprendre; nos regards trahissaient nos émotions. Nous aussi nous ressentions un désir farouche de nous cabrer devant l’outrage; de refuser la soumission humiliante; de nous battre jusqu’à épuisement de nos forces. Le cheval sauvage qui n’a jamais connu le harnais sera finalement vaincu, dompté et bridé par son dresseur. Mais il ne cédera qu’à l’issue d’une belle et noble bagarre, ponctuée de ruades, d’un concert de hennissements furieux, d’opposition et de lutte, ses babines moussant de bave, sa robe luisante d’écume. Et un bon dresseur connaissant son travail, connaissant aussi et surtout le partenaire/adversaire avec qui il joute, arrivera, tant SON ASCENDANT MORAL sera devenu irrésistible, à ce que l’animal sauvage lui roule des yeux pleins d’amour, mange dans sa main et vienne lui DEMANDER, par ses regards et attitudes, d’être sellé, bridé, monté… de prendre, au commandement, le pas, le trot ou le galop!!!
Cette ambivalence dévastatrice, c’est tout moi.
La fessée, le martinet, la brosse à cheveux, la claquette en bois ou en cuir… Oui, absolument, ce sont des adjuvants dont je ne nie certes pas l’utilité; je désire effectivement que mon Maître s’en serve durant le long et difficile processus de mon dressage. Le genre de tablier qu’il me fera porter, soit adapté à mes envies et humeurs, soit au contraire destiné à provoquer ma révolte, a également une grande importance. Mon état d’esprit n’est pas le même quand je me trémousse, plumeau en main, ceinte d’un tablier fantaisie en cretonne à fleurs, petite jupe à volants, bavette bien tendue sur mes seins durcis, que quand je lave ma cuisine en grand tablier bleu enveloppant, agenouillée dans l’eau savonneuse, la brosse en chiendent dans une main, la serpillière dans l’autre, mes fesses gonflant outrageusement ma blouse et houlant au rythme du lavage. C’est de toute cette symphonie si subtile, si mystérieuse, que mon Maître doit connaître les moindres nuances et harmonies. J’en ai besoin pour me sentir entièrement et authentiquement dominée. Pas pour « jouer à » être dominée. Sens-tu la différence, Victor?
… Jouer à la petite fille menteuse… À la lycéenne qui rapporte un mauvais carnet… À la petite femme d’intérieur en retard dans sa lessive et son repassage… À la pute corrigée par son souteneur… À l’élégante femme du monde qui s’est fait pincer par son mari en train de gouiner avec sa meilleure amie… À l’imprudente qui va passer au tribunal pour la troisième fois pour excès de vitesse… À la soubrette qui écoute aux portes et regarde par le trou de la serrure…
Des JEUX de pouvoir.
Alors que je veux VIVRE ET SUBIR CE POUVOIR dans ma vie de tous les jours!!
D’un côté, de la bijouterie fantaisie de pacotille. De l’autre un diamant rare, forçant le respect et l’admiration par sa pureté, sa transparence, son éclat.
La véritable autorité n’a pas à être imposée: elle s'impose d'elle même lorsque le dresseur possède cette qualité en lui, qu’elle fait intrinsèquement partie de sa nature, de son tempérament. Alors la plus forte, la plus rigide, la plus impérieuse des femmes se sent fondre et plie. Fond, parce qu’elle ne peut pas s’en empêcher. Plie, parce qu’elle a ENVIE de plier. Les jeux de pouvoir sont dépassés. Personne n’argumente pour avoir le dernier mot. Tout en étant essentiellement mentale, l’autorité repose sur des lois naturelles biologiques. C’est de ces fondations qu’elle tient toute sa force.
Or s’abandonner à cette merveilleuse, mais affolante, protection que procure la vraie autorité n’est possible qu’avec un Maître naturel. Ce Maître, je l’ai trouvé ici, en la personne de Maxim Djindjić. Max représente pour moi le parfait dresseur, parce qu’il me confronte constamment aux valeurs auxquelles je crois en mon âme et conscience – ces valeurs que notre monde déboussolé a perdues. Et c’est parce qu’il les a perdues qu’il court tout droit à sa perte.
Tu m’as souvent dit que, sous mes allures de fille émancipée, de bohème refusant les contraintes, j’étais en réalité une femme à principes. Tu avais tout à fait raison. Chez les « Vieux Croyants » j’ai compris que les principes sont notre loi personnelle à chacun, héritage du long passé de l’humanité, témoignant de ses efforts et expériences, triomphes et échecs, joies ou souffrances. Nos principes sont nos valeurs. Nos guides pour éviter les écueils que nos ancêtres ont balisés à notre intention. Ne pas respecter ses principes, c’est ne pas respecter les lois du monde physique. Par conséquent nous devons nous attendre à des sanctions « divines » – ce qui signifie « naturelles » – pour toute infraction à ces lois fondamentales.
La seule action de réprimander, de gronder est déjà en soi tout un art. C’est en nous faisant sévèrement gronder, quand il y a la « tactique » et la « manière », que les émotions liées à notre sentiment profond de culpabilité et d’infériorité va se mettre à bouillonner, à faire des bulles dans notre ventre, comme de l’eau gazeuse, bulles explosives qui vont finir par nous tordre les boyaux au point de nous faire perdre le contrôle de nos sphincters.
Je l’avoue.
Lors d’une sévère réprimande, des mots cinglants de Max m’ont fait perdre tout contrôle et lâcher un lourd et tiède paquet d’infamies dans ma culotte. C’est vrai: mon ventre a lâché, j’ai fait caca sous moi. Je sentis ma culotte brusquement tendue, remplie par ces matières qui, comprimées par le tissus soyeux et vite imprégné, poussaient, progressaient, gagnaient du terrain, s’étalaient en un lent mais irrésistible cataplasme marron et nauséabond jusqu’à la périphérie de mes cuisses. C’était chaud. Agréable. J’aurais adoré qu’un femme dominatrice et maternelle me torche, me lave à l’éponge et à la cuvette, me mette au lit en me grondant… puis en me pardonnant l’horreur de ma faute… me serrant dans ses bras et me couvrant de baisers… elle me cajole, me glisse une tétine dans la bouche, me berce sur son cœur… Le sommeil me gagne. Ma bouche s’engourdit, je suce ma tétine de plus en plus lentement, de plus en plus difficilement. Je m’endors en entendant ma dominatrice me répéter qu’elle m’aime malgré mon indignité, malgré ma saleté qui m’a valu une sévère correction au martinet… m’aime… M’AIME… OUiiiiii!!!
M’AIME!!!
Plus je suis dominée par une force supérieure à la mienne, plus je me sens aimée. Toi, Victor, tu me demandais tout le temps ce qui me faisait jouir. Cela m’agaçait. Tu me prenais dans tes bras et tu me faisais longuement parler sur mes désirs, mes fantasmes. Max, lui, ne me demande jamais rien. Parce qu’il SAIT ce qu’il me faut. Avec lui je baisse les yeux et je me tais. C’est LUI qui parle. Mon dresseur. Mon Maître. Sans qu’un seul mot soit sorti de ma bouche, il a compris ce dont j’ai besoin… Comprenant aussi ce qu’il ne doit pas faire avec moi, parce que ça serait contraire à l’esprit de mon dressage. Max me donne la bouleversante impression d’être unique. Il ne me dresse pas de la même manière qu’il dresse Hedwig. Et il n’agit pas avec Hedwig Moltke comme il agit avec Carla Rust. Et ce qui rend ce dressage encore plus affolant, c’est que nous pouvons le refuser à tout moment. En fin de compte, NOUS SOMMES CONSENTANTES DE NE PAS ÊTRE CONSENTANTES. Cela doit te sembler fou, hein? Je ne sais d’ailleurs pas qui pourrait me comprendre, puisque je ne me comprends pas moi-même.
Un dimanche du mois dernier, Max a fait monter une femme au pupitre.
– Sœur Grause a une importante communication à nous faire. Veuillez, s’il vous plaît, lui donner toute votre attention.
Mathilda Grause pétrissait nerveusement son tablier à carreaux jaunes et gris. Elle aspira une profonde goulée d’air pour se donner du courage.
– Je viens vous annoncer que je quitte la communauté…
Elle dut s’interrompre tellement sa voix tremblait.
– Je vous aime beaucoup, tous autant que vous êtes. J’ai énormément apprécié le climat de sincère chaleur et d’entraide qui unit entre eux les « Vieux Croyants ». Mais, après y avoir mûrement réfléchi, je me rends compte que je n’adhère pas à vos idées. Ma décision n’a pas été prise à la légère, sinon je serais partie tout de suite. Non, il y a des choses que je trouve justes et bonnes dans votre doctrine. Malheureusement, il en est d’autres que je rejette catégoriquement. J’ai écouté avec attention les sermons du Père Max. J’ai participé à vos groupes de discussion dans la salle de conférences. Je crois m’être montrée active et motivée dans le travail en commun.
– Ah ! ça c’est ben vrai!! J’étais avec sœur Grause quand la foudre elle est tombée dessus not’ poulailler. On a déblayé les décombres ensemble. Je devrais avoir honte de l’dire, mais elle a travaillé plus que moué. Toute la nuit. Sans une plainte. Sans un instant de faiblesse.
C’était Willy Schröder, au cinquième rang.
Mathilda le remercia d’un sourire ému.
– Oui, j’aime énormément ce fort esprit communautaire que vous semblez avoir tous. C’est si différent de l’indifférence égoïste des gens du dehors. Le chacun pour soi. La course à l’argent. Le mépris des faibles et des laissés pour compte. Ici il y a du cœur. Je pense, comme vous, qu’être chrétien c’est ça. Aujourd’hui, peut-être plus encore qu’hier, nous devons résister à cette société de consommation qui nous éloigne de la spiritualité et risque de nous faire perdre nos âmes. Et puis…
Mathilda se tut un instant. Menton baissé sur la bavette de son tablier, elle cherchait ses mots. Quand elle reprit la parole, son ton s’était raffermi, je dirais même durci. Elle se tenait bien droite sur l’estrade, la tête haute, le regard franc et décidé.
– Et puis il y a tout ce que je n’accepte pas ici. Votre sexisme, votre misogynie. Je soumets à votre jugement ces quelques notes, prises pendant les prédications de Max, ou relevées au hasard de nos colloques.
Elle sortit une feuille de papier de la poche de son tablier, la déplia et se mit à lire:
Les descendantes d’Ève, tentatrices et pécheresses héréditaires, doivent être réduites en complète servitude; c’est l’unique moyen de les tenir éloignées de leur Maître, qui est Satan.
L’Époux n’a pas à demander l’avis de sa femme. Dieu a fait l’Homme pour commander; la femme pour lui obéir.
Dieu n’a pas créé la femme spontanément. Dans Son Infinie Sagesse, IL L’A CRÉÉE POUR L’HOMME, et uniquement en fonction de LUI, afin qu’elle soit sa servante, soumise en toutes choses.
Les revendicatrices de l’Égalité des Sexes s’acharnent à détruire le caractère masculin; ce faisant elles se détruisent elles mêmes, puisque le caractère féminin découle directement du premier, auquel il est assujetti par les Lois de la Nature.
L’Époux est le seul Chef Naturel; il règne en Maître sur sa maison; sa parole fait Loi et toute faute commise par les femmes sera disciplinée avec la rigueur nécessaire.
C’est Lucifer qui pousse la femme moderne à usurper la place du Chef Naturel de la Famille, cela au nom d’une « égalité » que Dieu n’a jamais voulue, puisqu’elle est originellement contre nature.
Par nature, les descendantes d’Ève sont des sorcières en puissance. C’est pourquoi les femmes sont une porte d’entrée idéale pour les démons.
Mathilda remit ses notes dans sa poche.
– Eh bien NON!!!
Elle éclaircit sa voix.
– J’ai été élevée dans la religion. Mes parents étaient de fervents évangélistes. Un de mes frères est pasteur. Je n’ai jamais cessé de m’intéresser à ces questions, en lisant beaucoup, en fréquentant plusieurs sectes chrétiennes afin d’entendre divers sons de cloche, en allant écouter des prédicateurs renommés, tant catholiques que protestants. Je suis profondément croyante. Et c’est parce que je suis croyante que cet enseignement dénaturé, dont je viens de vous lire quelques passages, m’indigne et me fend le cœur. NON! NON! et NON!!! Jamais des chrétiens ne disent ou pensent des monstruosités pareilles. C’est de l’hérésie pure.
Mathilda se tourna vers notre gourou.
– Max, j’aimerais que tu sois fou. Parce qu’au moins cela te rendrait irresponsable. Seulement tu ne l’es pas. Oh que non!… Pas fou pour deux sous, notre vénéré Père Maxim Djindjić! Tu sais très bien à qui tu t’adresses; tu regroupes dans ta « Sainte Communauté » des femmes et des hommes qui, dans l’ensemble, sont sensibles à ces discours d’un autre âge ; de braves gens pour la plupart, pleins de bonne volonté, qui croient y retrouver des valeurs morales perdues ou oubliées, et pensent que notre civilisation malade ne pourra être sauvée que par une Église restée attachée à sa « pureté originelle ». Rions, cela vaut mieux que pleurer. En fait de pureté originelle, ton prétendu enseignement n’est qu’une resucée de lieux communs avec lesquels on terrorisait les populations illettrées aux époques des pires obscurantismes. Incubes et succubes… Un diable cornu se cache dans l’utérus de la femme… Les potions magiques avec lesquelles nous enduisions nos organes sexuels pour nous envoler au Sabbat… Lucifer prenant la forme du mari pour venir baiser la bonne femme dans son lit… Tu n’en loupes pas une, Max. Toutes les terreurs de l’An 1000 sont concentrées dans ton grotesque catéchisme. Tu as besoin de ces terreurs. Elles sont tes armes. Simplement la farce est finie pour moi. Terminée. La descendante d’Ève que je suis rend son tablier.
Mathilda dénoua le nœud derrière son dos, fit passer les cordons de la bavette par-dessus sa tête. L’espace d’un instant, je crus qu’elle allait jeter le tablier par terre. Mais non. Elle le plia lentement, soigneusement, le posa délicatement sur le dossier d’une chaise, le lissant une dernière fois du plat de la main pour effacer un pli, d’un geste presque affectueux.
Elle s’apprêtait à descendre de l’estrade, lorsqu’elle se ravisa pour conclure, face à Max:
– Tu prétends suivre à la lettre les Textes Sacrés. Alors que tu ne fais que les réécrire à ta sauce! Ouvre les donc, ces Évangiles auxquels tu fais constamment référence. Dès son arrivée sur la scène publique, le Christ se lie avec les femmes et tente autant que possible d'élever leur rang à celui des hommes. Ce qui, bien évidemment, lui met à dos les pharisiens et les prêtres. Lorsque les pharisiens lui demandent s'il est permis de répudier sa femme pour n'importe quel motif, Jésus répond: « N'avez-vous pas lu que le Créateur, dès l'origine, les fit HOMME ET FEMME, et qu'il a dit – ‘Ainsi donc l'homme quittera son père et sa mère pour s'attacher à sa femme et les deux ne feront qu'une seule chair?’ » Sur le mont Golgotha, tous les disciples, sauf Jean, abandonnent le Seigneur le jour de sa mort. Les femmes demeurent fidèles et veillent au pied de la croix.. Elles vont ensuite garder le tombeau et seront les premiers témoins de la Résurrection. Sur ce point, les quatre Évangiles disent exactement la même chose.
Mathilda sortit, très droite, sans regarder personne.
Max était blafard.
Nous n’avons plus eu aucune nouvelle de Mathilda Grause.
Moi? Eh bien comme tu peux le constater, je suis possédée par Satan (sans toutefois affirmer qu’il est caché dans mon utérus).
Je suis toujours chez les « Vieux Croyants ». Avec Hedwig Moltke et Carla Rust comme « co-épouses ». Nous faisons des roulements dans le lit de notre très cher « Père Supérieur »: une semaine Hedwig; une semaine Carla; une semaine moi. Je me plais ici. Je n’ai nullement envie de partir.
Cette semaine, c’est Carla qui partage la couche du Maître. Hier soir, j’ai entendu qu’il lui donnait encore la fessée au lit.
Dimanche prochain, à la confession publique, j’avouerai t’avoir envoyé cette lettre.
Je serai fouettée devant toute la communauté.
Prends soin de toi.
Je t’ai beaucoup (BEAUCOUP) aimé, mon Victor.
Ta sorcière: Leni
FINImstersee, le 15 août 19 ----
Mon (très) cher Victor.
Voici quelques nouvelles de ta « Fraulein ». Qu’au moins tu saches qu’elle est toujours vivante. Et toujours aussi cinglée!!
Où es-tu? En France, ou reparti pour quelque reportage lointain? Je t’écris cette lettre sans même savoir si elle te parviendra. Et si elle arrive jusqu’à toi… la liras-tu?
Je sais que tu m’as cherchée à Vienne. Je te dois donc des explications sur ma conduite. Au carnaval de Graz, notre nuit à « Tahiti » a été merveilleuse – si merveilleuse que, figure toi, je l’ai très mal supportée. La surprise de te retrouver en Autriche a été si subite, si inattendue!!… J’ai un peu perdu la tête, pardonne moi. Quand tu m’a demandé si j’avais un homme dans ma vie, je t’ai répondu non, ce qui était vrai. Oui, j’étais libre. Enfin… ce qu’on appelle être « libre ». En fait j’étais inféodée jusqu’aux moelles, engluée dans mes contradictions, mes ambivalences. Prisonnière de personne, sinon de moi-même. J’étais une vraie girouette à cette époque. Ce que je désirais la veille, je le repoussais le lendemain. Bref, tu l’as compris, je tenais une névrose carabinée.
Durant mon bref passage dans l’armée britannique, j’ai eu une liaison homosexuelle avec une WAAC. La rupture a été très pénible. Je suis retournée avec un homme, sans réel plaisir. Étais-je lesbienne? Hétéro? Bisexuelle? La possibilité m’a été donnée de prendre la nationalité anglaise. Devais-je la prendre par intérêt? L’Angleterre était riche et victorieuse. Mon pauvre pays était dévasté, ruiné, dépecé entre quatre zones d’occupation. Seulement je suis Autrichienne. Même si beaucoup de choses m’ont plu en Grande Bretagne, je ne sentais absolument pas Anglaise. Si je m’étais mariée avec toi, peut-être serais-je devenue Française? Tu m’as tellement parlé de Paris que j’ai l’impression que je pourrais me diriger dans le métro les yeux fermés. M’emmènerais-tu dîner au Grand Véfour, au Palais-Royal. Ou chez Poccardi, sur les Grands Boulevards ??
Te souviens-tu de ce tablier vert que j’avais acheté dans une boutique pour touristes, sur les quais de la Mur pendant le carnaval? Un tablier avec Graz Fasching, Österreich, écrit sur la bavette. Ce qui s’est passé est un peu de sa faute. Un ras de marée de souvenirs s’est mis à déferler dans la tête. Toi et moi. Honningerstrasse et le théâtre japonais. Imstersee chez ces religieux sado-maso. Mon passage rocambolesque de la frontière Suisse, sauvée par cette Italienne à la moto, empruntant le train à crémaillère des ouvriers et me faufilant avec ce jeune contrebandier à travers les souterrains des anciennes fortifications. Genève. Notre appartement à Plainpalais. Nos jeux que j’ai tant aimés à un moment de ma vie. Et dont tout à coup je ne voulais plus. Enfin, plus de la manière dont nous les avons joués ensemble. J’avais trop changé.
Sachant que tu chercherais à me retrouver, j’ai demandé, et obtenu, mon transfert en zone britannique d’Allemagne. J’ai été démobilisée au printemps 1947. Rentrée en Autriche, j’y suis retournée. Oui, Victor, tu as bien lu: J’Y SUIS RETOURNÉE. Où ça? À Imstersee, bien sûr. Chez les « Vieux Croyants » Tu connais le dicton: Qui a bu boira!!
Je pense que ma première motivation était la curiosité. Comment la communauté avait-elle traversé les années de guerre? Ma foi plutôt bien. Avec l’élevage et les cultures maraîchères, le domaine se suffisait à lui-même. Ces vallées du Tyrol profond n’avaient guère été touchées par les combats. Seule une petite usine de Feldkirch, travaillant pour les Allemands, avait été détruite par un bombardement américain. Herr Löwendorfer était mort: une crise cardiaque l’avait emporté pendant son sommeil. J’ai mis des fleurs sur sa tombe. Hedwig Moltke était toujours fidèle au poste. Son visage avait pris quelques rides, mais elle paraissait toujours vaillante à l’ouvrage. Par contre ce qui avait radicalement changé, c’était son comportement. Alors que l’avais connue maîtresse du domaine, régentant hommes, femmes et bêtes, aboyant des ordres comme un feldwebel dans une cour de caserne et menant le vieux Löwendorfer par le bout du nez, voilà qu’elle n’était plus qu’une servante en blouse bleue et grand tablier à bretelles, dévouée corps et âme au nouveau gourou, un Serbe nommé Maxim Djindjić. A ma grande surprise, mon ancienne ennemie m’accueillit cordialement, je dirai même amicalement. La voyant descendue de son piédestal, humble et soumise, toute idée de me venger des avanies qu’elle m’avait fait subir autrefois s’évanouit. Ma sympathie à son égard s’accrut même considérablement lorsque, quelques jours après mon arrivée, j’appris par la femme en charge de la lingerie que le Père Djindjić punissait Hedwig de ses éventuels accès de colère en lui troussant les cottes et lui donnant le fouet. J’appris aussi que le nouveau directeur avait réintroduit la polygamie chez les « Vieux Croyants ». L’une de ses femmes venait justement d’être répudiée pour ivrognerie. La place serait-elle vacante? J’eus aussitôt envie de mieux connaître ce « Père Max », dont tout le monde parlait avec crainte, déférence et respect.
Hedwig Moltke fit les présentations dans son bureau. Une bouteille de tokay de Hongrie rafraîchissait dans une gargoulette en terre poreuse. Des icônes, des grimoires poussiéreux traînaient un peu partout. Il me déshabilla du regard, puis m’ignora. Il se remit à lire et nous congédia d’un signe.
Je ne revis pas le Père Djindjić avant l’office du dimanche. Sa haute stature, ses yeux gris-bleus, son front immense, sa barbe d’un noir de jais taillée au carré à mi-poitrine, m’en imposèrent immédiatement. Une sorte de magnétisme émanait de toute sa personne. Je ne pus m’empêcher de sourire en comprenant pourquoi la sèche et pincée Fraulein Moltke, notre ancien cerbère, avait relégué sous son tablier ses instincts de dominatrice et filait devant le Maître comme une gamine file au lit après avoir reçu la fessée de son papa sévère…
La robe blanche – celle de « l’apôtre Pierre » – chère au défunt Löwendorfer, avait disparue, remplacée par une longue lévite noire qui faisait ressembler le Père Max à un prêtre orthodoxe. De fait, j’appris plus tard qu’il avait été moine en Bosnie-Herzégovine, puis avait combattu avec les partisans yougoslaves du maréchal Tito, finissant la guerre avec le grade de colonel. Ce qui ne l’avait pas empêché de fuir son pays quand les accords de Yalta avaient placé la Yougoslavie dans le bloc communiste.
Il monta au pupitre, ouvrit un gros livre à reliure ouvragée, laissa courir sur les fidèles un regard qui couvrit mes cuisses de chair de poule et fit durcir mes seins. Je portais un dirndl à corsage bleu ciel, jupe bleu marine et tablier rouge.
Le Père Max raconta à l’assemblée des fidèles les étonnantes aventures de Domingo Nuňez de Guzmán, plus connu sous le nom de Saint Dominique. Envoyé par le pape pour accompagner Simon de Montfort dans sa croisade contre les Albigeois, « Frère Dominique », comme on l’appelait en France, laissa libre cours à ses penchants ouvertement… oui, misogynes, comme on l’interprète un peu trop superficiellement aujourd’hui… en fait profondément fondés sur l’observation scrupuleuse des mœurs de la race humaine et sur une analyse redoutablement perspicace de la rouerie féminine. C’est ainsi que dans ses prédications restées célèbres, Saint Dominique ne cessait de mettre ses disciples en garde contre la séduction, d’autant plus redoutable qu’elle est insidieuse et masquée, exercée sur les hommes par le sexe opposé: « Il faut toujours se méfier des femmes », leur recommandait-il. « Pour une qui est sage, il en est mille qui sont folles ou possédées par Le Malin. La femme est plus secrète que le chemin où, dans l'eau trouble, se faufile la visqueuse anguille. Comment pourrait-on attendre qu’elle dise la vérité, puisque pour elle la vérité est synonyme de mensonge? » Ce n'est qu'à contrecœur que Saint Dominique accepta de fonder une couvent de femmes, pour y recevoir des jeunes filles cathares converties. En leur imposant toutefois des règles extrêmement sévères et contraignantes pour les maintenir dans un état d'infériorité et de culpabilité permanente.
Max nous apprit que ce saint avait inventé un martinet aux lanières de longueurs inégales, pour que « la surface châtiée fût uniformément meurtrie et que la correction portât mieux ses fruits »!!
Et allons y du martinet pour expulser le « Malin »! pensai-je en mordant ma lèvre inférieure. Que la femme soit ou non consentante n’a strictement aucune importance, voyons!!… On lui baignera ensuite la croupe dans l’eau bénite pour apaiser la cuisson.
J’aurais assez aimé rencontrer ce macho espagnol, ne serait-ce que pour lui rentrer dans le lard, plongeant des nuages tête la première, bec aiguisé et griffes dehors. Tu sais: les Harpies… J’aime tout particulièrement la représentation qu’en a fait Félicien Rops.
De deux choses l’une: ou notre cher frère Dominique faisait partie de ce cénacle, vraiment très restreint, des vrais Maîtres; auquel cas je lui aurais offert la bagarre de sa vie, avant de me rouler à ses pieds en tablier de cuisine, présentant mon cul à la fessée. Ou bien il était encore un autre de ces faisans, tout en plumes et rien dans les couilles; auquel cas je te l’aurais châtré vite fait et dans les grandes largeurs…
Ja wohl, mein chatz.
Elle doit te paraître épouvantable, endoctrinée, fanatisée, hein, celle qui, à Genève, aimait faire la vaisselle cul nu, debout devant l’évier avec les pans de son tablier écartés, exhibant son derrière enflé et turgescent, gaufré de boursouflures violacées…
Oui, mon Victor, j’ai aimé ces jeux. Oui, oui – Je ne me renie nullement – tu m’as énormément fait jouir. Tu es un homme avec qui je ressens beaucoup d’affinités. Simplement je veux toujours plus… PLUS… PLUS… Es-tu capable de comprendre ça? Le signe + + + . Tu m’as aimée, je n’en doute pas. Tu me l’as prouvé. Tu m’as aimée au point de prendre de gros risques pour m’arracher, au nez et à la barbe des Boches, des griffes de la Moltke – cette Hedwig qui, ironiquement, est devenue depuis ma meilleure amie et alliée…
Elle est complètement folle, cette pauvre Leni!!!
Je reconnais que c’est d’ailleurs l’une des hypothèses plausibles: je suis peut être folle.
Si c’est le cas, il ne me reste qu’une seule chose à faire: assumer au mieux ma dinguerie, pas vrai?
Toujours est-il que cette lecture du Père Max sur Saint Dominique, mettant l’accent sur la sévérité du saint envers les femmes, me bouleversa au point que je n’en dormis pas de la nuit. Je me tournai et me retournai dans mon lit, énervée, enfiévrée, l’entrejambes humide, mon gros derrière appelant la fessée…
… que ma tête refusait tout aussi farouchement.
J’ai passé toute la nuit à me battre contre moi-même: « MOI Dominatrice » contre « MOI Soumise ».
Mon « MOI » intellectuel contre mon « MOI » sensuel.
L’image du moine serbe ne cessait de me hanter.
J’aurais adoré fesser Hedwig devant le Père Djindjić. Mais quelle serait ma réaction si le moine barbu, taillé en bûcheron des Carpates, me prenait, MOI, en travers de ses genoux, m’allongeait, MOI, sur sa longue lévite noire et me fessait, MOI, cul nu devant Hedwig?
Au cours de cette nuit agitée, peuplée des rondes incessantes du petit vélo qui pédalait furieusement à l’intérieur de ma boîte crânienne, je découvris un rouage essentiel de ma composante sado-masochiste: il y a une différence fondamentale entre une femme qui se laisse dominer. Et une femme QUI SAIT QU’ELLE DOIT ÊTRE DOMINÉE.
C’est le jour et la nuit.
Dans le premier cas, elle se sent faible au départ, incapable d’attaquer une situation de front afin de la maîtriser directement. Alors son jeu de séduction – de « séduction féminine », cela va sans dire! – consiste à berner son mari en le flattant, en admirant sa poitrine velue et ses biceps, en tressant des couronnes de laurier à sa virilité, en lui léchant les bottes, en acceptant de recevoir la fessée quand elle a été « vilaine », en faisant semblant de lui obéir « au doigt et à l’œil », en étant une ménagère modèle, une frotteuse de parquets, un cordon bleu en cuisine, une mère pondeuse et vertueuse… pour mieux le contrôler et l’assujettir. Il est là, le grand mensonge de base. Ces femmes donnent l’impression de se laisser dominer, en donnant l’illusion qu’elles aiment leur soumission. Alors qu’en réalité c’est en jouant habilement de leur « faiblesse » qu’elles prennent le pouvoir et finissent par obtenir de l’homme tout ce qu’elles veulent. Ce jeu, souvent inconscient, est monnaie courante dans les familles de la bourgeoisie catholique autrichienne. L’as-tu observé en France également?
Le deuxième cas relève d’une psychologie totalement différente, inversée pourrait-on dire. Ici la femme se sent forte, capable, volontaire. Osons dire virilisée. Elle sait qu’elle a des tendances à l’agressivité, et même à la domination. Et c’est très exactement ce qui lui fait peur!! N’en étant pas moins une femme biologique, sa personnalité est tiraillée entre ces aspect opposés, apparemment inconciliables. Son côté féminin aspire aux valeurs traditionnelles de douceur, de sensibilité, de tendresse, de dévouement, de maternité. Seulement il lui est impossible de s’y abandonner pleinement, puisque son orgueil refuse ce qui serait considéré comme une capitulation, une défaite. Non ! je ne céderai pas. Non! je ne laisserai pas un homme prendre l’ascendant sur moi. D’abord de quel droit? Je veux avant tout savoir qui il est réellement, ce beau macho qui prétend me dominer? (Il a même osé employer le mot « dresser »). Ne serait-ce pas un tyran domestique de plus? Un de ces lutteurs forains en carton pâte dont la fausse virilité ne sert qu’à cacher leur peur de la femme? Un Napoléon de chambre à coucher dont l’ego boursouflé masque – masque mal – l’infantilisme, la faiblesse de caractère, le manque de confiance en soi?
Tu m’as reconnue dans ces lignes, n’est pas, Victor?
C’est moi ça. Je n’ai plus envie de jouer à la domination/soumission, comprends-tu? Je n’en ai plus envie parce que cela ne me satisfait pas. Je n’y trouve pas mon compte. Laisse-moi te raconter…
Max, Hedwig et moi, nous étions allés à un haras des environs, pour prendre rendez-vous et conduire l’une de nos juments à la saillie. Nous avons visité l’établissement, admiré les magnifiques étalons: Anglo-normands fins et racés… Arabes nerveux… Mecklembourgeois énormes et puissants… Percherons aux pattes éléphantesques…
Le manège et les pistes d’entraînement se trouvaient un peu plus loin, à la lisière d’un petit bois. Un homme, en bottes boueuses et chandail avachi, était en train d’y dresser un cheval. Un jeune alezan doré de toute beauté. Nous nous sommes approchés pour les regarder travailler. Je n’étais pas la seule que ce spectacle fascinait. Je connais suffisamment Hedwig pour m’être rendue compte que son émotion égalait, sinon dépassait la mienne. Elle haletait littéralement. C’était extraordinaire, incroyable… presque fou!! Un combat, non seulement entre deux forces de la nature, mais aussi entre deux volontés, aussi farouchement obstinées et déterminées l’une que l’autre. La volonté du dresseur d’arriver à ses fins à force de fermeté, d’inflexibilité, de supériorité intelligente et compréhensive. La volonté de l’alezan de ne pas se laisser faire, de refuser l’indignité d’être sellé et bridé, de combattre jusqu’au bout. Ça, Victor, c’était l’exemple parfait de la VRAIE domination/soumission. Pas une pantalonnade destinée à finir sur le lit par une partie de jambes en l’air.
Lorsque la séance a pris fin, nous avons posé quelques questions au dresseur. Ses réponses ont confirmé ce que je pensais. Le fouet a son utilité, nous a-t-il dit. Mais son usage doit rester modéré, et surtout être extrêmement judicieux et approprié. Lorsqu’il a des élèves à former, il voit très vite, dès les premières séances, qui sera un bon dresseur, et qui n’en deviendra jamais un. Celui qui ne compte que sur le fouet n’obtiendra jamais de bons résultats. Sans nier une part d’ascendance physique, c’est l’ascendance morale qu’il convient de renforcer, car c’est là que réside l’essence de la domination. La main qui peut, et doit, de temps en temps faire sentir la morsure du fouet, doit également savoir caresser, flatter, récompenser. Le regard doit se faire tantôt sévère, tantôt enjôleur. La voix parfois dure, grondeuse, parfois tendre et encourageante. Dans le dressage, deux personnalités s’affrontent, deux intelligences, deux volontés se combattent, et pas seulement deux masses de muscles et d’os. Un dressage purement physique peut mater momentanément l’instinct de révolte. Non seulement il ne pourra jamais l’extirper complètement, mais bien souvent il ne fera que le renforcer.
C’était très exactement ce que nous ressentions toutes les deux, Hedwig et moi. Nous n’avions pas besoin de mots pour nous comprendre; nos regards trahissaient nos émotions. Nous aussi nous ressentions un désir farouche de nous cabrer devant l’outrage; de refuser la soumission humiliante; de nous battre jusqu’à épuisement de nos forces. Le cheval sauvage qui n’a jamais connu le harnais sera finalement vaincu, dompté et bridé par son dresseur. Mais il ne cédera qu’à l’issue d’une belle et noble bagarre, ponctuée de ruades, d’un concert de hennissements furieux, d’opposition et de lutte, ses babines moussant de bave, sa robe luisante d’écume. Et un bon dresseur connaissant son travail, connaissant aussi et surtout le partenaire/adversaire avec qui il joute, arrivera, tant SON ASCENDANT MORAL sera devenu irrésistible, à ce que l’animal sauvage lui roule des yeux pleins d’amour, mange dans sa main et vienne lui DEMANDER, par ses regards et attitudes, d’être sellé, bridé, monté… de prendre, au commandement, le pas, le trot ou le galop!!!
Cette ambivalence dévastatrice, c’est tout moi.
La fessée, le martinet, la brosse à cheveux, la claquette en bois ou en cuir… Oui, absolument, ce sont des adjuvants dont je ne nie certes pas l’utilité; je désire effectivement que mon Maître s’en serve durant le long et difficile processus de mon dressage. Le genre de tablier qu’il me fera porter, soit adapté à mes envies et humeurs, soit au contraire destiné à provoquer ma révolte, a également une grande importance. Mon état d’esprit n’est pas le même quand je me trémousse, plumeau en main, ceinte d’un tablier fantaisie en cretonne à fleurs, petite jupe à volants, bavette bien tendue sur mes seins durcis, que quand je lave ma cuisine en grand tablier bleu enveloppant, agenouillée dans l’eau savonneuse, la brosse en chiendent dans une main, la serpillière dans l’autre, mes fesses gonflant outrageusement ma blouse et houlant au rythme du lavage. C’est de toute cette symphonie si subtile, si mystérieuse, que mon Maître doit connaître les moindres nuances et harmonies. J’en ai besoin pour me sentir entièrement et authentiquement dominée. Pas pour « jouer à » être dominée. Sens-tu la différence, Victor?
… Jouer à la petite fille menteuse… À la lycéenne qui rapporte un mauvais carnet… À la petite femme d’intérieur en retard dans sa lessive et son repassage… À la pute corrigée par son souteneur… À l’élégante femme du monde qui s’est fait pincer par son mari en train de gouiner avec sa meilleure amie… À l’imprudente qui va passer au tribunal pour la troisième fois pour excès de vitesse… À la soubrette qui écoute aux portes et regarde par le trou de la serrure…
Des JEUX de pouvoir.
Alors que je veux VIVRE ET SUBIR CE POUVOIR dans ma vie de tous les jours!!
D’un côté, de la bijouterie fantaisie de pacotille. De l’autre un diamant rare, forçant le respect et l’admiration par sa pureté, sa transparence, son éclat.
La véritable autorité n’a pas à être imposée: elle s'impose d'elle même lorsque le dresseur possède cette qualité en lui, qu’elle fait intrinsèquement partie de sa nature, de son tempérament. Alors la plus forte, la plus rigide, la plus impérieuse des femmes se sent fondre et plie. Fond, parce qu’elle ne peut pas s’en empêcher. Plie, parce qu’elle a ENVIE de plier. Les jeux de pouvoir sont dépassés. Personne n’argumente pour avoir le dernier mot. Tout en étant essentiellement mentale, l’autorité repose sur des lois naturelles biologiques. C’est de ces fondations qu’elle tient toute sa force.
Or s’abandonner à cette merveilleuse, mais affolante, protection que procure la vraie autorité n’est possible qu’avec un Maître naturel. Ce Maître, je l’ai trouvé ici, en la personne de Maxim Djindjić. Max représente pour moi le parfait dresseur, parce qu’il me confronte constamment aux valeurs auxquelles je crois en mon âme et conscience – ces valeurs que notre monde déboussolé a perdues. Et c’est parce qu’il les a perdues qu’il court tout droit à sa perte.
Tu m’as souvent dit que, sous mes allures de fille émancipée, de bohème refusant les contraintes, j’étais en réalité une femme à principes. Tu avais tout à fait raison. Chez les « Vieux Croyants » j’ai compris que les principes sont notre loi personnelle à chacun, héritage du long passé de l’humanité, témoignant de ses efforts et expériences, triomphes et échecs, joies ou souffrances. Nos principes sont nos valeurs. Nos guides pour éviter les écueils que nos ancêtres ont balisés à notre intention. Ne pas respecter ses principes, c’est ne pas respecter les lois du monde physique. Par conséquent nous devons nous attendre à des sanctions « divines » – ce qui signifie « naturelles » – pour toute infraction à ces lois fondamentales.
La seule action de réprimander, de gronder est déjà en soi tout un art. C’est en nous faisant sévèrement gronder, quand il y a la « tactique » et la « manière », que les émotions liées à notre sentiment profond de culpabilité et d’infériorité va se mettre à bouillonner, à faire des bulles dans notre ventre, comme de l’eau gazeuse, bulles explosives qui vont finir par nous tordre les boyaux au point de nous faire perdre le contrôle de nos sphincters.
Je l’avoue.
Lors d’une sévère réprimande, des mots cinglants de Max m’ont fait perdre tout contrôle et lâcher un lourd et tiède paquet d’infamies dans ma culotte. C’est vrai: mon ventre a lâché, j’ai fait caca sous moi. Je sentis ma culotte brusquement tendue, remplie par ces matières qui, comprimées par le tissus soyeux et vite imprégné, poussaient, progressaient, gagnaient du terrain, s’étalaient en un lent mais irrésistible cataplasme marron et nauséabond jusqu’à la périphérie de mes cuisses. C’était chaud. Agréable. J’aurais adoré qu’un femme dominatrice et maternelle me torche, me lave à l’éponge et à la cuvette, me mette au lit en me grondant… puis en me pardonnant l’horreur de ma faute… me serrant dans ses bras et me couvrant de baisers… elle me cajole, me glisse une tétine dans la bouche, me berce sur son cœur… Le sommeil me gagne. Ma bouche s’engourdit, je suce ma tétine de plus en plus lentement, de plus en plus difficilement. Je m’endors en entendant ma dominatrice me répéter qu’elle m’aime malgré mon indignité, malgré ma saleté qui m’a valu une sévère correction au martinet… m’aime… M’AIME… OUiiiiii!!!
M’AIME!!!
Plus je suis dominée par une force supérieure à la mienne, plus je me sens aimée. Toi, Victor, tu me demandais tout le temps ce qui me faisait jouir. Cela m’agaçait. Tu me prenais dans tes bras et tu me faisais longuement parler sur mes désirs, mes fantasmes. Max, lui, ne me demande jamais rien. Parce qu’il SAIT ce qu’il me faut. Avec lui je baisse les yeux et je me tais. C’est LUI qui parle. Mon dresseur. Mon Maître. Sans qu’un seul mot soit sorti de ma bouche, il a compris ce dont j’ai besoin… Comprenant aussi ce qu’il ne doit pas faire avec moi, parce que ça serait contraire à l’esprit de mon dressage. Max me donne la bouleversante impression d’être unique. Il ne me dresse pas de la même manière qu’il dresse Hedwig. Et il n’agit pas avec Hedwig Moltke comme il agit avec Carla Rust. Et ce qui rend ce dressage encore plus affolant, c’est que nous pouvons le refuser à tout moment. En fin de compte, NOUS SOMMES CONSENTANTES DE NE PAS ÊTRE CONSENTANTES. Cela doit te sembler fou, hein? Je ne sais d’ailleurs pas qui pourrait me comprendre, puisque je ne me comprends pas moi-même.
Un dimanche du mois dernier, Max a fait monter une femme au pupitre.
– Sœur Grause a une importante communication à nous faire. Veuillez, s’il vous plaît, lui donner toute votre attention.
Mathilda Grause pétrissait nerveusement son tablier à carreaux jaunes et gris. Elle aspira une profonde goulée d’air pour se donner du courage.
– Je viens vous annoncer que je quitte la communauté…
Elle dut s’interrompre tellement sa voix tremblait.
– Je vous aime beaucoup, tous autant que vous êtes. J’ai énormément apprécié le climat de sincère chaleur et d’entraide qui unit entre eux les « Vieux Croyants ». Mais, après y avoir mûrement réfléchi, je me rends compte que je n’adhère pas à vos idées. Ma décision n’a pas été prise à la légère, sinon je serais partie tout de suite. Non, il y a des choses que je trouve justes et bonnes dans votre doctrine. Malheureusement, il en est d’autres que je rejette catégoriquement. J’ai écouté avec attention les sermons du Père Max. J’ai participé à vos groupes de discussion dans la salle de conférences. Je crois m’être montrée active et motivée dans le travail en commun.
– Ah ! ça c’est ben vrai!! J’étais avec sœur Grause quand la foudre elle est tombée dessus not’ poulailler. On a déblayé les décombres ensemble. Je devrais avoir honte de l’dire, mais elle a travaillé plus que moué. Toute la nuit. Sans une plainte. Sans un instant de faiblesse.
C’était Willy Schröder, au cinquième rang.
Mathilda le remercia d’un sourire ému.
– Oui, j’aime énormément ce fort esprit communautaire que vous semblez avoir tous. C’est si différent de l’indifférence égoïste des gens du dehors. Le chacun pour soi. La course à l’argent. Le mépris des faibles et des laissés pour compte. Ici il y a du cœur. Je pense, comme vous, qu’être chrétien c’est ça. Aujourd’hui, peut-être plus encore qu’hier, nous devons résister à cette société de consommation qui nous éloigne de la spiritualité et risque de nous faire perdre nos âmes. Et puis…
Mathilda se tut un instant. Menton baissé sur la bavette de son tablier, elle cherchait ses mots. Quand elle reprit la parole, son ton s’était raffermi, je dirais même durci. Elle se tenait bien droite sur l’estrade, la tête haute, le regard franc et décidé.
– Et puis il y a tout ce que je n’accepte pas ici. Votre sexisme, votre misogynie. Je soumets à votre jugement ces quelques notes, prises pendant les prédications de Max, ou relevées au hasard de nos colloques.
Elle sortit une feuille de papier de la poche de son tablier, la déplia et se mit à lire:
Les descendantes d’Ève, tentatrices et pécheresses héréditaires, doivent être réduites en complète servitude; c’est l’unique moyen de les tenir éloignées de leur Maître, qui est Satan.
L’Époux n’a pas à demander l’avis de sa femme. Dieu a fait l’Homme pour commander; la femme pour lui obéir.
Dieu n’a pas créé la femme spontanément. Dans Son Infinie Sagesse, IL L’A CRÉÉE POUR L’HOMME, et uniquement en fonction de LUI, afin qu’elle soit sa servante, soumise en toutes choses.
Les revendicatrices de l’Égalité des Sexes s’acharnent à détruire le caractère masculin; ce faisant elles se détruisent elles mêmes, puisque le caractère féminin découle directement du premier, auquel il est assujetti par les Lois de la Nature.
L’Époux est le seul Chef Naturel; il règne en Maître sur sa maison; sa parole fait Loi et toute faute commise par les femmes sera disciplinée avec la rigueur nécessaire.
C’est Lucifer qui pousse la femme moderne à usurper la place du Chef Naturel de la Famille, cela au nom d’une « égalité » que Dieu n’a jamais voulue, puisqu’elle est originellement contre nature.
Par nature, les descendantes d’Ève sont des sorcières en puissance. C’est pourquoi les femmes sont une porte d’entrée idéale pour les démons.
Mathilda remit ses notes dans sa poche.
– Eh bien NON!!!
Elle éclaircit sa voix.
– J’ai été élevée dans la religion. Mes parents étaient de fervents évangélistes. Un de mes frères est pasteur. Je n’ai jamais cessé de m’intéresser à ces questions, en lisant beaucoup, en fréquentant plusieurs sectes chrétiennes afin d’entendre divers sons de cloche, en allant écouter des prédicateurs renommés, tant catholiques que protestants. Je suis profondément croyante. Et c’est parce que je suis croyante que cet enseignement dénaturé, dont je viens de vous lire quelques passages, m’indigne et me fend le cœur. NON! NON! et NON!!! Jamais des chrétiens ne disent ou pensent des monstruosités pareilles. C’est de l’hérésie pure.
Mathilda se tourna vers notre gourou.
– Max, j’aimerais que tu sois fou. Parce qu’au moins cela te rendrait irresponsable. Seulement tu ne l’es pas. Oh que non!… Pas fou pour deux sous, notre vénéré Père Maxim Djindjić! Tu sais très bien à qui tu t’adresses; tu regroupes dans ta « Sainte Communauté » des femmes et des hommes qui, dans l’ensemble, sont sensibles à ces discours d’un autre âge ; de braves gens pour la plupart, pleins de bonne volonté, qui croient y retrouver des valeurs morales perdues ou oubliées, et pensent que notre civilisation malade ne pourra être sauvée que par une Église restée attachée à sa « pureté originelle ». Rions, cela vaut mieux que pleurer. En fait de pureté originelle, ton prétendu enseignement n’est qu’une resucée de lieux communs avec lesquels on terrorisait les populations illettrées aux époques des pires obscurantismes. Incubes et succubes… Un diable cornu se cache dans l’utérus de la femme… Les potions magiques avec lesquelles nous enduisions nos organes sexuels pour nous envoler au Sabbat… Lucifer prenant la forme du mari pour venir baiser la bonne femme dans son lit… Tu n’en loupes pas une, Max. Toutes les terreurs de l’An 1000 sont concentrées dans ton grotesque catéchisme. Tu as besoin de ces terreurs. Elles sont tes armes. Simplement la farce est finie pour moi. Terminée. La descendante d’Ève que je suis rend son tablier.
Mathilda dénoua le nœud derrière son dos, fit passer les cordons de la bavette par-dessus sa tête. L’espace d’un instant, je crus qu’elle allait jeter le tablier par terre. Mais non. Elle le plia lentement, soigneusement, le posa délicatement sur le dossier d’une chaise, le lissant une dernière fois du plat de la main pour effacer un pli, d’un geste presque affectueux.
Elle s’apprêtait à descendre de l’estrade, lorsqu’elle se ravisa pour conclure, face à Max:
– Tu prétends suivre à la lettre les Textes Sacrés. Alors que tu ne fais que les réécrire à ta sauce! Ouvre les donc, ces Évangiles auxquels tu fais constamment référence. Dès son arrivée sur la scène publique, le Christ se lie avec les femmes et tente autant que possible d'élever leur rang à celui des hommes. Ce qui, bien évidemment, lui met à dos les pharisiens et les prêtres. Lorsque les pharisiens lui demandent s'il est permis de répudier sa femme pour n'importe quel motif, Jésus répond: « N'avez-vous pas lu que le Créateur, dès l'origine, les fit HOMME ET FEMME, et qu'il a dit – ‘Ainsi donc l'homme quittera son père et sa mère pour s'attacher à sa femme et les deux ne feront qu'une seule chair?’ » Sur le mont Golgotha, tous les disciples, sauf Jean, abandonnent le Seigneur le jour de sa mort. Les femmes demeurent fidèles et veillent au pied de la croix.. Elles vont ensuite garder le tombeau et seront les premiers témoins de la Résurrection. Sur ce point, les quatre Évangiles disent exactement la même chose.
Mathilda sortit, très droite, sans regarder personne.
Max était blafard.
Nous n’avons plus eu aucune nouvelle de Mathilda Grause.
Moi? Eh bien comme tu peux le constater, je suis possédée par Satan (sans toutefois affirmer qu’il est caché dans mon utérus).
Je suis toujours chez les « Vieux Croyants ». Avec Hedwig Moltke et Carla Rust comme « co-épouses ». Nous faisons des roulements dans le lit de notre très cher « Père Supérieur »: une semaine Hedwig; une semaine Carla; une semaine moi. Je me plais ici. Je n’ai nullement envie de partir.
Cette semaine, c’est Carla qui partage la couche du Maître. Hier soir, j’ai entendu qu’il lui donnait encore la fessée au lit.
Dimanche prochain, à la confession publique, j’avouerai t’avoir envoyé cette lettre.
Je serai fouettée devant toute la communauté.
Prends soin de toi.
Je t’ai beaucoup (BEAUCOUP) aimé, mon Victor.
Ta sorcière: Leni
FIN
Tags : Fessée, Lavement
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